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La comédie-ballet
Étoile filante dans le ciel de l’histoire des arts, la comédie-ballet n’aura vécu que le temps d’un règne, celui de Jean-Baptiste Poquelin dit Molière. Morte avec lui en 1673, elle est le produit de deux génies : celui du dramaturge et de son double musical – l’autre « Baptiste » – le compositeur Jean-Baptiste Lully. Mêlant théâtre, musique et danse, la comédie-ballet laissera, malgré la fulgurance de son existence, de véritables chefs-d’œuvre tels que Le Bourgeois gentilhomme.
La naissance d’un genre nouveau
1661, au royaume de France. Nicolas Fouquet, surintendant des finances du roi, décide de donner dans son superbe château de Vaux-le-Vicomte une fête somptueuse en l’honneur de Louis XIV. Pour accompagner jets d’eau, banquets et feux d’artifice, il commande au chorégraphe Pierre Beauchamp un ballet. Au dramaturge Molière, alors déjà connu et apprécié du roiProtégé du frère du roi, Molière a déjà donné avec sa « Troupe de Monsieur » plusieurs de ses pièces, avec succès, comme Les Précieuses ridicules. La charge de tapissier du roi, qu’il récupère en 1660 suite à la mort de son frère cadet, lui donne également l’occasion de côtoyer régulièrement Louis XIV., le surintendant réclame une comédie. Le thème du divertissement sera « Les Fâcheux ».
Tout aurait pu suivre le déroulement habituel de ce type de réjouissance si le faible nombre de bons danseurs n’avait contraint les artistes à revoir leur organisation : afin de permettre aux quelques baladins les plus compétents de se changer entre chaque passage, il est décidé que les entrées du ballet seront intercalées entre les actes de la comédie. Mêler danse et théâtre n’est alors pas un procédé originalOn pense par exemple à la commedia dell’arte qui pouvait inclure des passages chantés ou dansés, ou au théâtre lorsque les pièces à machines faisaient intervenir des intermèdes le temps de changer de décors., cependant, Molière va innover en intégrant au mieux le ballet dans sa pièce, de telle sorte que la trame narrative n’en soit pas brisée : pour ne point rompre aussi le fil de la pièce par ces manières d’intermèdes, on s’avisa de les coudre au sujet du mieux que l’on put, et de ne faire qu’une seule chose du ballet et de la comédie
(avant-propos des Fâcheux).[1] Nécessité faisant loi, c’est ainsi qu’est née, de manière fortuite, la comédie-ballet.
C’est Beauchamp qui compose l’essentiel de la partition des ballets et des intermèdes musicaux des Fâcheux, mais Molière invite Lully à participer au projet. Ce dernier composera un seul morceau sur l’ensemble de la pièce : la Courante de Lysandre. Si Lully est déjà une personnalité bien connue du milieu musical – il est, depuis peu, surintendant et compositeur de la musique de chambre du roi –, il n’a surtout que des ballets à son actif, ainsi que quelques compositions de musique religieuse. La rencontre avec Molière sera déterminante pour la suite de sa carrière, lui ouvrant des possibilités qu’il n’avait pas envisagées...
Le 17 août 1661, la pièce Les Fâcheux est créée à Vaux-le-Vicomte devant le roi et sa cour. C’est une réussite – comme le relate Jean de La Fontaine dans une lettre à son ami Maucroix –, du moins pour les artistes. Car un mois plus tard, Fouquet sera emprisonnéOn a souvent dit que la fête de Vaux-le-Vicomte était la goutte d’eau ayant mené à la disgrâce de Fouquet. En réalité, le ministre était depuis quelque temps dans le viseur du roi qui déplorait sa gestion des finances, se méfiait de son ambition (notamment des places fortes qu’il se faisait construire sur les côtes), ainsi que des relations qu’il entretenait avec certaines personnalités suspectées de tremper dans des affaires de poison. sur ordre de Louis XIV, qui se méfiait depuis quelque temps de son ministre et n’appréciait guère son train de vie dispendieux.
Forts du succès de cette première expérience dans un genre nouveau, « les deux Baptiste », comme on les appellera, vont dès lors poursuivre une étroite collaboration qui aboutira à la création de plusieurs comédies-ballets, perfectionnant toujours un peu plus le genre afin de parvenir à la meilleure union du théâtre, de la musique et de la danse : Le Mariage forcé (1664), La Princesse d’Élide (1664), L’Amour médecin (1665), La Pastorale comique (1667), Le Sicilien ou l’Amour peintre (1667), George Dandin ou le Mari confondu (1668), Monsieur de Pourceaugnac (1669), Les Amants magnifiques (1670), Le Bourgeois gentilhomme (1670).
Collaboration des deux Baptiste
La comédie-ballet peut se définir comme l’association de théâtre parlé, de chant, de musique et d’entrées dansées. Néanmoins, toutes les comédies-ballets réalisées ne connaissent pas le même niveau d’aboutissement quant à l’équilibre entre les différentes dimensions artistiques. Par ailleurs, le terme « comédie-ballet » n’est même jamais utilisé par Molière, à l’exception du Bourgeois gentilhomme. Dans les écrits contemporains (comptes rendus et échanges épistolaires), on peut lire tantôt « ballet mêlé de comédie », tantôt « comédie mêlée de musique et d’entrées de ballet » selon l’appréciation du spectateur. Mais l’assemblage du théâtre et de la musique sera parfois tellement déroutant que la définition d’un genre est impossible : ainsi en est-il de George Dandin dont les deux intrigues, celle de la comédie et celle du ballet, semblent à première vue évoluer en parallèle sans rapport entre elles, si bien que la Gazette du 21 juillet 1668 parle de comédie […] mêlée dans les entractes d’une espèce d’autre comédie en musique et de ballets
[2]. Si George Dandin n’est pas la comédie-ballet la plus réussie, elle attire néanmoins les foules à sa création, et l’homme de sciences néerlandais Christiaan Huygens rapporte dans une lettre du 27 juillet 1668 : il y avait une si grande foule de gens qu’à la comédie, le Roy même eut de la peine à faire placer les dames et il fallut faire sortir pour cela quantité d’hommes.
[3]
L’équilibre entre musique et comédie varie alors constamment selon les œuvres : si certaines donnent la prééminence à la comédie (Le Mariage forcé, L’Amour médecin, Le Sicilien), d’autres au contraire développent davantage les intermèdes musicaux et dansés (La Princesse d’Élide, George Dandin, Les Amants magnifiques). Cependant, dès Le Mariage forcé, on constate que les intermèdes ne sont pas simplement cantonnés aux fins d’acte (comme c’était le cas des Fâcheux), mais peuvent surgir à tout moment de la pièce, tout en cherchant à garder une certaine cohérence avec l’intrigue (spectacle dans le spectacle, scènes de réjouissance, etc.). Molière et Lully vont ainsi expérimenter différentes formes de pièces, jusqu’à réaliser la fusion la plus réussie dans les dernières comédies-ballets destinées aux divertissements de Chambord : Monsieur de Pourceaugnac et Le Bourgeois gentilhomme, où les intermèdes sont véritablement des scènes musicales et dansées servant la progression de l’action, directement intégrées par Molière dans la trame de sa comédie.
Sur la plan musical, Lully explore également différentes formes : il varie les danses, introduit des concerts instrumentaux (par exemple le concert des trompettes pour annoncer la venue d’Apollon dans Les Amants magnifiques) et des ritournelles pour introduire les pages vocales. Il alterne parlé et chanté dans les dialogues, fait intervenir des ensembles vocaux (duo, trio...) ainsi que des chœurs, et se perfectionne dans la mise en musique de la langue française (à ce niveau, les comédies-ballets agiront comme un véritable laboratoire d’expérimentations pour ses futurs opéras) tout en conservant certaines influences de son Italie natale (à l’image des plaintes dans La Princesse d’Élide et George Dandin).
Plusieurs comédies-ballets disposent également d’un prologueLe prologue introduit de manière allégorique l’action de l’œuvre à venir. Mais le lien avec l’intrigue de la pièce reste très superficiel et cette partie introductive n’est souvent que prétexte à glorifier le monarque. La tradition du prologue, existant déjà dans le ballet de cour, sera systématiquement observée dans les tragédies lyriques de Lully. à la gloire de Louis XIV (Les Fâcheux, L’Amour médecin, Les Amants magnifiques), rappelant que, quel que soit leur degré de perfectionnement, toutes sont élaborées dans le cadre de festivités dédiées au roi, que ce soit à l’occasion de divertissements du carnaval où le roi est amené à danser (Le Mariage forcé, La Pastorale comique, Le Sicilien, ou encore Les Amants magnifiquesLes Amants magnifiques est le dernier ballet dans lequel dansera le roi, qui se fait remplacer à la seconde représentation. D’après le Journal de la santé du roi, Louis XIV aurait répété ses rôles au point de s’en rendre malade
(cité dans Philippe Beaussant, p. 378) mais, sans doute conscient qu’il vieillit et que les chorégraphies deviennent de plus en plus complexes, il décide de se retirer du monde de la danse, annonçant la disparition du ballet de cour qui ne connaîtra que quelques rares sursauts après 1670.), ou à l’occasion de grandes fêtes, à Versailles où les comédies-ballets sont souvent créées dans la précipitation (George Dandin, La Princesse d’Élide qui passe des vers à la prose par faute de tempsLe dessein de l’auteur était de traiter ainsi toute la comédie. Mais un commandement du Roi qui pressa cette affaire l’obligea d’achever tout le reste en prose, et de passer légèrement sur plusieurs scènes qu’il aurait étendues davantage s’il avait eu plus de loisir.
(avis de l’édition de La Princesse d’Élide, cité dans Jérôme de La Gorce, p. 495) et L’Amour médecinCe n’est ici qu’un simple crayon, un petit impromptu dont le Roi a voulu se faire un divertissement. Il est le plus précipité de tous ceux que Sa Majesté m’ait commandés ; et lorsque je dirai qu’il a été proposé, fait, appris et représenté en cinq jours, je ne dirai que ce qui est vrai.
(avertissement au lecteur de l’édition de L’Amour médecin, cité dans Jérôme de La Gorce, p. 497)), ou à Chambord.
Pendant six années (depuis Le Mariage forcé en 1664 jusqu’au Bourgeois gentilhomme en 1670), le duo entre les deux Baptiste fonctionne à merveille. Cela n’a rien d’étonnant lorsque l’on sait que Molière possède de bonnes connaissances de musique et de danse, ce qui facilite grandement le dialogue entre le dramaturge et le compositeur. Il peut même, à certaines occasions, assurer dans ses rôles un dialogue en musique. De son côté, Lully s’amuse parfois à interpréter quelques rôles dans les pièces au côté de son collaborateur (Hali dans Le Sicilien, le médecin dans Monsieur de Pourceaugnac, le grand Muphti dans Le Bourgeois gentilhomme) pour le plus grand plaisir des spectateurs qui se gaussent de ses bouffonneries sur scène, exagérées par l’accent italien du compositeur florentin.
Rupture avec Lully et mort de Molière
Après la réussite de leur dernière pièce, l’entente entre les deux Baptiste est toujours au beau fixe. Mais la relation entre les deux artistes va rapidement changer. En effet, alors qu’il a longtemps proféré que l’opéra français était chose impossible (de par la langue et le caractère de la musique française), Lully découvre à travers son travail avec Molière que la langue française peut être mise, et avec succès, en musique. À ce sujet, et pour éclairer quelque peu les conjonctures qui ont abouti à la naissance de l’opéra français, il est intéressant de se pencher sur la création presque simultanée de deux œuvres : Psyché et Pomone. L’histoire de Psyché commence lorsque, pour le carnaval de janvier 1671, le roi commande une œuvre destinée à la salle des machines des Tuileries, où pût entrer une excellente décorationvraisemblablement les décors de Ercole amante, l’opéra de Cavalli donné en 1662 dans cette même salle qui représente les Enfers
[4]. Molière et Corneille proposent Psyché. Le sujet est retenu et les deux auteurs se mettent à l’ouvrage aidés par Quinault qui a fait les paroles qui s’y chantent en musique
[5]. Lully, bien sûr, est en charge de la musique. Si, contrairement aux dernières comédies-ballets, les intermèdes musicaux et dansés sont relégués à la fin de chaque acte, cette tragédie-ballet en cinq actes avec prologue annonce véritablement l’opéra à venir. Deux mois plus tard, le 3 mars 1671, est représentée l’œuvre Pomone, sur un livret de Pierre Perrin (détenteur du privilège pour l’établissement des Académies d’Opéra ou Représentations en musique en Vers françois
[6]) et une musique de Robert Cambert. Ce spectacle entièrement en musique et en langue française peut être considéré comme l’un des premiers opéras français. L’œuvre est un triomphe, ce que ne manque pas de constater Lully, à coup sûr non sans une pointe de jalousie. Aussi, l’idée de créer un opéra commence-t-elle à faire son chemin dans l’esprit du compositeur.
Heureusement pour le Florentin, le vent tourne et la fortune est capricieuse, comme s’en apercevra Perrin à ses propres dépens : ayant eu le malheur de faire confiance à des gens de peu de foi, le pauvre librettiste, victime de sa naïveté, est escroqué par ses collaborateurs et envoyé en prison pour dette. Lully profite de l’occasion. Il convainc Perrin de lui céder son privilège en échange de sa liberté et de l’acquittement de ses obligations financières, puis va trouver le roi afin d’obtenir son assentiment. Charles Perrault raconte qu’il demande cette grâce avec tant de force et d’importunité que le roi, craignant que de dépit il ne quittât tout, dit à M. Colbert qu’il ne pouvait pas se passer de cet homme dans ses divertissements et qu’il fallait lui accorder ce qu’il demandait, ce qui fut fait dès le lendemain.
[7]. Finalement, Lully obtient, en mars 1672, les lettres patentes qui lui concèdent les privilèges sur l’opéra français et lui permettent d’établir une Académie royale de musique.
Mais le compositeur ne s’arrête pas en si bon chemin. Non content d’obtenir le privilège de l’opéra, il tente par tous les moyens de réduire à néant la concurrence en obtenant l’interdiction, en dehors de l’Académie, de toute représentation accompagnée de plus de deux airs et de deux instruments sans sa permission écrite
[8]. Molière, directement impacté par ces mesures diantrement restrictives (il est désormais impossible pour lui de donner ses comédies-ballets), plaide sa cause auprès du roi et parvient à faire porter le nombre d’artistes à six chanteurs et douze instruments. Ce conflit sonne la rupture définitiveLes rapports entre les deux collaborateurs s’étaient déjà vraisemblablement détériorés. La mainmise de Lully sur l’opéra et la création musicale a bien sûr fortement contribué à la rupture, mais il semblerait que Lully n’ait tiré aucun profit des reprises des comédies-ballets à la ville, pourtant fructueuses. Aussi, peut-être le compositeur s’est-il senti lésé à un moment donné. entre les deux hommes : Lully se consacre à présent entièrement à l’opéra, tandis que Molière part en quête d’un nouveau collaborateur, qu’il trouve en la personne de Marc-Antoine Charpentier, un jeune compositeur au service de la duchesse de Guise. Ensemble, ils reprennent certaines pièces de Molière pour lesquelles Charpentier compose de nouveaux intermèdes musicaux (Le Mariage forcé, Les Fâcheux).
Mais c’était sans compter l’ambition dévorante et la détermination de Lully : en septembre 1672, le compositeur renchérit en récupérant la propriété exclusive de toutes ses musiques, ainsi que de tous les textes qu’il met ou a mis en musique (ceci vaut donc pour les intermèdes des pièces de Molière). Dépossédé de ses propres œuvres, Molière est contraint d’innover et se lance avec Charpentier dans un nouveau projet, qui sera le dernier du dramaturge : Le Malade imaginaire. Espérant une invitation à la cour qui ne viendra jamais du vivant de Molière, le compositeur fait débuter l’œuvre par l’habituel prologue en l’honneur du roi, récemment revenu victorieux d’une campagne militaire en Hollande. La pièce est créée le 10 février 1673, non pas à Versailles mais au Palais-Royal. Quelques jours plus tard, le 17 février, après la quatrième représentation du Malade imaginaire qui devait voir l’ultime apparition de Molière sur scène, le dramaturge meurt à son domicile, rue de Richelieu. Au décès de son ancien collaborateur, Lully s’empresse de revendiquer la salle du Palais-Royal pour sa propre Académie, chassant ainsi de son lieu de travail la troupe de Molière, déjà lourdement affectée par la disparition de son directeur. Le 21 août 1674, c’est dans une version remaniée du Malade imaginaire (toujours à cause des restrictions imposées par Lully) que le roi assiste enfin à une représentation de la pièce, à l’occasion de divertissements donnés à Versailles. Par la suite, l’œuvre va connaître encore un franc succès et de nombreuses représentations, ainsi qu’une troisième version. Néanmoins, même si Charpentier est sollicité pour travailler à des reprises de certaines pièces de Molière (comme Le Sicilien), le genre de la comédie-ballet s’éteint définitivement avec la mort de son créateur.
Sources principales
- Philippe BEAUSSANT, Lully ou le musicien du Soleil, Éditions Gallimard/Théâtre des Champs-Élysées, 1992
- Catherine CESSAC, Marc-Antoine Charpentier, Éditions Fayard, 2004
- Jérôme DE LA GORCE, Jean-Baptiste Lully, Éditions Fayard, 2002
- Charles MAZOUER, Molière et ses comédies-ballets, Éditions Honoré Champion, 2006
Références des citations
- [1] Catherine Cessac, p. 73 ↑
- [2] Philippe Beaussant, p. 349 ↑
- [3] Jérôme de La Gorce, p. 500 ↑
- [4] La Grange-Chancel, cité dans Jérôme de La Gorce, p. 545 ↑
- [5] Avis du libraire au lecteur en tête de l’édition de Psyché de 1671, cité dans Philippe Beaussant, p. 408 ↑
- [6] Philippe Beaussant, p. 449 ↑
- [7] Jérôme de La Gorce, p. 180 ↑
- [8] Philippe Beaussant, p. 464 ↑
Auteure : Floriane Goubault