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L’évolution de la walking bass
Après la vogue du be-bop, la walking bass demeure le mode de jeu principal d’un grand nombre de contrebassistes. Tout en continuant d’en explorer les frontières (en matière d’harmonie, de dynamiques ou de tessiture…), le « four-to-the-bar » est conservé. À cette volonté de drivec’est-à-dire de « conduire » la musique, de la porter, un sentiment qui naît de l’association de la walking et du cha-ba-da du batteur s’ajoute une reprise d’éléments issus du blues, tels que l’utilisation de blue notes ou encore un traitement du son un peu rugueux et très proche de l’acoustique.
Pendant la première grille, le contrebassiste joue seulement des blanches sur les trois accords de base du blues. Dans la deuxième, il dédouble chaque note en noires et effectue quelques enrichissements simples de la grille. Dans la troisième, il joue une véritable walking bass dans laquelle chaque note est différente et élargit la tessiture. Enfin, dans la quatrième, il introduit des variations rythmiques, joue sur une tessiture d'un plus grand ambitus et ne joue plus systématiquement les fondamentales sur le premier temps de la mesure.
Celui qui, après les années 1940, exploite au maximum la walking bass, à tel point que tous ses solos sont joués sous forme de walking, c’est Leroy Vinnegar (1928-1999). Comme ses collègues Bob Cranshaw, Jimmy Garrison, Henry Grimes, Ronnie Boykins ou Teddy Kotick, il choisit de privilégier le côté rythmique de la contrebasse, en évitant d’aller trop loin dans la vélocité et l’exploration de l’aigu. Tout en conservant la même sonorité courte et massive que Vinnegar, Wilbur Ware (1923-1979) effectue, pour sa part, des solos mélodiques, dans lesquels la récurrence des hémioles (déplacements d’accents) rappelle, entre autres, Thelonious Monk aux côtés duquel Ware a joué. Accompagnateur apprécié de Sonny Rollins et régulier des séances Blue Note, Bob Cranshaw (1932-2016), en accompagnement comme en solo, privilégie la simplicité et le groove de ses lignes, à la virtuosité et la justesse absolue. Il n’hésite pas à varier les techniques de jeu, en arborant harmoniques et jeu en accord lorsque l’atmosphère s’y prête.
Sam Jones (1924-1981), George Mraz (1944-2021) et, en Europe, Pierre Michelot (1928-2005) se sont engagés dans la voie ouverte par Ray Brown, en privilégiant la beauté de leurs lignes de basse et la rondeur du son acoustique. Sonorité acoustique, son puissant et ligne de basse chantante sont aussi les qualités premières de Butch Warren (1939-2013), auxquelles il ajoute son swing irréprochable.
En avant les virtuoses
Charles Mingus (1922-1979) est l’un des principaux artisans de cette émancipation. Ses walking privilégient les registres grave et médium et font preuve d’une grande richesse rythmique. Ce respect du walking ainsi que son ancrage dans le blues n’écartent en rien ses qualités mélodiques mises en valeur, à travers de nombreux solos, par une sonorité très acoustique. Les improvisations de Mingus laissent entendre son importante virtuosité, qualité qu’il utilise sans pour autant en faire étalage inutilement, ainsi que la mise en œuvre de moyens expressifs, notamment sur le blues.
Paul Chambers (1935-1969) participe aussi de l’émancipation de cette walking bass post-bop, notamment au sein du quintette de Miles Davis de 1955 à 1963. Il y rend compte d’une qualité d’accompagnement indiscutable. Il conserve des contrebassistes bop une assise solide, un tempo sûr et un son large. Il apporte à cela une grande richesse dans la variété de ses accompagnements et une musicalité certaine, du fait d’une intensité rythmique, d’une présence sonore et d’une qualité dynamique exceptionnelles qui en font un accompagnateur très recherché. De plus, il est l’un des premiers à effectuer des solos aussi élaborés, dans lesquels virtuosité et justesse absolue sont omniprésentes. À la même époque, Scott LaFaro fera preuve d’une virtuosité quasi-semblable mais innovera également dans la manière d’accompagner, se libérant davantage de l’expression de la pulsation. Chambers a la particularité de jouer certains solos entièrement à l’archet avec une expression qui s’apparente à celle d’un saxophoniste.
Démontrant un peu moins d’aisance en tant que soliste, Doug Watkins (1934-1962) possède le même style de jeu que Paul Chambers, et apparaît comme le bassiste archétypal du courant hard bop. On pourrait citer également George Tucker (1927-1965), lui aussi prématurément disparu, dont la grosse sonorité et la ductilité permanente sont remarquables.
Esprit d’ouverture
Un autre rythmicien redoutable apparaît en la personne de Jimmy Garrison (1934-1976). Bien qu’ayant accompagné dès son arrivée à New York en 1958 des musiciens aussi divers que Bill Evans, Lennie Tristano, Benny Golson ou Lee Konitz, c’est en tant que contrebassiste attitré de John Coltrane, de 1961 jusqu’à la mort du saxophoniste en 1967, qu’il est entré dans l’histoire. Dans ses walking au tempo sûr et solide, la sonorité qui découle de son jeu lie les notes entre elles, le son acoustique de l’instrument étant cependant conservé. Il n’hésite pas à employer l’archet, à user fréquemment de la technique des doubles voire triples cordes, ou encore à taper sur les cordescomme le faisait le batteur Ray Bauduc, utilisant ses baguettes sur les cordes du contrebassiste Bob Haggart à la fin des années 1930 avec la main droite, obtenant ainsi un son très percussif (comme dans la Suite qu’il enregistre en 1965 sur l'album Transition avec John Coltrane). Il est également l’initiateur d’un nouveau style d’improvisation ad libitum (« libre » dans le tempo, mais aussi dans l’harmonie), qu’adopteront nombre de bassistes tels que Stanley Clarke, Charlie Haden et beaucoup de bassistes de free jazz.
L’expression explicite de la pulsation et la sonorité acoustique étaient aussi des caractéristiques de Reggie Workman (1937-....), qui précéda Jimmy Garrison chez Coltrane. Quant à la sonorité liée de Garrison, on peut la rapprocher de celle de Cecil McBee (1935-....) qui accompagna les plus grands boppers et post-boppers pendant les années 1960. Par sa polyvalence artistique et sa maîtrise technique digne d’un concertiste classique, Richard Davis (1930-....) illustre l’accession des contrebassistes à un niveau instrumental très élevé.
Auteure : Hélène Balse