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Les années 1950
À l’origine également d’une riche descendance, Lee Konitz (1927) cultive, parallèlement à l’influence de Parker, une certaine abstraction sonore tributaire des recherches collectives menées d’abord à Chicago, dans le cercle constitué autour du pianiste Lennie Tristano. Du point de vue de la sonorité et du phrasé, l’orbe du cool jazz éloigne les saxophonistes de la rugosité comme de la hachure mélodique, ce dont témoignent, plus encore que Konitz, Paul Desmond (1924-1977) identifiable à la quasi transparence de la sonorité comme à la ciselure de la courbe, ou encore Art Pepper (1925-1982), plus imprévisible dans le dessin mélodique et chez qui la pureté du timbre fait parfois place à la fêlure.
Nombre de saxophonistes blancs des années 1950 témoignent ainsi d’un retour de l’influence occidentale, voire « classique » sur la sonorité et le phrasé. Toutefois, la seconde moitié de la décennie est marquée par la réactivation du blues et des caractères sonores constitutifs des apports spécifiquement afro-américainshyper-vocalisation, salissure du son, quête d’une expressivité plus exubérante du jazz. Ce mouvement profite au premier chef au saxophone ténor, plus puissant et riche en effets sonores expressifs. La vague hard bop distingue l’altiste Cannonball Adderley (1928-1975). S’il rejoint Parker par son sens du blues et la densité de la construction mélodique, sa sonorité ronde et magnifiquement contrôlée autant que l’amplitude de son vibrato l’en distinguent. La sonorité incisive et métallique de Jackie McLean (1932-2006), virtuose accompli explorant volontiers le registre aigu, et ses audaces tant mélodiques qu’harmoniques le placent en position intermédiaire entre le strict héritage de Charlie Parker et les voies nouvelles bientôt ouvertes par Eric Dolphy et Ornette Coleman.
Le free jazz et ses suites
Ornette Coleman (1930-2015) jette le trouble à l’approche des années 1960 : un alto en matière plastique (qu’il abandonnera rapidement), une technique plutôt rudimentaire, une conception délibérément mélodique en opposition abrupte avec la sophistication harmonique héritée du be-bop, une exacerbation de la vocalité du timbre à l’expressivité souvent dérangeante. Eric Dolphy (1928-1964), également flûtiste et clarinettiste basse, s’impose comme un altiste majeur parmi les pionniers du free jazz. Son phrasé et son placement rythmique dérivent de Parker, mais sa phrase demeure imprévisible par ses sauts de registre et le choix des dissonances. Compagnon de Dolphy resté dans l’ombre, Anthony Ortega (1928) figure également au nombre des altistes dont l’explosivité et la liberté tonale conduisent vers le free jazz.
Si une certaine esthétique du cri, accompagnée d’une recherche d’énergie et de puissance favorise nettement le saxophone ténor dans le free jazz, le saxophone alto y apparaît dominé par les influences combinées de Parker, Dolphy et Coleman. Jimmy Lyons (1932-1986) travaille volontiers sur la segmentation et le silence ; Marion Brown (1935-2010) fait montre d’une sonorité alternativement ténue et d’une rare puissance ; John Tchicai (1936-2012) combine le travail motivique d’Ornette Coleman avec une recherche plus spécifiquement sonore. Joseph Jarman (1937) et Anthony Braxton (1945) perpétuent cette filiation au sein du cercle free de Chicago en intégrant plus nettement le flux paroxystique et les recherches de texture sonore de John Coltrane. Mais ces derniers musiciens incarnent surtout (à la clarinette, à la flûte, au piano…) le polyinstrumentisme remis à l’honneur par le free jazz, comme une formidable extension de la polyvalence des premiers saxophonistes.
Parmi les continuateurs du free jazz, aux côtés d’Oliver Lake ou de Julius Hemphill, il faut mentionner hors des États-Unis les altistes anglais Trevor Watts ou Mike Osborne, le Sud-Africain Dudu Pukwana ou le Français Daunik Lazro (1945), au vibrato et à la puissance éruptive évocateurs du ténor d’Albert Ayler.
Métissages, synthèses, retours
Envisagée au tournant des années 1970, la fusion jazz rock est assez faiblement représentée par les saxophonistes, mais toutefois incarnée, à l’alto, par le Britannique Elton Dean, le Japonais Sadao Watanabe et surtout David Sanborn (1945). Plus que l’opportunisme commercial de son renouvellement permanent, il faut ici souligner son influence indéniable sur les altistes de deux générations à venir : modèle d’équilibre entre sensualité sonore, précision de la mise en place, maîtrise des registres et intégration d’effets variés.
Les décennies 1970-1980, sans jamais masquer la figure dominatrice de Parker, voient par ailleurs son influence combinée avec celles de Hodges, Carter, Dolphy et Coltrane. L’impact coltranien notamment, s’il est incontournable chez les saxophonistes ténors, demeure manifeste chez Gary Bartz (1940) ou le multi-saxophoniste Sonny Fortune (1939). L’enrichissement vient dans le même temps d’un réemploi varié des acquis sonores du free jazz et de l’ouverture vers des traditions musicales éloignées. Une telle position est celle de Charlie Mariano (1923-2009), évoluant d’une stricte obédience be-bop à des jonctions avec la musique indienne. Successeur de Julius Hemphill au sein du World Saxophone Quartet, Arthur Blythe (1940-2017) opère un syncrétisme plus spécifiquement afro-américain, des inflexions vocales héritées du gospel aux balayages mélodiques à la Dolphy.
Les années 1980 voient en outre le retour explicite d’une tradition instrumentale hard bop centrée sur les figures de Jackie Mc Lean ou Cannonball Adderley. Sans se réduire à cette tendance, Kenny Garrett (1960), ancien partenaire d’Art Blakey et de Miles Davis, l’illustre au moyen d’une sonorité puissante à l’attaque incisive. Il apparaît comme le plus important dépositaire, à l’alto, de la tradition du saxophone post-bop, et dans son sillage Donald Harrison, Steve Wilson, Vincent Herring ou Stefano Di Battista. Phénoménal et éclectique, James Carter (1969) affirme une technicité impeccable et exubérante à tous les saxophones. Avec la puissance de pince qui le caractérise, il privilégie le registre grave de l’alto.
De quelques voies contemporaines
Plus sinueuse apparaît la voie suivie par Greg Osby (1961). Familier des rythmes binaires et de l’électronique, il délaisse la performance instrumentale au profit de la rencontre ou de l’intégration d’éléments hétérogènes (comme le koto japonais). Wolfgang Puschnig (1956), soliste percutant et rigoureux de grandes formations (Vienna Art Orchestra, Carla Bley), multiplie les rencontres avec la vocaliste free Linda Sharrock ou divers folklores.
Plusieurs altistes de la génération actuelle illustrent une donnée commune aux évolutions récentes du jazz : la possibilité de s’approprier une tradition toujours plus étendue de l’instrument mais, dans le même temps, un univers musical demeurant irréductible aux seuls enjeux d’une filiation instrumentale. Steve Coleman (1956) convoque une multiplicité de références à l’appui d’une réunification du territoire musical afro-américain (d’Ellington au free jazz, du blues et des traditions cubaines au rap), mais rétrécit dans le même mouvement son rayon d’action instrumental à partir d’un héritage parkérien. Le jazz n’est qu’une des références, et le saxophone alto qu’un des outils du collage et de la juxtaposition chez John Zorn (1953), lequel peut investir, avec un art achevé du mimétisme et une solide culture instrumentale, une diversité de modèles sonores, à commencer par celui d’Ornette Coleman. Dans le sillage d’Anthony Braxton et de Julius Hemphill, Tim Berne (1954) s’emploie à une structuration/déstructuration méthodique à partir de situations d’improvisation collective. Il sollicite dans ce processus toutes les qualités vocales de l’instrument, du murmure au cri.
Ces figures contemporaines nourrissent l’amorce d’un retour au premier plan du saxophone alto dans le jazz. La diversité des modèles instrumentaux et musicaux éloigne ou dilue toujours plus l’influence parkérienne - qui n’est plus qu’une trace parmi d’autres chez Dave Binney, Steve Lehman ou le français Alban Darche.
Auteur : Vincent Cotro