Auteur : Vincent Bessières
Daniel Humair (1938-)
Batteur comptant parmi les plus importants à s’être distingués en Europe durant ces cinquante dernières années, Daniel Humair cultive dans son jeu élégance, puissance et pertinence. Au long d’une carrière étoffée qui n’a cessé d’évoluer, le musicien suisse a travaillé avec un nombre considérable de ceux, américains ou européens, qui ont marqué l’histoire du jazz. Lui-même fait référence tant pour son art de la batterie, qui s’est enrichi et complexifié au fil des années, que pour les différents groupes qu’il a dirigés ou dans lesquels il s’est impliqué.
Des associations prestigieuses
Né le 23 mai 1938 à Genève (Suisse), Daniel Humair est initié très jeune à la musique. Mais ce n’est qu’à l’âge de quatorze ans qu’il a ressenti un véritable attrait pour elle et s’est intéressé au jazz par le biais du New Orleans. Lauréat d’un concours amateur à Zürich, il forge sa technique en accompagnant un grand nombre de musiciens (Don Byas, Guy Lafitte, Jacques Pelzer…), notamment après son installation en novembre 1958 à Paris où il joue auprès de Barney Wilen, Lucky Thompson et le vibraphoniste Michel Hausser. Pendant toute une décennie, Humair sera ainsi l’un des batteurs les plus sollicités pour accompagner en tournée les solistes américains de passage, notamment à Paris au Club St Germain (Jackie McLean, Chet Baker, Eric Dolphy, etc.) tout en étant très impliqué dans la scène française (trio HUM avec René Urtreger et Pierre Michelot, Jef Gilson, les Swingle Singers). En 1959, il entame une collaboration avec Martial Solal qui connaîtra de nombreux développements jusqu’en 1965 et, plus ponctuellement, au-delà. En quelques années, il s’impose comme l’un des tout premiers batteurs européens, s’écartant de ses influences initiales proches de Kenny Clarke pour se rapprocher de ses contemporains Tony Williams et Elvin Jones.
En 1968, il fonde le trio HLP avec le violoniste Jean-Luc Ponty et l’organiste Eddy Louiss qui joue souvent au Caméléon où il est enregistré. La même année, Phil Woods le choisit comme batteur de sa European Rhythm Machine. Pendant quatre ans, ce groupe occupe le devant de la scène européenne. Tout en continuant une importante activité free-lance (il est impossible d’énumérer tous ceux qu’il a accompagnés), Humair développe son intérêt pour le free jazz en jouant avec Don Cherry (et par la suite Anthony Braxton, George Lewis…) et en nouant des associations durables avec certains de ceux qui contribuent à l’émergence d’un jazz aux spécificités européennes : Jean-Louis Chautemps, Michel Portal, Henri Texier, Joachim Kühn, John Surman, entre autres (travail sur la thématique, la matière sonore, l’improvisation collective). Deux groupes durables émergeront de ces rencontres : le trio HJT avec Texier et François Jeanneau à la fin des années 1970 ; le trio Kühn/Jenny-Clarke/Humair (à partir de 1984 jusqu’à la disparition du contrebassiste). Dans les deux décennies suivantes, nombre de ses associations plus ou moins durables ont une dimension internationale, les plus notables le voyant côtoyer John Scofield, Miroslav Vitous, George Gruntz, Enrico Rava et Franco D’Andrea, Jerry Bergonzi, Franco Ambrosetti, Richard Galliano…
Un leader au style bien personnel
Reconnu non seulement pour sa polyvalence qui lui permet de s’adapter à un grand nombre de situations musicales, Daniel Humair a développé aussi depuis un quart de siècle une activité en leader qui a révélé la singularité de ses conceptions en matière de batterie et d’improvisation. Gaucher ayant développé un placement personnel des éléments constitutifs de la batterie, il s’est forgé un style qui repose sur une grande conscience de la continuité rythmique, plus souvent sous-jacente qu’apparente, et un complexe travail de coloration à partir des timbres (notamment les cymbales) et d’accentuation qu’il est tentant de mettre en relation avec l’importante œuvre de peintre abstrait qu’il a développée en parallèle à son travail de musicien depuis 1962. En matière d’improvisation, Humair privilégie l’interaction des situations triangulaires dans lesquelles la batterie s’émancipe considérablement de ses fonctions traditionnelles. Réalisé en 1997, l’album Quatre fois trois qui le fait entendre dans quatre contextes différents (Liebman/Jenny-Clarke ; Kühn/Portal ; Chevillon/Ducret ; Garzone/Crook) a valeur, à cet égard, de manifeste : Improviser, c’est converser, échanger, provoquer ou soutenir la création d’autrui. C’est démolir pour reconstruire. Créer une situation musicale ambiguë. Varier les couleurs sonores. Se surprendre et trouver du bonheur à la découverte de nouvelles perspectives. Pour le batteur, c’est aussi l’occasion de sortir d’une routine trop confortable, d’échapper au rôle de préposé à la pulsation, de gardien du temple du swing, fonctions qui, dans le contexte du jazz contemporain, apparaissent trop limitatives
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Une référence pour la jeune génération
Si les trios avec Kühn et Jenny-Clarke d’une part, et Marc Ducret et Bruno Chevillon (qui accueille Ellery Eskelin en 2001) d’autre part, occupent une bonne part de son temps et favorisent son travail de compositeur sur les prétextes à improvisation, il s’efforce désormais, comme le firent Elvin Jones ou Art Blakey, de promouvoir le talent de musiciens plus jeunes en les prenant à ses côtés. C’est le sens du Baby Boom constitué en 1998 avec des instrumentistes tout frais émoulus de la classe de jazz du Conservatoire de Paris : Christophe Monniot, Matthieu Donarier, Manu Codjia et Sébastien Boisseau. Comme François Jeanneau ou Henri Texier, Daniel Humair compte ainsi parmi les parrains d’une génération de musiciens pour qui la référence à leurs aînés européens a autant (sinon plus) d’importance que le lien à l’héritage américain.