Le pianiste et compositeur McCoy Tyner incarne par son jeu, depuis les années 1960, une des directions principales du jazz moderne, forgée d’abord au sein du légendaire quartet de John Coltrane puis à la tête de ses propres formations. Innovateur comparable par son importance historique à Bill Evans et à Cecil Taylor, il rejoint le premier et dépasse largement le second par l’influence et le rayonnement. Sa contribution majeure à l’histoire de son instrument dans le jazz réside dans son intégration pianistique de l’esthétique « modale » initiée par (et autour de) Miles Davis et John Coltrane dès la fin des années 1950. Sa relation musicale avec le langage de Coltrane est sans aucun doute comparable à celle de Bud Powell avec l’esthétique de Charlie Parker.
Avec Coltrane
Né le 11 décembre 1938 à Philadelphie (Pennsylvanie, États-Unis), Tyner y aurait d’ailleurs été voisin des frères Bud et Richie Powell, avec lesquels il aurait perfectionné le piano et l’harmonie. Il y fréquente également, comme Coltrane, la Granoff School of Music pour la théorie. Il dirige quelques ensembles locaux de jazz ou de rhythm and blues, joue avec Lee Morgan, Benny Golson, Max Roach, Sonny Rollins ou encore Kenny Dorham… Son premier engagement avec Coltrane date probablement de mai 1957. Plus tard, au milieu de 1960, Tyner quittera le Jazztet de Benny Golson pour remplacer Steve Kuhn dans le quartet de John Coltrane. La carrière de McCoy se confond ensuite pour ainsi dire avec celle du légendaire classic quartet de John Coltrane (que complètent Jimmy Garrison à la contrebasse et Elvin Jones à la batterie) jusqu’à la fin de 1965.
Exploration du jazz fusion
À partir de cette date, désireux de poursuivre une voie propre mais surtout incapable de suivre plus loin le saxophoniste dans ses aspirations à s’éloigner de la pulsation régulière, Tyner quitte Coltrane pour former son propre trio, travailler avec le clarinettiste Tony Scott et multiplier les collaborations – Roy Haynes, Clark Terry, Thad Jones, Lee Morgan, Joe Henderson, Wayne Shorter… Après une longue collaboration avec Blue Note, ses enregistrements pour Milestone témoignent d’une nette ouverture à une esthétique de fusion. Dans Sahara (1972, avec l’altiste Sonny Fortune), McCoy s’essaye au koto et à la flûte. Le saxophone de Gary Bartz et les peaux d’Alphonse Mouzon le rejoignent fréquemment. De plus en plus actif en big band, le pianiste revient périodiquement au trio (avec Ron Carter et Tony Williams, Eddie Gomez et Jack DeJohnette) voire au solo, et continue d’explorer la fusion aux côtés d’Arthur Blythe et John Abercrombie ou Freddie Hubbard.
Du solo au big band
Les années 1980 sont marquées par un quintette avec Jackie McLean et Jon Faddis et par la rythmique régulière qu’il forme avec Ron Carter et Al Foster, que remplacera progressivement le merveilleux tandem Avery Sharpe-Aaron Scott avec lequel le pianiste tournera et enregistrera abondamment (rejoints par Michael Brecker en 1995). Il ne faut pas oublier les retours périodiques au big band (The Turning Point, 1991), au duo (Scofield, Grappelli, Hutcherson) ou au solo. En 2000, le pianiste rend ainsi hommage à ses racines et à ses pairs (d’Earl Hines à Keith Jarrett). Il faut également signaler l’exploration méthodique de la veine afro-cubaine depuis 1995 aux côtés de ses Latin All-Stars : le tromboniste Steve Turre, le saxophoniste ténor David Sanchez, le trompettiste Claudio Roditi et de nombreux percussionnistes cubains ou portoricains. Après avoir dirigé un quartet comprenant notamment le saxophoniste Joshua Redman, Tyner se produit en 2007 avec Joe Lovano, Christian McBride et Jeff « Tain » Watts.
Un langage très personnel
L’apport essentiel de McCoy Tyner réside dans le langage qu’il a développé au sein du quartet de John Coltrane, sous la forme d’une technique très personnelle de voicings à base de quartes. Les intervalles de quarte sont indissociables de la modalité en ce qu’ils éloignent les consonances familières (formées sur des intervalles de tierces) de l’harmonie tonale plus conventionnelle. Au-delà de cet aspect, c’est Tyner qui, dans une complémentarité unique avec Garrison et Jones, apportait à Coltrane à la fois le soubassement harmonique et la texture rythmique dont il avait besoin pour graver ses sinuosités mélodiques et ancrer ses explorations toujours recommencées. S’appuyant sur cette technique, Tyner fait preuve, en tant que soliste et dans ses compositions, d’une pratique extensive de l’ostinato (harmonique et rythmique), produisant des vagues nourries d’une incommensurable énergie. Sa puissance reste pourtant balancée par un toucher et un phrasé d’une grande délicatesse. Faut-il y voir une autre dimension de l’héritage de Coltrane ? Quoi qu’il en soit, Tyner fait également partie des précurseurs de l’acclimatation, dans le jazz moderne, de climats rythmiques ou d’échelles mélodiques empruntées aux traditions africaines ou asiatiques. On en donnera pour exemple ses compositions « African Village » (album Time for Tyner) ou encore « Four by Five » (album The Real McCoy) avec son utilisation étonnante de la gamme par tons. Véritable charnière entre les traditions bop et hard bop, et un piano post-coltranien au débit parfois torrentiel et aux pouvoirs presque hypnotiques (dont l’influence, immense, se fait sentir en Europe chez un Joachim Kühn), McCoy Tyner est certes capable, dans les ballades par exemple, d’effacement et de retenue. Mais il demeure, avant tout, l’un des plus remarquables pianistes de combo de toute l’histoire du jazz, tant il sait soutenir et dynamiser le soliste – les plus grands ont pu l’éprouver – aux confins de ses capacités.
Auteur : Vincent Cotro
(mise à jour : mars 2010)
McCoy Tyner est décédé le 6 mars 2020 à l’âge de 81 ans.