Auteur : Jean-Marie Lamour
Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Devant lui, nous ne sommes que des enfants.
(Robert Schumann)
Un enfant précoce
Que Johann Sebastian Bach soit déjà musicien avant de naître, cela ne fait aucun doute : il voit le jour dans une famille où le métier de musicienÀ cette époque dans la région de Bach (La Thuringe, au centre de l’Allemagne), c’est un métier reconnu et pouvant être bien rétribué. ou de facteur d’instruments va presque de soi.
Ses capacités dans tous les domaines étonnent et éveillent parfois certaines jalousies. Entrant à l’école de latinla « Lateinschule », qui prépare aux études longues, par opposition avec la « Volksschule », plus populaire à huit ans à Eisenach, il se fait remarquer pour sa voix de sopranoSon fils, Carl Philipp Emanuel, rapporte plus tard au biographe de son père, Forkel, qu’elle était belle et pénétrante, […] d’un registre étendu et d’une grande culture vocale
. dans le chœur de l’école, ce qui lui permet de gagner plus tard quelques florinsDans le chœur de l’école de latin d’Ohrdruf - chez son frère -, il gagne aussi chaque mois une ration de riz et de bois. alors qu’il devient orphelin de père et de mère. Cet argent de poche est bienvenu pour aider son frère Johann Christoph chez qui il vit désormais.
Bach poursuit son parcours hors du commun en se retrouvant à quatorze ans en classe avec des jeunes gens de quatre ans plus âgés que lui. La musique tient une large place dans son emploi du temps : l’école y consacre quatre à cinq heures par semaine. Il trouve en outre chez son grand frère de quoi étancher sa soif de connaissance : celui-ci possède en tant qu’organiste d’Ohrdruf un grand nombre de manuscrits des plus grands compositeurs d’Allemagne, d’Italie et de France. Bach est autorisé à les recopier dans un premier temps, mais se voit peu après interdit de toucher aux partitions les plus précieuses… Johann Christoph craindrait-il d’être bientôt dépassé ? Bach continue pourtant sans relâche ses copies nocturnes à la lueur de la lune, jusqu’à ce que son frère le surprenne et les lui confisque définitivement.
Les revenus du foyer sont largement insuffisants et Bach doit partir. Il parcourt 350 kilomètres vers le nord de l’Allemagne (à piedIl accomplira un trajet comparable au début de l’âge adulte, lorsqu’il ira à Lübeck durant trois mois profiter de l’enseignement de l’illustre Buxtehude. !) avec un camarade pour être admis dans le chœur de Lunebourg et y poursuivre sa scolarité. Ce chœur d’une grande qualitéLe Mettenchor existe à cette époque depuis 200 ans et constitue une des fiertés de la ville. Il est constitué d’une quinzaine d’étudiants rétribués, logés et nourris. On leur donne également du bois de chauffage et des chandelles. est réservé aux jeunes gens sans ressources et possédant une voix remarquable. Bach y reste trois années, qu’il met à profit en poursuivant la copie de manuscrits et en fréquentant pour la première fois une courLa cour du duc de Brunswick-Lunebourg à Cella, où la musique française est très jouée. Bach n’oubliera pas ces sonorités et ces rythmes de danses dans un grand nombre de ses œuvres, comme la Suite n° 1 pour orchestre. et ses musiciens.
De ville en ville
Bach aurait pu rester dans sa Thuringe natale, où vit l’essentiel de sa famille. Mais sa dimension est telle, alors qu’il entre dans la vie adulte et qu’il est en pleine possession de ses moyens, que chaque endroit où il passe se révèle trop étroit.
Il plaît, bien-sûr. Les princes et églises pour lesquels il travaille ont conscience de la valeur inestimable de leur musicien. Le Conseil d’Arnstadt l’engage à dix-huit ans sans même entendre les autres candidats, après qu’il ait fait une démonstration stupéfiante sur le nouvel orgue. Sa réputation comme organiste s’étend en Allemagne, et les témoignagesUn directeur d’établissement témoigne : Ses pieds volaient par-dessus les pédales comme s’ils avaient eu des ailes, et des sons puissants grondaient comme le tonnerre à travers l’église. Ce qui remplit Frédéric, le prince régnant, de tant d’admiration et d’étonnement qu’il retira de son doigt un anneau orné de pierres précieuses et le donna à Bach dès que le son se fut évanoui.
abondent sur son jeu à l’orgue. Il est encore peu connu comme compositeur car il ne fait éditer presque aucune de ses œuvresContrairement à Telemann, qui va devenir le compositeur le plus célèbre d’Allemagne. Bach fait graver en tout et pour tout une dizaine d’œuvres, celles auxquelles il attache une importance toute particulière, dont les Variations Goldberg.. En arrivant à la cour d’Anhalt-Köthen à 32 ans, Bach trouve aussi dans un premier temps un accueil extrêmement favorable du prince. L’inspiration tout à fait extraordinaire de ses œuvres suscite la passion et l’émerveillement à la cour.
Mais son caractère est intransigeant, et il est rare qu’il laisse un souvenir de calme et de conciliation. Tous ses employeurs, à un moment ou un autre, se crispent et précipitent son départ. Bach préfère perdre son emploi plutôt que de se conformer à des règles qu’il ne supporte pas. Le plus important à ses yeux est de jouer sa musique comme il l’entend, et non pas comme le voudraient ses auditeurs. Il en résulte des jugements qui pourraient surprendre aujourd’hui, comme celui du consistoirel’autorité religieuse dont il dépend d’Arnstadt, qui regrette les nombreuses et curieuses variations dans ses chorals, mêlés d’accords étranges, qui embrouillent l’assemblée des fidèles
… Précisons que Bach revient alors d’un voyage de plusieurs moisLe voyage de Lübeck, dans le nord de l’Allemagne, aurait dû durer quatre semaines, il dure trois mois. Bach y achève en quelque sorte son apprentissage, en écoutant chaque jour l’art de Buxtehude, cet homme de 68 ans qui lui enseigne la tradition musicale d’Allemagne du nord. Les conséquences de cette très longue absence sont évidemment désastreuses au retour. pour aller entendre le plus grand musicien – et organiste – d’Allemagne du nord, Buxtehude.
Bach devient le spécialiste de ce type de situation, dont la plus douloureuse survient à Leipzig, la ville où il termine ses jours. Il est attaché 27 ans à la Thomasschulel’école Saint-Thomas, à laquelle est rattachée l’église Saint-Thomas, où il enseigne (au début en tout cas) le latin, la musique, et assure la discipline une semaine sur quatre. Il est responsable en outre de la musique des églises de la ville. La tâche est immense - cela ne gêne pas Bach - mais assurément pas adaptée à la personnalité du compositeur. Du reste, le choix du Conseil de Saint-Thomasqui déclare : Puisque nous n’avons pu obtenir le meilleur, nous devons nous contenter d’un médiocre.
se porte sur Bach parce que Telemann, le musicien le plus célèbre d’Allemagne, et un de ses collègues se sont désistés. L’incompréhension s’efface durant quelques années grâce à l’arrivée à la tête de l’école d’un ami de longue dateBach connaît le nouveau « recteur » Gesner depuis quinze ans ; c’est un homme très cultivé et grand amateur de musique et d'art en général..
Mais cet homme éclairé ne peut rester éternellement, et les critiques reprennent après son départ. Le Conseil déclareC’était avant l’arrivée du recteur bienveillant, mais cette déclaration peut s’appliquer jusqu’à la mort de Bach. que Bach ne fait rien, qu’il refuse même toute explication à ce sujet, qu’il ne donne pas ses leçons de chant, que les plaintes s’accumulent […], qu’il faut en finir
. Cette situation désastreuse perdure jusqu’à la fin : le Conseil, alors que Bach est très affaibli à l’âge de 65 ans, auditionne déjà son successeur, au cas où…
Une œuvre grandiose inspirée par Dieu
De son vivant, Bach est célébré surtout comme organiste car très peu de ses œuvres sont encore éditées. Son testament musical, monumental et d’une qualité stupéfiante, est donc inconnu du plus grand nombre de ses contemporains, qui connaissent par ailleurs très bien Telemann, Vivaldi, Haendel et d’autres tombés dans l’oubli aujourd’hui.
On serait tenté de classer son œuvre en deux parties : les œuvres religieuses et les œuvres profanes. La période passée de 32 à 39 ans à la cour d’Anhalt-Köthen n’est pas favorable aux œuvres religieuses (les Suites pour orchestre datent d’ailleurs de cette époque) car le prince, dont il est l’ami et qui le rétribue comme un maréchal de cour, est de confession calvinisteLes calvinistes n’estiment pas, contrairement à Luther (qui était musicien), que la musique puisse aider en quoi que ce soit à la prière.. L’absence d’orgue, l’absence de musique religieuse et le décèsBach avait accompagné son prince en cure durant plusieurs semaines. En rentrant, il découvre ses enfants seuls, leur mère déjà enterrée. de sa première femme Maria Barbara l’incitent à retrouver un emploi de Kapellmeistercompositeur de musique religieuse comme auparavant.
Cette distinction entre religieux et profane n’existe en réalité pas pour Bach. Estimant recevoir ses dons uniquement de Dieu, sa musique, quelle qu’en soit la destination (la cour ou l’église), est d’inspiration divine. Il inscrit d’ailleurs sur la plupart de ses partitions importantes les initiales SGDSoli Gloria Deo : « à la seule gloire de Dieu » ; ce type d’inscription se rencontre chez d’autres compositeurs, comme Haydn., manifestant son humilité face à son œuvre. Bach écrit pour toutes les formations, tous les genres qui existent à son époquedonc pas encore de symphonies, qui n’apparaissent que sous la plume de ses fils, hormis l’un des plus importants : l’opéraCela se comprend car c’est un genre profane par excellence. Son dernier fils Johann Christian s’en fera une spécialité, contre toutes les traditions familiales.. Quel que soit le domaine : musique de chambre, cantates, passions, concertos , œuvres pour clavier, pour cordes…, Bach s’affirme comme un créateur d’une hauteur inégalable. Tout est réuni dans son œuvre : la beauté de la mélodie, la richesse de l’écriture, la rythmique proche de la danse ou d’une austère grandeur, la synthèse des styles dominants de son époque (allemand, italien, français). L’Art de la fugue et les Variations Goldberg sont le reflet de la dernière période. Bach s’est écarté à cette époque des tâches ingrates d’enseignement du latin et de la musique à des classes de jeunes indisciplinés. Ce semi-repos de sa conscience, allié à la profondeur et au recul donnés par l’âge, l’amènent à composer des œuvres d’un caractère très particulier, dites « spéculatives » ou « didactiques ». On ignore même pour certaines, comme L’Art de la fugueSelon toute vraisemblance, ce célèbre recueil est destiné à ses élèves. Ils y trouvent toutes les méthodes d’écriture les plus exigeantes dans le domaine du « contrepoint ». Entendons par là l’art d’agencer les lignes mélodiques de la façon la plus soutenue, dans la lignée des canons du Moyen Âge., si elles sont faites pour être jouées. Les Variations Goldbergqui, selon la tradition, devaient charmer les oreilles insomniaques du comte Keyserling, quant à elles, représentent l’œuvre la plus aboutie du XVIIIe siècleIl faudra attendre un autre géant, Beethoven, pour créer un autre chef d’œuvre comparable, les Variations Diabelli, 80 ans plus tard. dans le genre de la variation.
Ces dernières œuvres (mais bien d’autres aussi) se prêtent au jeu complexe des nombres : Bach est fasciné par les jeux numériques. Combien de fugues sont bâties sur un sujet comportant 14 notesÉtant donné que B est la 2e lettre de l’alphabet, A la 1re, etc., B + A + C + H correpond à 2 + 1 + 3 + 8, soit 14., combien d’œuvres sont agencées en cycles de 41J + S + B + A + C + H ou 158158 est la somme des lettres du nom et du prénom. De plus, en additionnant 1 + 5 + 8, on parvient à nouveau au chiffre 14 ! mesures chez lui ? À l’âge de 55 ans, Bach songe d’ailleurs à intégrer une société savantela société Mizler, créée à Leipzig par l’un de ses anciens élèves, mais attend d’en être le 14e membre, même si Haendel et Telemann en font déjà partie et que son orgueil pourrait en souffrir. Cette société étudie les rapports numériques dans la musique. Les Variations GoldbergL’Art de la fugue aurait dû en faire partie aussi. sont parmi les « contributions scientifiques » que Bach lui fait parvenir ; d’ailleurs, le compositeur apparaît sur le portraitpar Haussmann en 1746 réalisé à l’occasion de son admission, présentant au spectateur la partition d’un canon en forme d’énigme.
Le quotidien
Bach ne vit que pour la musique. Il l’enseigne à de grands élèves, qu’il sélectionne parmi les plus douésLes Variations Goldberg, d’une difficulté considérable, sont d’ailleurs écrites pour être jouées par un de ses élèves. car il ne supporte pas la médiocrité. Il leur écrit au besoin de courts morceauxà la façon de Chopin dans ses célèbres Études afin d’isoler les difficultés et de les mettre en pratique de façon agréable. Son apport dans le jeu au clavier est novateur car il apprend à passer le pouce sous les autres doigts, technique alors très peu utilisée.
Bach poursuit son inlassable travail de pédagogue avec ses fils à la maison. La plupart des dix enfantssur vingt qui naissent de ses deux mariages avec Maria Barbara et Anna Magdalena qui parviennent à l’âge adulte sont extrêmement doués, et il est heureux que l’appartement situé au 1er étage de la Thomasschule à Leipzig possède de nombreux instrumentsOn en répertorie dix-neuf à sa mort., dont plusieurs clavecins, pour que chacun y trouve son compte… dans la plus grande cacophonie ! Carl Philpp Emanuel se rappelle plus tard que la maison de son enfance est comme une ruche et tout aussi pleine de vie
.
Chacun doit prendre garde de ne pas éveiller sa colère, tant parmi ses enfants que dans ses relations professionnelles. Jeune homme, il sait sortir l’épée pour se protéger, il préfère être incarcéréÀ Weimar car il désire quitter son poste. Ne cédant pas, il est relâché au bout d’un mois et disgracié : il peut enfin partir à Arnstadt. plutôt que de céder à son employeur et, de rage, il envoie voler la perruque d’un de ses musiciens… Moins combatif par la suite, notamment dans ses dernières années à Leipzig, il préfère laisser ses amis le défendre lorsqu’il se sent humilié.
Incompris, oublié… puis redécouvert
Du vivant de Bach, ses partitions d’œuvres sont rares, car très peu ont été imprimées. De plus, son style est de moins en moins celui qui se pratique et qui est apprécié. L’Italie exerce à cette époque une influence immense en musique dans l’Europe entière et il est impossible de l’ignorer : Bach lui-même transcritarrange pour d’autres instruments bon nombre de concertos de Vivaldi. C’est le naturel de la musique italienne que l’on apprécie particulièrement, la facilité que l’on a à l’écouter, et… la facilité que l’on a à l’écrire !
L’art de Bach est aux antipodes de cette mode envahissante : son écriture est dense, très fouillée et nourrie du contrepointart d’agencer plusieurs lignes mélodiques de façon à ce qu’elles soient belles seules et qu’elles s’enrichissent mutuellement le plus travaillé et le plus abouti. Comment dès lors éviter la critique, y compris de la part de ses anciens élèvesUn nouveau périodique paraissant à Hambourg, le Critischer Musikus, est dirigé par son ancien élève Scheibe. Celui-ci écrit en 1737 : ce grand homme serait la merveille de l’univers si ses compositions montraient des qualités plus agréables, étaient moins enflées et artificielles, d’un caractère plus simple et plus naturel. Sa musique est extrêmement difficile à jouer, parce qu’il juge d’après ses propres moyens, il attend des chanteurs ou des musiciens qu’ils soient aussi habiles avec leur voix ou leur instrument que lui avec ses doigts.
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Bach est oublié par la plupart à sa mort, mais c’est le cas aussi de Vivaldi, de Telemann et de bien d’autres de l’époque baroquepériode d’environ 150 ans que l’on fait terminer en général par la mort de Bach. Mais, près de 80 ans après sa mort, c’est dans un climat d’émotion que la monumentale Passion selon Saint Matthieu est entendue à nouveauLorsqu’elle est donnée pour la première fois sous la direction de Bach, un siècle auparavant, l’œuvre est boudée par les Leipzigois qui préfèrent entendre une Passion d’un certain Frober. Cette œuvre de Bach irrite le Conseil de la Thomasschule et les paroissiens car elle leur semble disproportionnée avec ses deux orchestres et ses deux chœurs. Elle ressemble un peu trop, selon eux, à un opéra., à Leipzig justement, sous la baguette du jeune compositeur Mendelssohn. On situe traditionnellement le début de la redécouverte de Bach à ce moment précis. C’est en prenant conscience de l’immensité de son œuvre que les musicologues et les mélomanes ont ensuite été tentés de comprendre qui étaient ses contemporains : les Vivaldi, Telemann et autres Charpentier.
L’essentiel
- Bach copie de façon inlassable durant la première partie de sa vie toutes les partitions de valeur qu’il trouve.
- Il est longtemps davantage connu comme un extraordinaire virtuose de l’orgue que comme compositeur.
- Son caractère intransigeant lui vaut de connaître des situations difficiles toute sa vie.
- Il est critiqué pour sa musique trop riche lorsqu’il est jeune, pour son style dépassé lorsqu’il est âgé, ainsi que pour la complexité de son écriture.
- Son œuvre, qu’elle soit religieuse ou profane, est inspirée par Dieu.
- Il écrit à la fin de sa vie des œuvres « didactiques » qui résument d’une façon extrêmement élevée 150 ans de musique européenne.
- Une partie de son œuvre est bâtie sur des jeux de nombres.
- Ses enfants ne sont pas ses seuls élèves : il est un pédagogue infatigable.
- Son œuvre est immense (malgré les nombreuses partitions perdues), très dense, et d’une qualité peu commune.
- Sa redécouverte au XIXe siècle incite à s’intéresser à nouveau aux autres musiciens de l’époque baroque : ce sont les débuts de la musicologie.