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Au fil de l'histoire du jazz
L’appropriation du saxophone par les musiciens de jazz, si elle s’enracine dans le tout premier jazz, ne commence véritablement que dans les années 1930. Son rôle, avant cette période, ne diffère que très peu de celui de la clarinette, elle-même douée d’une plus grande mobilité. Chez King Oliver, Jelly Roll Morton, Louis Armstrong ou Fletcher Henderson, le saxophone alto apparaît vers 1925. Encore rarement utilisé en soliste, il s’intègre le plus souvent aux arrangements collectifs, souvent joué par les clarinettistes en alternance avec leur instrument principal (Omer Simeon, Albert Nicholas, Don Redman). On observe chez Duke Ellington, à cette même période, à la fois la persistance d’une fonction orchestrale des saxophones requérant le plus souvent la polyvalence des instrumentistes (Otto Hardwick, Harry Carney, Johnny Hodges) et l’émancipation de l’instrument vers une expression individualisée. À partir de 1935, l’alto s’impose progressivement au détriment de la clarinette dans les big bands où s’affirme sa vocation à diriger la section entièresouvent deux altos, deux ténors et un baryton des saxophones, ce jusqu’à nos jours. Parmi les grands leader altos, Willie Smith (chez Jimmy Lunceford), Marshall Royal (chez Count Basie), John LaPorta ou Sam Marowitz (chez Woody Herman).
Le développement du saxophone alto dans le jazz d’après-guerre est largement dominé par la figure tutélaire de Charlie Parker et son influence sur toutes les catégories d’instruments jusqu’à la période contemporaine. Mais il faut compter avec les bouleversements introduits par le free jazz, questionnant les critères traditionnels de la technique et de la musicalité et privilégiant le polyinstrumentisme pour élargir la gamme des ressources expressives. Ainsi l’altiste Ornette Coleman s’empare-t-il épisodiquement du violon et de la trompette. On note une relative éclipse de l’instrument vers les années 1970, où il est supplanté par la lutherie électronique (guitares et claviers principalement) du jazz fusion. Néanmoins, les perfectionnements successifs apportés au saxophone alto et les progrès considérables accomplis dans le domaine de sa maîtrise technique en font probablement l’instrument le plus agile offert aux improvisateurs comme aux compositeurs du jazz. Aussi est-il utilisé dans de nombreux contextes, du solo absolu (Anthony Braxton) au quatuor de saxophones (World Saxophone Quartet) en passant par les configurations les plus variées du jazz contemporain.
Les premiers grands solistes
Polo Barnes chez King Oliver, Earl Fouché et surtout « Stump » Evans (1904-1928) aux côtés de Jelly Roll Morton incarnent une conception néo-orléanaise tournée encore vers l’accompagnement : doté d’un phrasé sautillant, le saxophone contribue le plus souvent à marquer le tempo au moyen de la technique du slap. Evans apparaît pourtant comme le premier des saxophonistes capables de rivaliser, en soliste, avec les clarinettistes. Louis Warnecke ou Hal Jordy figurent parmi ces pionniers.
L’influence de Frankie Trumbauer (1901-1956), spécialiste du ténor en utC-melody sax et compagnon du cornettiste Bix Beiderbecke, ouvre la voie à une conception nouvelle. Le phrasé et la sonorité retournent à une approche plus « classique » de l’instrument, mise au service du lyrisme mélodique. Ainsi, dès le milieu des années 1920, Jimmy Dorsey (1904-1957) peut-il apparaître comme l’un des premiers véritables solistes de l’alto. Usant d’une technique à base de sons multiphoniques, faux doigtés, doubles ou triples détachés, il développe un jeu d’une fluidité qui provoquera l’admiration de Charlie Parker.
Sous l’influence dominante du sopraniste et clarinettiste Sidney Bechet, Johnny Hodges (1906-1970) développe pour sa part, dès 1928 chez Duke Ellington, un style des plus caractéristiques au saxophone alto. Avec un contrôle parfait de l’émission et une sonorité onctueuse, ses constructions improvisées combinent l’approche de Bechet et une adaptation de la vocalité du blues reconnaissable à ses inflexions, à ses courbures de la hauteur du son dont l’expressivité ne confine jamais au mauvais goût. L’influence de Hodges s’exercera notamment sur Woody Herman, Charlie Holmes, Johnny Bothwell et Charlie Barnet (ce dernier tombant parfois dans l’imitation de son modèle).
Hilton Jefferson, Willie Smith (chez Jimmie Lunceford) et surtout Benny Carter (1907- 2003), également trompettiste et clarinettiste, sont d’autres altistes de première importance de la Swing Era des années 1930. Chez ce dernier prévalent l’équilibre et la maîtrise : la sonorité, en premier lieu, homogène dans tous les registres. L’ensemble des autres paramètresefficacité et précision du swing, fluidité du phrasé, renouvellement de l’invention mélodico-harmonique du jeu permettent de voir en Carter le premier maître classique de l’alto.
Charlie Parker, la naissance d'une lignée
Charlie Parker (1920-1955) ne domine pas seulement la génération d’altistes du be-bop dès 1942. Son influence s’étendra progressivement (dépassant en envergure celle exercée auparavant par Louis Armstrong) à tous les saxophonistes, trompettistes ou trombonistes jusqu’à atteindre et transformer le jeu des guitaristes ou des pianistes. Virtuosité exceptionnelle, sonorité tranchante résultant d’une « pince » très puissante, accentuation épousant parfaitement les contours d’un phrasé fluide, contrôle parfait du vibrato et des dynamiques… Ces qualités proprement instrumentales n’atteignent au « génie parkérien » qu’en relation étroite avec l’invention d’un nouveau langage mélodico-harmonique, la maîtrise de la conduite de la phrase, un art de prestidigitateur dans la paraphrase des thèmes, ou encore la réévaluation de la logique discursive au moyen du silence. André Hodeir a, très tôt, mis l’accent sur la dimension expressive (notamment dans les ballades) du jeu de Parker, habité par l’esprit du blues et par une émotion toujours palpable. Si l’on limite (abusivement, s’entend) au saxophone alto la descendance arborescente de Parker, on y distinguera Sonny Stitt (1924-1982), authentique disciple ou encore Sonny Criss (1927-1977), bien que ce dernier cultive aussi les souvenirs de Willie Smith, Johnny Hodges ou Benny Carter.
Aucun saxophoniste alto apparu au tournant des années 1940-1950 n’échappe totalement au « parkérisme ». Ce dernier révèle différents degrés d’appropriation, ainsi l’aisance technique et l’omniprésence du blues chez Lou Donaldson (1926) puis Frank Morgan. Herb Geller (1928-2013) est avec Bud Shank l’un des altistes post-parkériens de la West Coast. Son intonation claire évoque la première de ses influences, Benny Carter. Le jeu de Phil Woods (1933-2015) est, moins que tout autre, dissociable de l’héritage sonore et technique de ParkerWoods a même joué sur l’un des saxophones… et épousé la seconde femme du Bird !. La sophistication de sa phrase mélodique et son sens de l’acrobatie contrôlée culminent, par exemple, dans les duos. Hubert Fol en France, Arne Domnerus en Suède sont de ceux qui, parmi beaucoup d’autres, prolongent l’héritage parkérien jusqu’en Europe.
Auteur : Vincent Cotro