Évoluant aux confins de la musique improvisée, de la création contemporaine et du jazz libre, Bruno Chevillon s’est imposé comme l’une des voix majeures de la contrebasse, alliant avec une assurance remarquable les vertus d’un accompagnateur à la présence déterminante à celles d’un improvisateur capable d’explorer jusqu’aux tréfonds les possibilités expressives de son instrument. Recherché par les principaux acteurs de la scène hexagonale (Louis Sclavis, Daniel Humair, Michel Portal, notamment), il incarne la prolongation de l’émancipation de la contrebasse dans le geste improvisé amorcée, en France, par Jean-François Jenny-Clark, Joëlle Léandre et Barre Phillips, dont il reprend les innovations avec une élégance et une fraîcheur qui semblent sans grand équivalent.
Premières rencontres déterminantes
Né le 23 août 1959 à Valréas, en France, inscrit aux beaux-arts et au conservatoire d’Avignon, Bruno Chevillon découvre en parallèle les arts plastiques, la photographie et l’étude de la contrebasse classique. De cette formation pluridisciplinaire, il est tentant de voir des prolongements dans sa pratique sophistiquée de l’improvisation libre : traitement de la matière sonore, goût de la performance en solitaire, attention au geste, relation physique à l’instrument, curiosité pour les échanges artistiques, indifférence aux normes stylistiques, attrait pour l’expérimentation… Intégrant la classe de jazz d’André Jaume en 1982, il évolue parmi le noyau de musiciens fédérés par le saxophoniste marseillais avec lequel il donne ses premiers concerts. Dans la foulée, il se rapproche du GRIM (Groupe de Recherche et d’Improvisation de Marseille) et du guitariste Jean-Marc Montera.
C’est cependant la rencontre avec Louis Sclavis en 1985 qui s’avérera la plus déterminante. Chevillon l’accompagne dans tous ses projets : outre le Marvelous Band, il fait partie du quartette avec François Raulin et Christian Ville, participe aux albums Chamber Music et Ellington on the Air (1991) ainsi qu’à la création de l’Acoustic Quartet codirigé par Sclavis et Dominique Pifarély (1992), et à un trio avec François Merville (1993). Il fait également la connaissance du tromboniste Yves Robert qui forme avec lui en 1989 un trio complété par le batteur américain Aaron Scott. En 1994, c’est au tour de Michel Portal de remarquer sa compétence.
Des collaborations interdisciplinaires
S’imposant comme le plus talentueux contrebassiste de sa génération, il devient l’un des animateurs essentiels d’une famille d’improvisateurs français qui tourne le dos aux académismes et revendique le questionnement esthétique comme moteur créatif. Marqué à l’origine par l’aisance articulée d’un Scott LaFaro ou l’indépendance d’un Gary Peacock, dont il conserve la souplesse des lignes et le drive puissant, Bruno Chevillon révèle un tempérament d’expérimentateur, adepte de l’archet dont il maîtrise la technique, et d’un panel de modes de jeu étendu (baguette, mailloches, préparation des cordes, résonances, percussion…) auxquels il ajoute parfois sa propre voix. Ce désir d’inouï et de faire de la scène un lieu d’expression ouvert l’amène à des collaborations interdisciplinaires, qu’il s’agisse de musique pour le théâtre, la danse (spectacle Face Nord avec la chorégraphe Mathilde Monnier en 1991) ou la photographie (Œil de Breizh avec Guy Le Querrec). Il donne naissance à Pier Paolo Pasolini ou la rage sublime, un récital en solo inspiré de poèmes du cinéaste italien régulièrement donné en public.
Jazz et musique contemporaine
Plus proche du jazz, il entame une relation suivie avec le pianiste Stéphan Oliva en 1996 : après l’album Jade Visions inspiré du répertoire de Bill Evans, tous deux invitent Paul Motian à former l’année suivante un trio. Deux disques naîtront de cette rencontre : Fantasm (2000) et Intérieur nuit (2001) consacrés aux compositions du batteur. Le contrebassiste joue également avec un autre pianiste, François Raulin, dans un trio complété par François Corneloup (album Trois plans sur la comète, Hatology, 2000). Il intègre naturellement la formation qu’Oliva et Raulin assemblent en hommage à la musique de Lennie Tristano. Parallèlement, Chevillon participe au trio constitué par Daniel Humair avec Marc Ducret (qui accueille Ellery Eskelin en 2001), qu’il retrouve dans celui formé par le guitariste avec le batteur Eric Echampard (album L’Ombra di Verdi, Screwgun, 1998).
Tout en demeurant un compagnon de route fidèle de Louis Sclavis (avec l’album L’Affrontement des prétendants en 2000), Bruno Chevillon prolonge en autant de groupes les relations qu’il entretient avec les libres penseurs des musiques improvisées : sextet Simple Sound du violoniste Régis Huby (2002), trio et quartet du batteur Christophe Marguet, quartet de Michel Portal avec Bojan Z, trio avec Bernard Lubat et François Corneloup (2005)… Certaines de ces personnalités font office, comme lui, de « transfuges » dans le domaine de la musique contemporaine. C’est ainsi qu’en 2001, il crée avec le compositeur Samuel Sighicelli, Canicule pour contrebasse et échantillonneur au festival Présences de Radio France. Quatre ans plus tard, sur une commande du GRM, c’est Nos vingt ans, avec l’accordéoniste Pascal Contet, improvisation basée sur des archives radio de l’INA, et le spectacle …/…(b) avec le danseur Christophe Rizzo. En compagnie du clarinettiste Jean-Marc Foltz, nouveau complice, il participe à l’Itinéraire imaginaire de Stéphan Oliva, crée le groupe Soffio di Scelsi qui s’inspire de l’œuvre du compositeur Giacinto Scelsi (1905-1988), et s’engage dans un dialogue en tête-à-tête qui donne lieu à la parution d’un album, Cette opacité (Clean Feed) dont le titre rappelle combien, pour Bruno Chevillon, la musique est affaire de mystère à dévoiler et est liée au besoin inlassable d’explorer plus avant les profondeurs de son instrument.
Auteur : Vincent Bessières
(mise à jour : janvier 2006)