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Les voix majeures de la contrebasse contemporaine
Force est de constater qu’à la suite de l’éclatement stylistique consécutif au free jazz, l’évolution de la contrebasse relève moins de styles que de l’influences de quelques grandes figures qui rayonnent sur le monde du jazz et servent de référence majeure aux contrebassistes actuels. Parmi ceux-ci, cinq musiciens, en raison de qualités différentes, occupent une position particulièrement cardinale.
Ron Carter
Ron Carter (1937-....), une conception rythmique. Il sait installer un accompagnement stable, carré, solide avec un son qui emprunte à l’acoustique son extrême beauté, tout en sachant utiliser à bon escient les avantages de l’amplification. Sa parfaite technique instrumentale lui permet de varier à l’infini ses lignes de basse, alternant walking strict et pattern plus tourmenté. Mais sa réelle révolution, il l’effectue aux côtés de Tony Williams pendant leur séjour chez Miles Davis (de 1963 à 1968). Petit à petit, tous deux élaborent une conception de la pulsation tout à fait unique. Tout en gardant en tête la pulsation du morceau, ils deviennent capables de basculer (seul ou à deux) dans un autre tempo, laissant les autres musiciens au tempo initial, avant de les rejoindre quelques mesures plus tard. Leur communion (basse/batterie) dans ces escapades rythmiques prouve d’autant plus leur incroyable maîtrise. Beaucoup de musiciens se sont par la suite inspirés de cette nouvelle manière d’accompagner, tel que Buster Williams (1942-....). Parmi la jeune génération française, on ressent une influence non négligeable de Ron Carter dans le jeu puissant, fonctionnel sans être ennuyeux, imprégné de jeux rythmiques, du contrebassiste Sébastien Boisseau (1974-....). Cette preuve de la connaissance historique de ce jeune musicien n’annihile pas son goût pour le domaine mélodique et son désir d’expérience.
Dave Holland
De Ron Carter, Dave Holland (1946-....) apprécie et retient le traitement rythmique. Il place cette idée au centre de ses préoccupations de compositeur et élabore dans ses nombreuses formations des mises en place rythmiques complexes et porte un grand intérêt à la forme. Ce travail repose sur la volonté de procurer un maximum de liberté aux musiciens tout en structurant la forme globale du morceau. De LaFaro ou Mingus, Holland a conservé la beauté du son acoustique. Qualité qu’il allie à sa virtuosité pour placer la contrebasse comme élément pivot dans la formation, se passant même, dans la plupart de ses groupes, de la présence du piano.
Charlie Haden
L’un des premiers à rendre obsolète la présence du piano dans le jazz en petite formation est le saxophoniste Ornette Coleman, qui voulait se libérer au maximum des contraintes harmoniques qu’impose le piano. Le contrebassiste choisi par Ornette pour le soutenir dans ce contexte est Charlie Haden (1937-2014). Ce dernier, qui partagea pendant un moment son logement avec Scott LaFaro, s’oriente davantage vers une volonté de préserver le poids de la contrebasse en privilégiant souvent une expression explicite de la pulsation, soulignée par une relative sobriété, une affection pour le registre grave et une forte attaque. Il est l’un des rares musiciens blancs à s’engager autant dans le mouvement de contestation qui accompagne le free jazz. Sa formation, le Liberation Music Orchestra, dont le répertoire inclut des chants militants issus de la révolution portugaise ou de la guerre d’Espagne, confirme cet investissement. Son extrême musicalité et sa grande expressivité s’allient avec une sonorité un peu creusée par l’amplification pour créer à de nombreuses reprises des duos d’une grande beauté avec divers instrumentistes.
Gary Peacock
La voie ouverte par LaFaro est approfondie par de nombreux contrebassistes actuels, mais le plus charismatique est bien Gary Peacock (1935-2020). Il explore encore davantage la tessiture aiguë de l’instrument, le rôle mélodique, avec une sonorité plus proche d’un instrument soliste : un aigu arrondi qui s’avère très présent, et idéal pour des interventions mélodiques. Comme précisé plus haut, Peacock appartient à ces contrebassistes qui se sont davantage émancipés dans le cadre du trio. Il a en effet accompagné la plupart des meilleurs pianistes actuels, de Paul Bley à Keith Jarrett, en passant par Chick Corea et Bill Evans.
Le retour à la « tradition »
Face à la pluralité des courants qui existent de nos jours, certains contrebassistes ont fait le choix de revenir irrémédiablement au maître Ray Brown. John Clayton (1952-....) et Peter Washington (1964-....) en font partie, qui privilégient un « walking be-bop », agrémenté d’interventions mélodiques d’une grande qualité, que ce soit sous la forme de motifs en réponse au thème (tout en conservant le walking) ou pendant les improvisations. Le son de la contrebasse fait preuve d’une rondeur rappelant celle de Ray Brown, même si la sonorité est parfois un peu plus électrique. Les solos font ressortir l’inclination pour le blues et le groove, préférant utiliser le registre grave et médium. L’aisance technique ne fait aucun doute, bien qu’elle ne soit pas mise en avant à travers une virtuosité démonstrative. En France, Pierre Boussaguet (1962-....) s’est établi en digne représentant de Ray Brown, qui fut d’abord son professeur, puis son partenaire sur disque et en tournée.
Dans le jeu de Christian McBride (1972-....), on sent également de façon prégnante l’influence du maître Ray Brown : nombreuses utilisations de la gamme pentatonique et de blue notes, importance attachée à respecter le four-to-the-bar, choix d’une sonorité souvent acoustique (bien que parfois presque électrique). Pourtant sa technique impressionnante lui permet de se prêter à des styles très variés avec une aisance notable (il joue aussi de la basse électrique dans des registres très funk).
Avec cette même idée de conserver le précieux swing qui caractérise Ray Brown et ses contemporains, Reginald Veal (1963-....) est un contrebassiste au « gros son » qui respecte le walking dans la plupart de ses accompagnements. Son excellent drive et la rondeur de sa sonorité ne lui enlèvent pas sa maîtrise de l’archet, qu’il utilise parfois (et c’est un des seuls) à la façon de Slam Stewart, c’est-à-dire en chantant son solo à l’octave supérieure. Sa prédilection pour le swing et l’acoustique l’ont amené à jouer très fréquemment aux côtés de Wynton Marsalis, collaboration qui aura certainement été très féconde pour le contrebassiste. Lorsqu’il n’est pas avec le célèbre trompettiste, c’est essentiellement avec des musiciens actuels de La Nouvelle-Orléans qu’il déploie son talent.
Un autre courant actuel, qualifié par commodité de « néo-bop », auquel on peut associer Ray Drummond (1946-....), Lonnie Plaxico (1960-....), Bob Hurst (1964-....) ou encore Reuben Rogers (1974-....), s’appuie sur les bases du be-bop. Prenant pour modèle Paul Chambers, il privilégie un accompagnement efficace (généralement en walking bass) agrémenté de quelques tensions (avec Lonnie Plaxico par exemple), des solos le plus souvent dans un registre grave et médium à caractère plutôt rythmique, et une sonorité acoustique un peu dure.
Les héritiers de LaFaro
Tout en recherchant une expression personnelle, nombre de contrebassistes de la scène actuelle envisagent l’évolution du jazz à partir de ses aspects fondamentaux, c’est-à-dire une musique qui répond à des caractéristiques traditionnelles concernant la forme (thème/solo/thème), la fonction des musiciens dans le groupe (accompagnateurs/solistes) et les « règles » harmoniques (se baser sur l’harmonie suggérée par la grille d’accords correspondant au thème joué). Ces musiciens, dont font partie Riccardo Del Fra (1956-....), Hein Van de Geyn (1956-....), John Patitucci (1959-....) et Larry Grenadier (1966-....), repoussent les limites de cette conception du contrebassiste de jazz en s’appuyant, comme point de départ, sur les découvertes de Scott LaFaro. Tout en ayant chacun une personnalité bien affirmée, ils ont en commun une sonorité acoustique, avec une attaque nette et précise qui se prolonge jusqu’à la note suivante, et dont la finesse s’éloigne du son imposant d’un Reginald Veal ou d’un Christian McBride. Ils partagent une vélocité non discutable, une belle articulation alliée à une justesse irréprochable ainsi qu’une capacité à exprimer des lignes de basse claires, élégantes et toujours swinguantes, qui alternent walking bass et contrepoint. Enfin, ils présentent, dans leur jeu, une cohérence tonale tout en cultivant un sens harmonique approfondi. Accompagnateurs recherchés, ils sont également des solistes à la créativité débordante. La liberté qu’ils recherchent est davantage assouvie au sein des petites formations où se déploie leur sens de l’interplay.
Importance du solo et virtuosité
À partir des années 1970, attirés par la liberté musicale et par la recherche de nouveaux modes de jeu revendiquées par le free jazz et la musique contemporaine, des musiciens (en grande partie européens) explorent un nouveau territoire, qu’on désigne parfois du terme générique de « musique improvisée ». Parmi eux, les contrebassistes, qui bénéficient souvent d’une technique solide et d’une maîtrise de l’archet (particulièrement ardue à acquérir), interagissent de façon énergique avec les autres musiciens. Leur recherche perpétuelle dans l’exploitation sonore de l’instrument s’exprime à travers un jeu en soliste privilégié. On retrouve ainsi fréquemment des enregistrements, des performances et des compositions pour contrebasse solo qui offre un cadre privilégié à leur expressionnisme sonore.
Parmi eux, Jean-François Jenny-Clark (1944-1998) qui, là encore, a su démontrer son talent, sa maîtrise parfaite de l’instrument et la création débordante qui l’habitait. Pédagogue discret, son influence est considérable sur toute une génération de musiciens français. Adeptes de la libre improvisation, la Française Joëlle Léandre (1951-....) et l’Anglais Barry Guy (1947-....) sont également très présents dans la sphère de la création contemporaine, développant une importante activité de soliste comme de compositeur, usant d’un très large éventail de techniques expressives qu’ils ont contribué à formaliser et à intégrer à la nouvelle littérature de l’instrument. Pour le Français Claude Tchamitchian (1960-....), la composition et les performances en soliste sont aussi monnaie courante. Constitués d’une succession de sections contrastées, alternant thème arrangé et chaos instrumental, ses arrangements peuvent laisser penser que Mingus a eu une influence sur lui. Pour Bruno Chevillon (1959-....) et Hélène Labarrière (1963-....), le jeu en soliste et la composition apparaissent moins importants. Pourtant leur sonorité solide et acoustique, leur technique instrumentale sans faille, leur maîtrise de l’archet, leur goût pour l’atonalité, ainsi que leurs échanges réguliers avec le monde de la musique classique contemporaine forcent l’analogie avec les contrebassistes précédemment évoqués.
Fusion et influence des musiques du monde
Le développement de l’aspect soliste du contrebassiste est devenu si courant que le rôle de leader et de compositeur du contrebassiste Renaud Garcia-Fons (1962-....) participe naturellement de l’évolution de l’instrument. Ce virtuose, dont les influences se partagent entre flamenco et musique orientale, a eu l’occasion de démontrer sa grande maîtrise dans le monde du jazz comme dans celui de la musique contemporaine. Pourtant, sa priorité reste toujours le développement technique et musical de sa contrebasse à 5 cordes, qu’il utilise autant à l’archet qu’en pizzicato.
Autre musicien dont les multiples influences (orientales, africaine…) annoncent la couleur dominante de ses diverses formations, Henri Texier (1945-....). Après avoir accompagné quelques-uns des meilleurs musiciens be-bop dans les clubs parisiens, il est attiré dans les années 1960 par le free jazz. Ses formations récentes (Strada Sextet, Azur Quintet, trio Romano-Slavis-Texier...) lui permettent de s’épanouir également en tant que compositeur et arrangeur d’une musique métissée, collective, aux grandes vertus expressives dans lesquelles sa contrebasse occupe une position fondamentale.
Auteure : Hélène Balse