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Le cas Jimmy Blanton
À l’inverse de Count Basie, Duke Ellington donne la possibilité à tous les musiciens de son big band de s’exprimer s’ils ont quelque chose à offrir. C’est le cas de Jimmy Blanton (1918-1942). Ce jeune contrebassiste, qui entre dans la formation à l’âge de vingt-et-un ans, arrive avec un son large et rond, une technique à toute épreuve, un superbe sens du swing et une imagination débordante autant à l’archet qu’aux « doigts ». Une fois intégré au big band d’Ellington, il est l’instigateur de solos incroyables, tels ceux qu’il délivre sur Jack the Bear (6 mars 1940) et Concerto for Cootie. En plus de ces solos, il enregistre une série de duos avec Ellington, dont le surprenant Pitter Panther Patter (1er octobre 1940). L’ensemble de ces duos gravés avec le pianiste (Mr. J.B. Blues, Body and Soul, Sophisticated Lady, Plucked Again, Blues) dégage une intensité mélodique rare et une aisance inimaginable lorsque l’on connaît le matériel utilisé par le contrebassiste.
Blanton révolutionne complètement l’aspect mélodique de la contrebasse et, par conséquent, la manière d’improviser. Son arrivée dans la formation de Duke Ellington (ainsi que celle de Ben Webster et Billy Strayhorn, à peu près au même moment) marque l’orchestre et inspire au Duke de nouveaux procédés d’orchestration. Ces compositions sont de plus en plus élaborées, souvent à forme concertante, et permettent ainsi un dialogue entre les improvisations du soliste et les ensembles arrangés. Ellington ne pourra malheureusement pas apprécier très longtemps les talents de Blanton, car il quitte l’orchestre en 1941, atteint d’une tuberculose qui l’emportera l’année suivante. Malgré la brièveté de sa carrière, son impact est considérable et aucun des contrebassistes de la génération suivante ne pourra l’ignorer.
Les successeurs de Jimmy Blanton
Voix et archet
Excellent « gardien du tempo », Slam Stewart (1914-1987) est avant tout resté dans l’histoire de la contrebasse de jazz grâce à la particularité suivante : il exécute tous ses solos à l’archet, en les fredonnant simultanément à l’octave supérieure. Sa façon d’articuler à l’archet fait preuve d’une incroyable souplesse, qualité assez rare chez les jazzmen, mais intègre une dimension comique délibérée. Son successeur Major Holley (1924-1990) use de l’archet avec la même souplesse et double également ses solos de la voix. Seule différence : Holley chante à la même octave que la contrebasse. Les performances de Stewart sont appréciées dès ses premiers concerts avec le guitariste et pianiste Slim Gaillard (1937), avec qui il forme le fameux tandem Slim and Slam. À partir de la fin de l’année 1943, Stewart connaît également un vif succès au sein du trio d’Art Tatum, associé au guitariste Tiny Grimes.
Oscar Pettiford : un second Blanton ?
Remarquable accompagnateur au tempo redoutable, Oscar Pettiford (1922-1960) a aussi (et surtout) montré de réels dons dans le domaine du solo. Il succède à Blanton dans l’orchestre d’Ellington (1945-1948) et y bénéficie des mêmes conditions excellentes quant au développement de ses aptitudes de solistes. Ellington écrit même des pièces spécialement dans ce but (Tip Top Topic). Avant cela, Pettiford accompagne des précurseurs du be-bop tels que Charlie Christian en 1939, puis forme avec Dizzy Gillespie un des premiers orchestres be-bop en 1944. Lorsqu’il quitte le Duke, Oscar Pettiford est de loin le soliste le plus intéressant de l’époque, de même que Ray Brown est le plus remarquable accompagnateur. En juillet 1949, il se casse un bras alors qu’il joue au soft ball dans l’équipe de l’orchestre. Son congé forcé de plusieurs mois comporte certains côtés positifs. Il doit concevoir une nouvelle approche de l’instrument : s’il perd en virtuosité, il gagne en revanche en profondeur de sonorité. D’autre part, c’est à cette époque qu’il se met sérieusement à l’étude du violoncelle afin d’obtenir une tessiture plus propice au solo. Dès l’année suivante, Duke Ellington fait à nouveau appel à lui, au violoncelle cette fois, le rôle du contrebassiste étant confié alternativement à Wendell Marshall (le cousin de Jimmy Blanton) ou à Lloyd Trotman. À cette période, sa place est prépondérante dans l’orchestre d’Ellington : il joue la plupart des thèmes et est souvent le seul à improviser. En outre, Pettiford fait rejaillir le génie de son esprit de soliste avec d’autres grands jazzmen tels que Lionel Hampton, Roy Eldridge et surtout Coleman Hawkins, avec lequel il grave le fameux The Man I Love (23 décembre 1943), morceau qui témoigne de l’étendue de son talent.
On retrouve fréquemment, dans ses solos et ses compositions, des façons de jouer propres aux boppers : il aime rompre la carrure classique de quatre mesures en usant de jeux rythmiques à l’intérieur des structures rigides. Harmoniquement, il évite la prédominance de fondamentales qui provoquerait un effet de lourdeur et fait en sorte que ses phrases ne se terminent que rarement sur un repos vraiment conclusif, une nouveauté par rapport à Blanton qui se repose beaucoup sur les notes principales (I et V). En revanche, l’utilisation assez fréquente des blue notesnotes caractéristiques du blues, formées à partir de l’abaissement d’un demi-ton de la tierce, la quinte et la septième de l’accord dont Pettiford fait preuve est un point commun avec Blanton. Dans tous ses solos, la virtuosité est présente, mais elle est au service de la musique et non démonstrative. On peut affirmer qu’il a creusé le sillon tracé par Blanton concernant l’aspect mélodique de la contrebasse, tout en faisant preuve d’une musicalité omniprésente comme le souligne Alain Gerber : « Nul mieux que lui ne sait faire chanter l’instrument ou lui faire "raconter une histoire" avec ses chapitres, ses articulations, son suspens, sa chute, ses pleins et ses déliés ».
La basse dans le bop
Assise et rigueur rythmique
Avec l’avènement du be-bop, le tempo s’accélère, les harmonies se complexifient, mais la walking bass est plus que jamais l’outil du contrebassiste. Il la maîtrise parfaitement et exploite avec elle de nouveaux horizons harmoniques et rythmiques. Tommy Potter (1918-1988), Curly Russell (1917-1986) et Al McKibbon (1919-2005) sont des archétypes de la contrebasse be-bop. Leur sonorité assez courte sert leur rigueur rythmique et la sûreté de l’assise qu’ils fournissent dans les tempos rapides. Tels Potter et Russell, les contrebassistes attachés à ce courant stylistique ne sont pas particulièrement attirés par l’aspect mélodique de l’instrument. Il est ainsi très rare d’entendre ces musiciens en position de soliste. Quant à McKibbon, il développa un intérêt pour les musiques latines et le jazz afro-cubain. On ne négligera pas l’importance, non plus, de Red Callender (1918-1992) sur la Côte Ouest des États-Unis. Le be-bop connaît néanmoins de grands solistes à la contrebasse, Ray Brown et Oscar Pettiford étant les plus talentueux.
Une sonorité qui s'affine
La contrebasse gagnant de l’espace au sein du groupe, sa sonorité s’affine (en même temps que son langage harmonique). Les notes sont plus liées. Et l’on trouve, surtout chez les contrebassistes qui démontrent une inclination pour l’aspect mélodique, une rondeur de son nouvelle, telle que l’on peut l’entendre chez Oscar Pettiford. Ray Brown (1926-2002) est, selon nous, le modèle de son par excellence. Il retient de Pettiford une rondeur d’une grande beauté, qui allie souplesse et précision rythmique. Il utilise un son très nuancé. Mais ce qui le caractérise plus que tout, c’est une robustesse et une justesse qui le placent entre la tradition du « gros » son de Blanton et celle de la rapidité de LaFaro à venir. Ses walking bass sont des modèles, autant au niveau harmonique que dans la précision rythmique. Cette dernière atteint la perfection dans l’incroyable adéquation qui existe entre le jeu de la cymbale et celui de la contrebasse au sein du trio d’Oscar Peterson. Il demeure une référence pour des générations de contrebassistes jusqu’à nos jours.
Auteure : Hélène Balse