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Œuvre
Le Clavier bien tempéré
Johann Sebastian Bach
Carte d’identité de l’œuvre : Le Clavier bien tempéré (Das Wohltemperierte Klavier) de Johann Sebastian Bach |
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Genre | musique pour instrument seul |
Composition | 1722 à Köthen (Livre I, BWV 846-893) 1744 à Leipzig (Livre II, BWV 870-893) |
Forme | deux volumes de 24 préludes et fugues chacun |
Instrumentation | clavier |
Contexte de composition
Johann Sebastian Bach a composé le Livre I du Clavier bien tempéré en 1722 à Köthen et le Livre II en 1744 à Leipzig. Ces deux monuments de la musique constituent un véritable témoignage des préoccupations musicales de l’époque, alors que les problématiques liées au tempérament des instruments à sons fixes occupent une place centrale dans l’art de composer. En effet, l’une des difficultés rencontrées par les musiciens était celui de l’accord de ces instruments, parmi lesquels les instruments à clavier (désignés par « Klavier » en allemand) : orgue, clavecin, clavicorde, épinette.
Depuis la Renaissance, les musiciens choisissaient un système d’accordage privilégiant certains intervalles « justes » au détriment d’autres. Pour les instruments à sons fixes (notamment les instruments à clavier), ce système ne permettait donc pas de jouer dans toutes les tonalités sans les accorder différemment. De nombreux musiciens et théoriciens proposent des solutions plus ou moins satisfaisantes pour pallier ce problème (voir la fiche thématique : Vers la gamme à tempérament égal). Au début du XVIIIe siècle, Bach accorde ses instruments lui-même en privilégiant un compromis faisant appel à des quintes légèrement différentes les unes des autres (des quintes « tempérées » les unes par rapport aux autres). Cette solution lui permet le déploiement des vingt-quatre tonalités, en favorisant une certaine expressivité. La création de deux livres du Clavier bien tempéré témoigne de l’implication du compositeur dans l’évolution du langage musical de son époque. En explorant toutes les tonalités, les 24 préludes et fugues de chaque livre s’inscrivent dans une démarche de modernité qui concerne toute l’Europe.
Ce n’est qu’à partir du milieu du XIXe siècle, avec l’avènement du piano, que le tempérament égal (où l’octave est divisée en douze demi-tons égaux) sera définitivement adopté.
Du Livre I au Livre II
Bach a composé le Livre I (BWV 846-893) alors qu’il était maître de chapelle à la cour du prince Léopold à Köthen, lui-même grand amateur de musique. Pendant cette période (1717-1723), Bach consacre une grande majorité de ses compositions au répertoire instrumental (les six Suites françaises BWV 812-817, les six Suites anglaises BWV 806-811, les six Concertos brandebourgeois BWV 1046-1051, les Sonates et Partitas pour violon seul BWV 1001-1006, les six Suites pour violoncelle seul BWV 1007-1012). La cour étant calviniste, la musique religieuse n’y a que peu de place.
Dès les premières pages du Livre I, Bach nous informe de son projet : Le Clavier bien tempéré, ou Préludes et Fugues à travers tous les tons et demi-tons, concernant tant la tierce majeure, ou ut ré mi, que la tierce mineure, ou ré mi fa. Au profit et à l’usage de la jeunesse musicienne avide d’apprendre, ainsi que pour le passe-temps de ceux qui sont déjà habiles en cette étude. Composé et rédigé par Johann Sebastian Bach, présentement Maître de la chapelle de S.A. le Prince d’Anhalt-Coethen et Directeur de la musique de sa chambre, l’an 1722.
Le compositeur y souligne la dimension pédagogique de l’ouvrage et sa volonté de transmission de son art, en particulier auprès des jeunes. Le premier de ces jeunes est son fils Wilhelm Friedemann pour qui il compose le Petit Livre de clavier pour Wilhelm Friedemann Bach en 1720. Onze des préludes du Livre I du Clavier bien tempéré existent déjà dans ce recueil sous des « formes primitives »[1] comme le Prélude BWV 847 dont les 27 premières mesures correspondent à la pièce n° 15 du Petit Livre de clavier pour Wilhelm Friedemann Bach.
L’importance de ce premier livre du Clavier bien tempéré a été considérable si l’on en juge par la profusion de manuscrits contemporains qui ont circulé à l’époque de son compositeur. Quelque vingt années plus tard, Bach écrit le Livre II (BWV 870-893). Il vit alors à Leipzig où, en tant que cantor de l’église Saint-Thomas, il est en charge de la musique et produit un répertoire liturgique considérable. Mais il n’oublie pas pour autant le clavier, en l’occurrence le clavecin, pour lequel il compose les Variations Goldberg (BWV 988) ou le Concerto italien (BWV 971).
Langage musical
L’organisation des deux livres suit un schéma rigoureux : les vingt-quatre diptyques « prélude + fugue » se succèdent en alternant le ton majeur et son homonyme mineur, en progressant de manière chromatique (do majeur - do mineur ; do# majeur - do# mineur, etc.). Cette alternance permet de jouer sur la diversité des affects associés à chaque tonalité tout en maintenant l’unité formelle.
À l’époque de Bach, les préludes ont pour fonction de préparer l’interprète à jouer dans une certaine tonalité. Ils sont de forme libre au caractère improvisé. Dans Le Clavier bien tempéré, Bach fait preuve d’une grande créativité pour composer les vingt-quatre préludes, s’emparant de la liberté propre au genre tout en lui octroyant une contrainte d’écriture. Chacun des préludes est associé à une fugue incarnant l’esprit de la rigueur qui s’applique à maîtriser le flux imaginatif de leur discours
[2]. Si les préludes sont écrits avec une grande liberté formelle, les fugues s’inscrivent dans un cadre strict répondant à des règles de contrepoint. Les voix s’articulent autour du sujet, de la réponse et du contre-sujet, selon une organisation quasi-mathématique présentée de vingt-quatre manières différentes, alternant les pièces à 3, 4 et 5 voix.
Dans pratiquement aucun diptyque, il n’existe de relation motivique entre le prélude et la fugue de la même tonalité. Pour autant, un sentiment d’unité réside dans chacun d’entre eux. Le prélude joue pleinement son rôle de préparation, annonçant en particulier le caractère relatif à la tonalité qui se déploie dans la fugue. Chaque diptyque traduit ainsi l’affect qui le relie à sa tonalité selon les conventions de l’époque (affects répertoriés par Marc-Antoine Charpentier dans ses Règles de composition, dans un catalogue intitulé l’« Énergie des modes »do majeur = gai et guerrier ; do mineur = obscur et triste ; ré majeur = joyeux et très guerrier ; ré mineur = grave et dévot ...). Pour exprimer ces caractères, Bach utilise l’ensemble des styles d’écriture en vogue à son époque. Par exemple, le Prélude n° 1 du Livre I est écrit dans le style d’une improvisation jouée au luth. L’accord arpégé traduit le style brisé du luth qui permet d’égrainer chaque note de l’accord sur plusieurs cordes. La fugue correspondante est dans un caractère « gai et guerrier », celui de do majeur. Le sujet d’à peine deux mesures se déploie sur un motif conjoint ascendant entendu vingt-quatre fois pour un ensemble de vingt-sept mesures. Cette densité d’écriture participe à la tension permanente de cette première fugue.
Bach utilise aussi la danse comme support d’écriture de ses préludes. Le Prélude n° 4 en do# mineur du Livre I par exemple est une loure, une danse d’origine française au tempo lent, à six temps. La fugue associée à cette loure est d’une grande complexité. Elle est une des deux fugues à cinq voix du Livre I et s’organise autour de trois sujets. Elle est écrite dans le style d’un ricercarePièce instrumentale, le plus souvent pour luth ou clavier, dont l’écriture procède du contrepoint ou de l’imitation. à la manière d’une pièce vocale religieuse ancienne. Le premier sujet est extrêmement sombre avec ses quatre notes dans les graves formant le kreuz motiv que l’on pourrait entendre dans les passions ou dans une cantate.
De nombreuses autres danses à la mode à cette époque sont entendues dans les préludes. Dans le Livre I, le Prélude n° 8 (mi bémol mineur) s’apparente à une sarabande avec l’allongement caractéristique du deuxième temps. On retrouve également des gigues comme le Prélude n° 3 (do# majeur) du Livre I ou le Prélude n° 19 (la majeur) du Livre II. Chacune de ces danses exprime le caractère associé à la tonalité du prélude.
Un autre exemple d’écriture pour ces pièces est l’utilisation de contrepoint dans l’esprit de l’invention à deux voix. C’est le cas par exemple pour le Prélude n° 2 (do mineur) du Livre II. Toujours dans le Livre II, le Prélude n° 16 (sol mineur) est caractéristique de l’ouverture à la française avec la récurrence du rythme pointé.
En compilant cette diversité des styles d’écriture, Bach illustre son projet pédagogique de diffusion de la musique de son temps annoncé dès la préface du Clavier bien tempéré : Au profit et à l’usage de la jeunesse musicienne avide d’apprendre
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Zoom sur le Prélude n° 2 du Livre I (BWV 847)
Le Prélude BWV 847 s’inscrit dans la tradition du genre. De forme libre, il donne l’impression que l’interprète improvise. Véritable étude de virtuosité, l’œuvre fait l’effet d’un courant agité comparable aux flammes d’un incendie
[3]. Tout concourt à nourrir le tempérament de la tonalité de do mineur, obscur et triste
selon l’« Énergie des modes » que propose Marc-Antoine Charpentier.
Dès les premières notes, Bach soumet l’auditeur à la tension du débit imperturbable et homogène de doubles croches sur une pédale de tonique do dans le grave, qui constitue le tapis sur lequel se développe l’harmonie pendant les premières mesures du prélude. La première mesure résume l’ensemble du matériau nécessaire à générer l’œuvre : un motif répété de huit doubles croches. Celles-ci, jouées aux deux mains en homorythmie, sont dans un registre medium et égrainent les notes de l’harmonie. La troisième double croche de chaque temps constitue une broderie au demi-ton inférieur, créant une tension harmonique dans la clarté du discours. Busoni rappelle que Bach lui-même écrit que ce prélude est une excellente préparation à l’étude du trille
[4]. La mécanique est lancée, imperturbable, le discours harmonique prend le relais du mouvement obstiné. Ce processus de répétition est exploité pendant les vingt-quatre premières mesures du prélude. Dans cette obstination, l’oreille pratiquement hypnotisée entend une mélodie soutenue qui se dégage de la partie supérieure, comme un chant induit par la résonnance de l’harmonie.
Le parcours harmonique est clair, Bach utilisant l’environnement tonal proche de do mineur. Une marche harmonique (mesures 5 à 10) nous emmène du do mineur initial à mi bémol majeur, en passant par sol mineur puis fa mineur. La marche alterne détente et tension, de deux mesures en deux mesures (mes. 5-6, 7-8, 9-10) : les accords de sixte (mes. 5, 7, 9), en détente, sont à la fois le deuxième degré de la tonalité à venir et le premier de l’actuelle. Ce sont des accords pivots, stables, qui ont la fonction de préparer la dominante de la tonalité suivante. Ces dominantes (mes. 6, 8, 10), en tension, se succèdent présentées avec la septième à la basse, les rendant plus fragiles.
Arrivé en mib majeur, le discours s’éclaircit alors. Ce ne sera que de courte durée. Le retour dans la tonalité initiale (mes. 16) prépare la pédale de dominante qui constitue l’essentiel de la deuxième partie du prélude (mes. 21 à 33). La tension est à son comble. Ce jeu de pédale participe à des rencontres dissonantes (comme à la mesure 22 ou 24).
Une première libération se fait entendre par l’abandon de la contrainte du motif initial au profit d’un jeu d’arpège (mes. 25). Puis, le tempo change, marqué presto, comme une sorte de fantaisie improvisée (mes. 28). La résolution adagio offerte par la pédale de tonique (mes. 34) suspend le temps comme un point d’arrêt. Dans un ultime mouvement allegro, ce labyrinthe imperturbable trouve sa résolution finale par une tierce picarde (mi bécarre) en do majeur.
Écoute comparée
- Glenn Gould, Le Clavier bien tempéré, Sony Classical, 1993 (enregistrement en 1962)
- Sviatoslav Richter, Le Clavier bien tempéré (live à Moscou, 1969), Melodiya, 2013
- Víkingur Ólafsson, Johann Sebastian Bach, Deutsche Grammophon, 2018
Dès la première écoute, les trois interprétations se distinguent par des tempos très différents : tandis que Víkingur Ólafsson (1984-) et Sviatoslav Richter (1915-1997) prennent le parti de la virtuosité (Ólafsson est proche du 144 à la noire proposé par Czerny en 1837) et choisissent un tempo soutenu illustrant un torrent de notes dans l’esprit du « courant agité » décrit par Busoni, Glenn Gould (1932-1982), quant à lui, préfère un tempo modéré.
Cette variation de tempo n’empêche pas les trois interprètes de faire des choix d’articulation et de phrasé parfois similaires afin de renforcer la conduite harmonique. Ainsi, tous accentuent légèrement la première note de chaque premier et troisième temps, donnant le sentiment d’un balancement à la blanche, rappelant les accents ajoutés dans l’édition de Czerny en 1837.
Mais chaque interprétation a également ses particularités.
Au sein de son torrent musical, Richter fait très peu de variations de nuance et de phrasé, les notes déferlent dans un mouvement agité presque uniforme, liées entre elles par la pédale, comme un élan magistral avant la fugue. Sur le CD, le prélude et la fugue sont d’ailleurs rassemblés en une plage unique, comme un tout, pratiquement sans césure, la fugue semblant directement naître de la résonance du prélude. Il se différencie en cela de Ólafsson qui, remplissant l’espace de son tempo soutenu, favorise la conduite du phrasé.
Gould, de son côté, fait entendre l’articulation de toutes les notes. Sans pédale, dans une mécanique proche de celle d’un clavecin, il impose ici une écoute attentive à son auditeur. Dans le détail, il existe dans l’enregistrement de Gould de subtiles variations d’intensité à plusieurs endroits soulignant là encore le parcours harmonique. Ainsi en est-il du traitement de la marche harmonique (mes.5 à mes.10) : Gould choisit de faire entendre les jeux de tensions et détentes harmoniques par l’articulation et les nuances. Dans les accords pivots de sixte (mesure 5, 7) il fait résonner la première double croche de chaque premier et troisième temps qu’il oppose systématiquement à une articulation staccato de la première double croche de la mesure de dominante qui suit (mesure 6, 8). Là encore, Gould est proche des préconisations de l’édition de Czerny.
Ólafsson et Richter quant à eux choisissent de ne pratiquement pas différencier ces mesures au profit d’un phrasé plus long sans rupture de la mesure 5 à la mesure 11.
Une autre particularité de Gould est de dégager certaines voix sans nécessairement privilégier la mélodie supérieure sur les premiers et troisièmes temps. Par exemple, à partir de la mesure 19 jusqu’à la mesure 24, il met en avant la partie de basse (la bémol, la bécarre, sol) en l’accentuant davantage et en conduisant un léger crescendo amenant la pédale de dominante (mesure 21). D’une certaine manière, Ólafsson propose aussi d’amener cette pédale de dominante en mettant en relief chaque temps de la main droite.
Comme déjà évoqué, Gould est assez proche de l’édition de Czerny de 1837, reproduisant même l’erreur du do du troisième temps à la main gauche de la mesure 18, alors que Richter et Ólafsson, fidèles au manuscrit de Bach de 1722-23, jouent ici un si bémol. Ceci témoigne sans doute du fait que Gould n’ait pas eu accès à d’autres éditions. Aujourd’hui, l’accès libre des manuscrits sur internet facilite le rapport à l’œuvre originale et ce genre de vérification.
Références des citations
- [1] François-René Tranchefort, Guide de la musique de piano et clavecin, Éditions Fayard, 1987, p. 25 ↑
- [2] Gilles Cantagrel, Le Moulin et la rivière, Air et variations sur Bach, Éditions Fayard, 1998, p. 416 ↑
- [3] Ferruccio Busoni, Édition Bach-Busoni du Clavier bien tempéré de Johann Sebastian Bach, 1894 ↑
- [4] ibid. ↑
Auteur : Benoît Faucher