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Musique et cinéma muet
La pellicule 35mm des frères Lumière ne comporte pas de piste sonore intégrée, mais la musique d’accompagnement s’avère immédiatement nécessaire pour couvrir à la fois le bruit du projecteur et les commentaires des spectateurs apostrophant les acteurs du film. À défaut de consignes précises, les musiciens se contentent tout d’abord de reprendre des extraits d’opérettes connues ou de morceaux classiques. Puis, les producteurs fournissent quelques instructions aux musiciens, afin de renforcer l’atmosphère de telle ou telle séquence, avant de confier à des compositeurs l’écriture de thèmes originaux.
Dans les années 1920, il existe des partitions complètes pour quelques films prestigieux mais, le plus souvent, cette musique n’est jouée qu’à la première du film ou lors de séances de gala (dans une capitale étrangère par exemple). Toutefois, l’orchestration et l’interprétation de ces partitions originales dépendent beaucoup du talent des musiciens et des instruments dont ils disposent : certains cinémas des métropoles, à Chicago notamment, vont jusqu’à s’offrir les services d’un orchestre symphonique permanent. En France, cinéastes et musiciens célèbres collaborent. Arthur Honegger écrit une longue partition pour la superproduction d’Abel Gance La Roued’où est extrait le morceau resté célèbre, Pacific 231 et Darius Milhaud ou Francis Poulenc composent aussi pour le cinéma.
À partir de 1927, lorsqu’il devient possible d’enregistrer la musique sur le même support que l’image, les derniers grands films muets bénéficient, pendant quelques mois, de cette avancée technique qui va pourtant causer leur perte. C’est ainsi que L’Aurore de Murnau constitue l’apogée d’une époque, tant pour la sophistication de l’image que pour celle de la musique qui parvient à exprimer la multitude des ambiances sonores du film.
Les grands compositeurs du cinéma muet
L’impossibilité de garantir la diffusion de la musique originale dans toutes les salles avant 1927 n’a pas favorisé l’apparition de grands compositeurs de cinéma. Bernard Hermann, Miklos Rozsa, John Williams et tant d’autres, ne trouveront à s’exprimer qu’avec les films sonorisés. Il y a néanmoins de notables exceptions.
Élève de Busoni, Giuseppe Becce vient travailler en Allemagne et se consacre, dès 1913, à la musique de films, dont celles du Cabinet du docteur Caligari (Robert Wiene), de Der müde Tod (Fritz Lang) et du Dernier des hommes (Murnau). Il joue le rôle-titre dans un film sur la vie de Wagner, puis devient responsable du département musique au studio de la DECLA et écrit l’un des premiers ouvrages théoriques sur la musique de film.
Edmund Meisel travaille également à Berlin lorsque Eisenstein lui commande la musique du Cuirassé Potemkine puis celle d’Octobre. Il compose également la musique de Symphonie d’une grande ville, un film sans histoire qui associe étroitement l’image et la musique. Malheureusement, Meisel meurt à 36 ans, à l’arrivée du parlant, mais son approche musicale influencera durablement ses successeurs.
L’américain Joseph Carl Breil reste célèbre pour avoir composé la musique des deux superproductions de D.W. Griffith, Naissance d’une nation et Intolérance. Un des airs du film, « The Perfect Song », devient très populaire et est alors publié, ce qui en fait la première authentique commercialisation d’une bande originale.
Hugo Riesenfeld, lui, est né à Vienne et joue dans un quatuor avec le compositeur Arnold Schönberg avant d’émigrer aux États-Unis où il dirige un orchestre permanent dans différentes grandes salles de cinéma. Il compose la musique de L’Aurore de Murnau et continue sa carrière avec le cinéma sonore.
De nos jours, les films muets sont placés devant un paradoxe : les musiques n’étant pas associées à leur support-image et les partitions ayant parfois disparu, la réédition des chefs-d’œuvre du muet est fréquemment accompagnée d’une partition moderne, composée pour la circonstance. En 1980, Carl Davis écrit plus de 5 heures de musique pour une projection unique de la copie restaurée du Napoléon d’Abel Gance. En 1984, Giorgio Moroder produit la réédition du Metropolis de Fritz Lang mais dans une version remontée, colorisée et accompagnée d’une musique rock new-wave que Moroder a lui-même composée. Quant à la musique considérée aujourd’hui comme « officielle » du Cuirassé Potemkine, elle est constituée d’extraits des symphonies de Chostakovitch, que ni le cinéaste, ni le musicien n’ont choisis de leur vivant.
Auteur : Bernard Loyal