Page découverte
Chaplin et la musique
La musique de film avant Chaplin
Dès sa naissance à la fin du XIXe siècle, le cinéma est intimement lié à la musique, mais la nature de ce lien varie et évolue au fil du temps. Au début du XXe, des musiciens de plateau jouent sur les tournages pour donner l’ambiance de la scène aux acteurs. Cette fonction disparaît à l’arrivée du cinéma parlant avec prises de son directes qui nécessitent le silence complet sur le plateau. La musique s’invite alors pendant les projections, tout d’abord pour couvrir le bruit du projecteur. Sur le plan artistique, elle peut paraphraser, illustrer, commenter l’action. Dans les premiers temps, c’est un pianiste qui improvise directement en salle, mais très vite, une partition écrite (souvent pour orchestre) accompagne chaque sortie de film. Des catalogues d’œuvres ou d’extraits d’œuvres correspondant à telle ambiance ou telle émotion sont alors établis, permettant de composer une bande-son à partir de morceaux déjà existants. Au même moment apparaissent les compositions originales de musique de film, dont celle de Camille Saint-Saëns pour L’Assassinat du duc de Guise réalisé par André Calmettes et Charles Le Bargy en 1908, puis celle d’Érik Satie pour Entr’acte de René Clair en 1924, ou encore celle d’Edmund Meisel pour le célèbre Cuirassé Potemkine d’Eisenstein en 1925.
Les influences musicales de Chaplin
Les parents de Charlie Chaplin sont tous deux artistes de music-hall, et le jeune garçon grandit en assimilant les chansons populaires de l’époque. Dans ses Mémoires, il raconte ainsi une expérience musicale vécue dans son enfance, et dont il évoquera le souvenir à travers la musique son film Les Feux de la rampe :
J’entendis soudain de la musique. C’était grisant ! Elle venait du pub du Cerf Blanc, et résonnait gaiement sur la place déserte. C’était The Honeysuckle and the Bee joué avec une rayonnante virtuosité à l’harmonium et à la clarinette. Jamais encore je n’avais fait attention à une mélodie, mais celle-ci était belle et lyrique, si gaie et si pleine d’entrain, si chaude et si rassurante, que j’en oublai mon désespoir et que je traversai la rue pour aller rejoindre les musiciens.
Autodidacte, il apprend à jouer du piano, du violon et du violoncelle dès l’enfance. Il délaisse assez rapidement les cordes et passe des heures à improviser au piano, sans jamais connaître le solfège.
La musique dans les films de Chaplin
Chaplin souhaite contrôler tous les aspects du processus de création cinématographique, y compris la musique. Dans ses films, celle-ci est liée très précisément aux actions et à la gestuelle de Charlot, sans être pour autant pléonastique. En effet, Chaplin utilise avec parcimonie le Mickey Mousing (pratique consistant à souligner chaque gag avec un effet sonore ou une ligne instrumentale). La gestuelle des personnages, par son rythme très travaillé, est déjà en quelque sorte une musique visuelle, et Chaplin préfère que la musique ait son propre rôle, plus « élégant », comme il l’explique dans son autobiographie :
Je m’efforçai de composer une musique élégante et romanesque pour accompagner mes comédies par contraste avec le personnage de Charlot, car une musique élégante donnait à mes films une dimension affective. Les arrangeurs de musique le comprenaient rarement. Ils voulaient une musique drôle. Mais je leur expliquai que je ne voulais pas de concurrence, que je demandais à la musique d’être un contrepoint de grâce et de charme, d’exprimer du sentiment sans quoi, comme dit Hazlitt, une œuvre d’art est incomplète.
(propos extraits de Histoire de ma vie)
S’intéressant de près à la musique proposée pour accompagner ses longs métrages, Chaplin participe avec les arrangeurs à la compilation de la partition de L’Opinion publique (1923) et de La Ruée vers l’or (1925). L’arrivée du cinéma sonore va lui permettre de composer lui-même la musique de ses films, ce qu’il fait pour la première fois avec Les Lumières de la ville (1931) : je pouvais contrôler la musique ; je composai donc la mienne
, dira-t-il. Progressivement, toujours en s’entourant de professionnels, Chaplin fait alors le choix de musiques quasi toutes originales. Il recrée d’ailleurs la bande musicale de films déjà existants comme La Ruée vers l’or. Le compositeur David Raskin, qui collabore avec lui sur Les Temps modernes, relate comment se passent les séances de travail :
Charlie était en général armé de quelques phrases musicales… Nous révisions d’abord la musique qui conduisait à la séquence en question puis nous continuions avec de nouvelles idées. D’abord, je les notais ; ensuite nous passions et repassions les séquences, en discutant les scènes avec de la musique. Parfois nous utilisions sa mélodie, ou nous la modifiions, ou l’un de nous en inventait une autre. Je dois dire que je commençais toujours par lui donner la priorité ; non seulement c’était son film, mais je partais du principe que puisqu’à l’évidence, j’étais l’arrangeur, l’idée musicale était sa prérogative. […] Charlie et moi travaillions main dans la main. Parfois les phrases initiales étaient déjà assez développées, et parfois elles consistaient seulement en quelques notes, que Charlie sifflait, ou chantonnait ou jouait au piano… Le travail se poursuivait dans la salle de projection où Charlie et moi continuions à développer les idées musicales pour les faire correspondre avec ce qui se passait à l’écran […]. Nous avons passé des heures, des jours et des mois à faire défiler des scènes et des bouts d’actions, et nous nous sommes merveilleusement amusés à peaufiner la musique jusqu’à ce qu’elle soit exactement comme nous la voulions.
Chaplin travaille ainsi jusqu’à la fin de sa carrière cinématographique, laissant parfois davantage de responsabilités à ses arrangeurs. Pour ses dernières créations musicales (reprise du Cirque, du Kid et de L’Opinion publique), il revisite le registre du théâtre et du music-hall de sa jeunesse (lorsqu’il appartenait à la troupe de Fred Karno), avec un style musical brillant qui s’oppose aux chansons populaires des Lumières de la ville ou des Temps modernes. Dans Le Dictateur (1940) en revanche, Chaplin ne compose qu’une petite partie de la musique, laissant la part belle à la musique classique allemande comme le Prélude de l'Acte I de l'opéra Lohengrin de Richard Wagner (1850), pour la célèbre scène du dictateur et du globe, et la Danse hongroise n° 5 de Johannes Brahms pour la scène du barbier qui rase son client au rythme de la musique.
Plusieurs mélodies originales composées pour les films de Chaplin deviennent des succès populaires : « Eternally » (Les Feux de la rampe) ; « Smile » (Les Temps modernes) et « This is my song » (La Comtesse de Hong-Kong). En 1973, à l’occasion de la réédition des Feux de la rampe, Chaplin reçoit un Academy Award pour la meilleure musique de film originale. Quatre ans avant sa mort, son statut de compositeur à part entière est ainsi reconnu par la profession.
Charlot, musicien à l’écran
Au cours de ses aventures cinématographiques, le personnage de Charlot endosse une multiplicité de rôles : brocanteur, chef de rayon, pompier, prospecteur, ouvrier d’usine... et musicien ! Dans le court-métrage nommé justement Charlot musicien (1916), son violon est un compagnon de route, serré à lui lorsqu’il dort, omniprésent à l’écran. Il lui est utile pour tenter de gagner sa vie dans un café (sans succès, si bien qu’il part avec le butin de la fanfare voisine), pour consoler et séduire une pauvre orpheline maltraitée. L’instrument est également utile dans la construction des effets comiques, par exemple lorsque Charlot fait passer son archet sur son visage, comme s’il se lissait la moustache, ou bien lorsqu’après avoir joué un morceau à l’orpheline devant sa modeste cabane, il salue et mime des entrées et sorties de scène à répétition.
À la fin des Temps modernes (1936), une scène culte laisse entendre la voix de Charlot pour la première fois, dans un numéro de music-hall mémorable. Le vagabond ayant perdu son antisèche pour les paroles de sa chanson, a recours au charabia, créant ainsi un effet comique venant renforcer celui créé par la danse.
Dans Les Feux de la rampe (1952), le duo Buster Keaton/Charlie Chaplin nous livre une scène burlesque musicale de légende, entre chute de partitions, accord surréaliste des instruments, et jeu dans une grosse caisse.
Dans Charlot brocanteur (1916), le personnage ne joue pas d’instrument mais la réserve de la boutique en est remplie, dont une contrebasse dans laquelle Charlot, poussé violemment par son patron, se coince la tête avant de se relever et de se déplacer, ne faisant qu’un avec l’instrument et créant ainsi un comique de situation.
Dans Charlot au music-hall (1915), M. Pest n’est pas musicien mais est en interaction comique avec l’orchestre et les instruments au début du court-métrage : il utilise le pavillon du cor comme cendrier, échappe à un coup de clarinette, se querelle avec le chef d’orchestre et dérobe une partie du trombone. Comme dans Charlot brocanteur, les instruments et les musiciens participent à la construction de l’effet comique.
Auteure : Caroline Heudiard