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Bill Evans
À la fin des années 1950 et au début de la décennie suivante, trois grandes figures contribuent à engendrer un nouveau standard de pianistes pour les générations à venir. Chronologiquement, le premier d'entre eux est Bill Evans (1929-1980) qui va ouvrir la voie de la modalité. Sa culture pianistique « classique » fut prépondérante à ce niveau. On considère souvent qu'il y a trois périodes stylistiques qui se succèdent chez lui. La jeunesse et toutes ses expériences, puis la maturité et l'affirmation d'un style, enfin une musique rhapsodique à la fin de sa vie. Son style combine les influences du be-bop, du hard bop, du Third Stream (Concerto for Billy The Kid de George Russell, 1956), de la modalité et de la musique de tradition savante occidentale. Sa personnalité musicale est donc un mélange de fragilité « impressionniste » et de puissance venue du hard bop. Il est le premier à faire la synthèse du swing et de l'harmonie classique, avec des voicings sans fondamentale répartis aux deux mains ayant une logique de conduite de voix dans l'enchaînement des accords. Lors de son passage chez Miles Davis, il développe un jeu sans emphase, minimaliste et retenu pour le célèbre Kind of Blue (1959). Sur cet album, il poursuit une recherche harmonique basée sur la stagnation initiée sur Peace Piece (15 décembre 1958). Dans cette pièce, la forme préfigure le jazz modal et présage déjà un certain free jazz. C'est en quelque sorte Bill Evans qui va remettre à l'honneur la prestation en solo qui avait moins d'importance dans les années 1940 et 1950 au profit du trio. Mais Bill Evans fut aussi l'un de ceux qui poussèrent le plus loin les explorations dans le dialogue à trois. Parmi toutes ses formations, les plus significatives sont celles avec Scott LaFaro et Paul Motian, puis avec Eddie Gomez et divers batteurs, et enfin avec Marc Johnson et Joe LaBarbera ou Marty Morell. Il recherchait une parfaite égalité des membres de son trio, souhaitant une « improvisation simultanée » de tous, ce que l'on nomme l'interplay. C'est ce qu'il obtient avec les enregistrements réalisés en 1961 au Village Vanguard, un club de New York, ses partenaires étant alors Scott LaFaro et Paul Motian. À la suite de cette révolution douce, tous les trios et, par la suite, toutes les formations vont fonctionner plus ou moins avec ce principe.
McCoy Tyner
Après les explorations harmoniques du be-bop et de ses ramifications, les musiciens reviennent à une recherche mélodique par le biais de la modalité. Les pianistes vont alors beaucoup utiliser les accords de quartes superposées. À l'exemple d'un Scriabine, c'est un moyen de sortir de la tonalité et de pouvoir enchaîner les accords que l'on veut, sans autre logique que celle de « bien sonner ». Dans ces nouveaux espaces offerts aux solistes, les pianistes accompagnent soit en ne jouant pas du tout, soit en jouant tout le temps de façon obsessionnelle. De ce fait, l'ornementation typique du be-bop (appoggiatures, arpèges, chromatisme retourné, etc.) a tendance à disparaître au profit d'une ligne épurée (Bill Evans, Miles Davis) ou, au contraire, d'un éclatement très libre de la phrase (John Coltrane, McCoy Tyner).
Le pianiste irréductible au seul mouvement modal (il fut l'un des grands artisans des rythmes latins dans les années 1970), mais ayant eu la plus grande importance pour son expansion, est McCoy Tyner (1938-....). Issu du hard bop, ce dont sa frappe puissante témoigne, il rencontre John Coltrane pour la première fois en 1956 et appartient à son quatuor de 1960 à 1965. Si Coltrane et ses « nappes de sons » l'influencent alors par l'utilisation de grappes de notes, cette profusion vient aussi en droite ligne d'Art Tatum. Il développe un goût de l'ornementation non be-bop mais plutôt africaine et orientale. C'est lui qui systématise les accords de quartes. Il est l'un des grands pianistes à posséder une sonorité que l'on reconnaît quel que soit le piano utilisé dès la première attaque par une conception sonore à l'opposé du « beau piano classique », plus dirty et explosive, et grâce à un staccato précis et quasi constant. Mais il sait tout autant avoir une sonorité très aérienne dans des pièces comme Lonnie's Lament (1964). On sous-estime trop souvent l'influence du déroulement de sa phrase mélodique dont on retrouve l'influence chez des pianistes comme John Hicks (1941-2006), Stanley Cowell (1941-....), Larry Willis (1940-....) ou Kenny Barron (1943-....). Ainsi, à sa suite, le courant modal a engendré des pianistes, tels que Chick Corea, Keith Jarrett ou Herbie Hancock, dernière figure majeure pour l'avenir du piano jazz.
Herbie Hancock
Musicien enraciné dans la tradition du jazz noir et imprégné de blues, Herbie Hancock (1940-....) a assimilé très tôt la musique européenne ainsi qu'un certain esprit d'ouverture et de recherche en fréquentant Donald Byrd ou Eric Dolphy. Il a ainsi développé une dimension ludique évidente face aux matériaux musicaux tout en étant capable de la plus grande abstraction. Herbie Hancock aime jouer (au sens propre du terme) avec les repère donnés ou avec des règles qu'il s'invente continuellement. Harmoniquement par exemple, il superpose les triades (accords parfaits de trois sons). Cette approche influe sur ses idées mélodiques puisqu'il pense moins en gammes qu'en exprimant plusieurs triades qui jettent finalement un pont entre plusieurs modes. Il peut ainsi chercher et trouver des substitutions et des extensions nouvelles aux accords proposés. Si sa musique semble parfois fort complexe, elle reste accrochée à la tonalité. Son approche mélodique est toujours légitimée par une certaine fidélité à la grille harmonique mais sans jamais se dévoiler ouvertement. Cela lui permet d'user de vieilles formules rhythm and blues et de les transformer en une harmonie nouvelle et différente. Herbie Hancock a une approche rythmique instinctive et immédiate augmentée de trouvailles issues parfois de la musique « classique » moderne. Son sens rythmique exceptionnel sait alterner les instants libres à d'autres foudroyants de précision toujours dans l'idée du jeu. De même pour le déplacement des accents en binaire, les plaçant là où on ne les attend pas, à côté des temps forts. Il est l'un de ceux qui ont enrichi le swing de multiples divisions de valeurs. À la fois leader et accompagnateur, il trouva son plein épanouissement avec Ron Carter et Tony Williams chez Miles Davis. Ensemble, ces musiciens ont défini un nouveau standard de la rythmique inventant des contrepoints harmoniques ou rythmiques et des substitutions dans l'instant. En ce sens, ils sont les héritiers directs de Bill Evans. En trio, Herbie Hancock laisse des plages aux autres afin de mieux jouer avec eux en un subtil équilibre des rôles. Sur l'instrument, il a su garder un toucher à la fois délicat et jamais cogné, issu certainement de ses études classiques, qui contrôle constamment l'énergie nécessaire à chaque dynamique utilisée. C'est peut-être ce sens de l'équilibre entre mouvement, fluidité, déstabilisation, inconnu et harmonie qui résume la musique de Herbie Hancock.
Chick Corea et Keith Jarrett
Dans une moindre mesure, deux autres grands pianistes de cette génération se révèlent importants. Comme Herbie Hancock, Chick Corea (1941-....) est passé chez Miles Davis. Et, tout comme lui du point de vue discographique, il fait des allers et retours entre différents genres. Ainsi, après son disque foudroyant Now He Sings, Now He Sobs (1968), a-t-il constitué plusieurs groupes dans les années 1970 à 1990, comme Return To Forever, l'Electric Band ou son New Trio. Dans ces ensembles, il peut jouer du piano acoustique en commandant en même temps des synthétiseurs pré-programmés. Immense virtuose, il a une tendance à la mise en place excessive, qui, parfois, donne de très bonnes réussites, comme Crystal Silence (1972). Son toucher est à la fois percussif et non heurté, sans dureté, chose assez rare. Ses phrases sont souvent fulgurantes et très tendues harmoniquement, et se souviennent de McCoy Tyner. Il a réussi à insuffler un accent hispanisant dans sa musique, sans qu'elle ne fasse « couleur locale », par un phrasé piqué et une ornementation parfaitement intégrés à son langage. C'est un grand spécialiste du piano solo, domaine où il fait montre d'une capacité rythmique proche de celle des batteurs.
On retrouve chez Keith Jarrett (1945-....) plusieurs styles musicaux qu'il a assimilés et synthétisés en un langage personnel : le « classique » bien sûr, les folklores de différents pays, la pop américaine, avec de profondes racines gospel et blues. Du point de vue du jazz, c'est un héritier de Bud Powell, Bill Evans, Ahmad Jamal mais aussi Paul Bley, voire Cecil Taylor. Musicien exceptionnellement doué qui joue des concertos classiques très tôt, il est aussi un excellent poly-instrumentiste. Mais c'est avant tout un amoureux fou du piano acoustique et du beau son. Il est un grand utilisateur d'ostinatos modaux longuement entretenus à la main gauche, avec une main droite absolument indépendante (The Köln Concert, 1975). Il peut faire absolument ce qu'il veut rythmiquement, aussi bien les décalages les plus périlleux que les figures les plus libres, le tout en se fiant à une pulsation intérieure absolument inébranlable, ce qui lui permet de toujours retomber sur ses pieds (All The Things You Are, 15 octobre 1989). Harmoniquement, son style est bien défini. C'est un subtil mélange d'accords préparant une résolution. Il mêle donc de façon savante dissonances et accords parfaits, ce qui ne se faisait plus beaucoup dans le jazz (Over the Rainbow, 13 février 1995). Il a renouvelé l'art du trio piano/contrebasse/batterie avec Gary Peacock et Jack DeJohnette dans un retour de l'interprétation des standards. Contrairement à Bill Evans, qui cherche en quelque sorte la stricte égalité des trois membres du groupe, Keith Jarrett est devant les autres instrumentistes. Il est comme un joyau dans son écrin.
Le free jazz
Pendant les années 1960, un nouveau visage du jazz voit le jour. Après avoir sillonné toutes les ressources de la tonalité, la modalité introduit une liberté, un possible qui se révèle être le free jazz. Il y a eu toutefois des tentatives et des expériences avant les années 1960. Duke Ellington dans Ko-Ko (1940) va déjà très loin dans son solo de piano. Mais la véritable première expérience remonte à Intuition (1949) de Lennie Tristano, morceau sans autre consigne de départ que celle de la durée du jeu. Il initie la free form in jazz, qui ne trouvera un écho que dix ans plus tard.
Le pianiste le plus représentatif de ce courant est Cecil Taylor (1933-2018). Après avoir étudié la musique savante occidentale, il fait ses débuts dans un style be-bop (influence de Monk, Powell, Tristano, Ellington...) et, peu à peu, trouve son style avant-gardiste, avant Ornette Coleman. S'il a une approche avant tout percussive du piano, il sait aussi avoir un toucher très délicat. Comme les autres free jazzmen, il recherche dans l'énergie dégagée une forme de transe quasi religieuse au sein d'improvisations très longues aux effets d'accumulation et d'accélération qui atteignent des sommets paroxystiques, selon de nouvelles structurations du temps. Il n'y a plus de tempo au sens traditionnel du terme, mais par une certaine régularité des accents, il y a la présence d'un tempo sous-jacent et constamment variable, comme l'a bien montré Ekkerhard Jost. En plaquant des accords libres et des clusters, il refuse toute fonction harmonique et alterne des fusées de notes très rapides, des trémolos ou des arpèges sur plusieurs octaves. Sa musique est atonale, dans la perspective d'une recherche de timbres et de couleurs, usant des motifs percussifs pour intensifier l'énergie. De ce fait, il cherche plutôt des variations timbrales que mélodiques. Cependant, il peut y avoir des effluves tonales avec des perturbations de clusters à la main gauche, non comme accompagnement mais comme superposition indépendante. Cecil Taylor a beaucoup insisté sur le fait qu'il voulait créer des formes en improvisant. Il faut une certaine familiarité avec sa musique pour percevoir les instants prémédités imbriqués dans les moments improvisés. Jamais égalé dans son radicalisme, Cecil Taylor a marqué tous les pianistes associés de près ou de loin au free jazz, de Muhal Richard Abrams (1930-2017) à Don Pullen (1941-1995) en passant par Bobby Few (1935-....) ou Dave Burrell (1940-....) même s'ils s'inscrivent moins en rupture avec l'histoire du jazz dont ils raniment certains aspects archaïques et bluesy.
Autre pianiste, Paul Bley (1932-2016) a toujours été à l'avant-garde, avec une vision de la musique qui ne s'interdit aucune forme antérieure. Il intègre différents styles pour nourrir son propre style et sa poétique, dont le free jazz. Influencé à ses débuts par Oscar Peterson (canadien comme lui) et Bud Powell, il choisit de prendre une direction innovante après avoir entendu Ornette Coleman et Don Cherry à Los Angeles. Il opte alors pour une musique plus purement improvisée, souvent sans thème. Il aime installer un climat émotionnel d'où se dégage ensuite éventuellement une mélodie, se laissant porter par la première idée qui lui est venue. Son style est plus dans la manière de faire que dans la définition d'un aspect rythmique ou harmonique. Au sein du trio Giuffre/Bley/Swallow, l'improvisation porte plutôt sur les variations de la conversation à trois en contrepoint, dans une esthétique proche de la musique savante contemporaine. La logique de l'ensemble se dégage en fonction de la musique qui a été créée et qui se crée. Il retient la leçon et développe un dialogue main droite / main gauche à l'image de deux musiciens, créant un dialogue avec lui-même. Comme souvent chez les pianistes, la main gauche définit pour une grande part le style.
De nos jours, l'héritage du mouvement free se ressent moins dans un rapport d'imitation que dans l'emprunt de procédés de traitements sonores et dans la grande liberté formelle, rythmique et harmonique que des pianistes tels que Matthew Shipp (1960-....), Marilyn Crispell (1947-....) ou Myra Melford (1957-....) s'autorisent.
Auteur : Ludovic Florin