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Le piano après La Nouvelle-Orléans
Grâce à l’influence de pianistes de l’envergure de Jelly Roll, le piano intègre définitivement la section rythmique des ensembles néo-orléanais dans les années 1920, en ajout ou en lieu et place du banjo et/ou de la guitare. Si presque tous les pianistes pratiquent le stride, ils sont souvent réduits à la fameuse pompe, exécutée à deux mains. Un pianiste cependant impose une nouvelle approche, qui, grâce à ses enregistrements avec Louis Armstrong, influencera de nombreux pianistes à sa suite : Earl Hines (1903-1983). Sa rencontre avec le trompettiste est l’une des plus élevée de toute l’histoire du jazz. À son contact, Hines développe un type de jeu dit « piano-trompette », une sorte de transposition au clavier du jeu de son partenaire. Il possède de l’éclat dans sa frappe et use du jeu en octaves pour se faire entendre du reste de l’orchestre tout en se rapprochant de la sonorité brillante et puissante du trompettiste. Sa main droite joue des phrases très volubiles, articulées, qui sont soulignées par des trémolos serrés, évoquant le vibrato de la trompette. Il inaugure une liberté nouvelle avec des traits rapides aux rythmes brisés. En outre, la main gauche très syncopée abandonne parfois la pompe (et donc la régularité habituelle du ragtime) au cours de prises de risques rythmiques considérables qu’il affectionne particulièrement. Citons ainsi Weather Bird (en duo avec Louis Armstrong) ou Fireworks, tous deux de 1928. Sans être un « inventeur », sa conception musicale n’en a pas moins influencé plusieurs générations de pianistes, de Teddy Wilson à Bud Powell, en passant par Art Tatum, comme en témoigne son surnom de « Fatha » (le Père).
Parmi les nombreux pianistes marqués par cette conception, on peut citer notamment Lil’ Armstrong (Lilian Hardin, 1898-1971, épouse de Louis), Luis Russell (1902-1963), Buck Washington (1903-1955) ou Charlie Beal (1908-1991). Aucun cependant n’atteindra le niveau d’exigence de Earl Hines.
De cette époque, il faut se souvenir aussi de certains musiciens de Chicago comme Art Hodes (1904-1993) ou Joe Sullivan (1906-1971), qui ont tenté d’atteindre les hauteurs endiablées des musiciens de New Orleans noirs. L’un d’eux, Bix Beiderbecke (1903-1931), par ailleurs remarquable cornettiste, nous a offert quelques morceaux inclassables (notamment In a Mist, 1927), dont les harmonies s’inspirent plus directement des compositeurs de musiques de tradition savante occidentale qui lui sont contemporains. À travers ce musicien on peut d’ailleurs faire un constat : s’il est souvent admis que le meilleur musicien d’un ensemble est souvent le pianiste, comme on l’a souligné plus haut, ce n’est bien sûr pas toujours la réalité. Cependant, de très nombreux grands jazzmen ont pratiqué le piano en plus de leur instrument, Bix Beiderbecke en étant un exemple parmi d’autres : Dizzy Gillespie, Charles Mingus, Milt Jackson, Bob Brookmeyer, Stéphane Grappelli, David Liebman ou Jack DeJohnette.
Le boogie-woogie
Le boogie-woogie (appelé aussi Honky Tonky) est né au tout début du XXe siècle dans le Sud des États-Unis. Les ouvriers manuels noirs se délassaient dans des « barrelhouses » ou « honky tonks » c'est-à-dire bien souvent toute sorte de lieux pouvant protéger un piano des intempéries. Le pianiste devait divertir les clients, mais surtout les faire danser dans le but de les faire consommer. Avec la Dépression, ces pianistes émigrent vers le Nord, et notamment à Chicago. Cette ville devint ainsi le centre du boogie-woogie, un genre profondément ancré dans le blues et la culture populaire noire.
Suivant la trame harmonique des douze mesures du blues, la main gauche joue des figures rythmiques basées sur les huit croches de la mesure, sous forme d'ostinatos puissants et directs. Cette répétition obstinée produisant une sorte d'hypnose évoque le bruit produit par les roulis des trains sur les rails que, aux origines, les pianistes migrants devaient prendre sans cesse pour survivre. La main droite ornemente un thème par des riffs successifs très énergiques, nerveux, et en indépendance rythmique par rapport à la main gauche. Le principe de polyrythmie est donc conservé. Souvent, le rythme est shuffle, c'est-à-dire d'un rebondissement proche du ternaire, même s'il peut être joué binaire. Combiné avec du chant dans les années cinquante, il forme la source du rock'n'roll.
Chicago Stomp (1924) par Jimmy Blythe (1900-1931) est connu comme étant le premier enregistrement d'un boogie-woogie. Jimmy Yancey (1898-1951) est considéré comme l'artiste le plus authentique du genre. Albert Ammons (1907-1949) est un autre excellent interprète. Mais le plus célèbre est sans doute Meade Lux Lewis (1905-1964) avec son Honky Tonk Train Blues (1927). Cependant, ce n'est qu'en 1928 que le morceau Pine Top's Boogie Woogie enregistré par Clarence « Pine Top » Smith (1904-1929) donnera son nom au mouvement. Leur fort ancrage dans le blues connaîtra un prolongement au milieu des années 1950 chez les pianistes du hard bop, avec parfois même chez certains des résurgences de l'esprit du boogie (Horace Silver, par exemple).
Art Tatum
Pendant que le style New Orleans commence à disparaître au profit des grands orchestres, le stride poursuit son évolution et trouve sa consécration en Art Tatum (1909-1956). C'est cependant un musicien qu'il est impossible de restreindre au seul stride et qui s'épanouira pendant la période swing, constituant de ce fait un maillon important dans l'évolution des différents styles jazzistiques.
Quasiment aveugle de naissance, son infirmité ne l'empêcha pas d'acquérir une technique encore de nos jours rarement égalée. Admiré par les plus grands virtuoses « classiques » tels que Vladimir Horowitz ou Arthur Rubinstein, ses prestissimos infernaux qui ne ralentissent pas font à présent partie de la légende de l'instrument, tous styles confondus, avec des traits en accords, en tierces ou en octaves, issus parfois de la littérature lisztienne. Il aime ainsi parcourir le clavier dans toute son étendue, dans un sens ou dans l'autre, parfois ponctué d'une note très aiguë (où il déplace la main avec une rapidité incroyable). Son improvisation est donc basée sur une ornementation extrême de la mélodie, qu'il garde toujours en vue, tout en dosant parfaitement chaque plan sonore. Selon Philippe Baudouin, la fin de Song of the Vagabonds de 1946 est le stride le plus rapide jamais enregistré. En outre, ce virtuose accorde la même importance aux deux mains, ce que démontre bien l'interprétation de Tiger Rag en 1933. Sa pensée harmonique avancée influencera les futurs boppers. Ainsi, il n'hésite pas à intégrer des accords supplémentaires dans la mélodie créant de nouveaux enchaînements harmoniques. Il utilise tout aussi fréquemment un accord de passage qui deviendra l'apanage des boppers, ce qu'on nomme la « substitution tritonique ». Si sa main gauche vient bien sûr du stride, elle a retenu la leçon d'Earl Hines et sait, à son exemple, abandonner le rôle de métronome pour une plus grande liberté : gammes parallèles ou en mouvements contraires, effet rhapsodique, enchaînement d'accords très rapides, etc. Elle n'a rien à envier à la main droite. En outre, Tatum apporte un soin particulier dans la conduite des voix intérieures, créant de nombreux contre-chants. Il se dégage une puissante énergie au swing communicatif, sans que le clavier ne soit agressé (Dark Eyes du 1er mai 1944). Il marque une apogée (pour certains, indépassable) de la conception orchestrale du piano perçu comme un instrument roi, autosuffisant et exerçant une emprise forte sur l'orchestre.
Des chefs d'orchestre pianistes
À la suite de Earl Hines et d'autres, les deux plus grands chefs de big bands de l'histoire du jazz, les pianistes Duke Ellington et Count Basie, abandonnent la pompe, bien qu'ils eussent pratiqué tous deux le stride à leurs débuts.
Count Basie (1904-1984) qui a travaillé au départ le stride et le boogie-woogie auprès de Fats Waller, est aussi imprégné de blues de Kansas City où il forme son premier orchestre. Au cours des innombrables jam sessions et des cutting contests (même entre orchestres), le Count modelait des arrangements oraux. Il transposait à l'échelle de son orchestre les riffs et les chases (les 4/4) qu'il imaginait depuis son piano. En outre, en associant étroitement son piano à la guitare, à la contrebasse et à la batterie, Basie rend autonome, en quelque sorte, la section rythmique au cœur du big band et développe, de ce fait, le jeu en quatuor lors de ses interventions en solo. Grâce à cette section rythmique, l'une des plus swinguantes de tous les temps, Count Basie peut se permettre de peu jouer : délestée de la nécessité rythmico-harmonique, sa main gauche est libre d'ajouter des ponctuations ou de ne pas jouer. Son style classieux, où les silences mettent tout autant en valeur ses rythmiciens que son feeling, et son talent pour la mise sous tension du moment, sont un condensé personnel de stride, de boogie-woogie, de blues et de swing impeccable.
Duke Ellington (1899-1974) est lui aussi issu du stride. « Mon instrument, ce n'est pas le piano, c'est l'orchestre », disait-il. Considéré comme un des génies du XXe siècle, il n'est pas toujours bien apprécié comme pianiste malgré une grande originalité. Il a été démontré que les arrangements qu'il imagine pour son ensemble sont fortement marqués par son pianisme, tant du point de vue harmonique que de celui de la répartition des différentes voix. Son toucher est franc et sa frappe nerveuse. En solo, ou dans ses interventions, il préfigure parfois un pianiste tel que Monk, voire Cecil Taylor lorsqu'il joue des choses aussi étranges que sur Ko-Ko (6 mars 1940). C'est pourquoi, les années avançant, il pourra jouer avec des musiciens aussi modernes que John Coltrane, Charles Mingus ou Max Roach, etc.
En marge des big bands
Reste que ces deux pianistes ne sont pas considérés comme de « grands » techniciens du clavier. De plus, cette période voit le triomphe des larges machines orchestrales où le piano occupe moins d'importance. Les individualités s'épanouissent plutôt dans les petites formations qui continuent d'exister.
Ainsi, pour citer les plus fameux parmi une pléthore d'ensembles, Fats Waller and His Rhythm, dont le répertoire pendant les séances de studio est souvent improvisé sur le moment. C'est alors un jazz qui prend appui sur le stride, swinguant et spontané. Teddy Wilson (1912-1986), qui avait débuté dans le style « piano-trompette », s'écarte peu à peu du modèle de Earl Hines, tout en rompant définitivement, à son exemple, avec un stride systématique. Sa main gauche joue alors des suites de dixièmes parallèles mais en mettant en valeur le ténor et non la basse de l'accord créant ainsi d'élégants contrepoints. Par une conjonction parfaite, les deux mains sont donc mises sur un pied d'égalité, ce qui représente une émancipation décisive pour l'évolution du piano jazz. Son toucher clair, léger et raffiné, proche des musiciens classiques (il fut élève de Walter Gieseking), met en valeur un legato lentement élaboré qui fluidifie ses interprétations et offre une grande souplesse même dans les tempos les plus rapides. On parle souvent du classicisme du jeu de Teddy Wilson. C'est ce qui plut à Benny Goodman qui l'engagea dans ses formations de 1936 à 1939, dont un fameux trio clarinette-piano-batterie (avec notamment Gene Krupa à la batterie) où Wilson fut obligé de penser le piano en trio autrement pour palier l'absence de bassiste.
La technique des block-chords
Il est intéressant de remarquer que si le piano pour une part a déterminé l'écriture des sections mélodiques des big bands, à leur tour ces derniers ont sans doute été à l'origine d'une nouvelle technique pianistique inaugurée par Milt Buckner (1915-1977) au sein du grand orchestre de Lionel Hampton. Il y use en effet de la technique des block-chords, appelé aussi locked hands. À l'image d'une section de saxophones jouant une mélodie harmonisée, le pianiste, sans doute pour rivaliser avec la puissance des différents pupitres, transpose ce principe au piano en jouant de la même façon son improvisation en accords parallèles de quatre ou cinq notes.
L'émergence du trio
À la suite de l’abandon progressif du principe de la pompe du stride, les pianistes se retrouvent avec une main gauche qui n’a plus l’obligation de scander la pulsation. Ce rôle est rempli avantageusement par le batteur. D’autre part, poussant toujours plus avant l’exploration harmonique, la main gauche ne marque plus nécessairement les fondamentales des accords, ce dont se charge la contrebasse. C’est cette nouvelle répartition des rôles qui est à l’origine de la vogue du trio autour du piano qui, dans les années 1930, s’installe comme une alternative aux grands orchestres. De surcroît, le trio représente une formule à la fois puissante et très malléable.
Les historiens estiment que le premier véritable trio avec batterie est apparu avec la formation du pianiste Jess Stacy (1904-1995), bientôt suivie par celle de Mary Lou Williams (1910-1981) vers 1936-1938. Cette formule avec batterie obtient ses lettres de noblesse dans les trios de Teddy Wilson puis de Oscar Peterson (1925-2007) durant la décennie suivante. Mais dans un premier temps, c’est le trio « à la Nat King Cole », c’est-à-dire avec guitare et sans batterie, qui connaîtra un grand succès. Et le talent du pianiste n’y est pas pour rien. Après avoir fondé son trio pour la première fois en 1937, la recette sera reprise par des pianistes aussi différents que Art Tatum, Oscar Peterson (qui hésitera souvent entre les deux, jusqu’à fonder ses dernières années un quatuor avec guitare et batterie) ou Ahmad Jamal. Nat King Cole (1917-1965) a su gérer la répartition harmonique entre la guitare et le piano, sans qu’ils interfèrent l’un avec l’autre, tout en obtenant un son homogène entre les deux instruments, notamment en éclaircissant son jeu mélodique qui a recours parfois au phrasé en single notes sur le modèle des instruments à vent.
Auteur : Ludovic Florin