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La musique à Versailles
L’apparat et le plaisir des sens
Ce sont les chasses de Louis XIII à 25 kilomètres à l’ouest de Paris qui préludent au destin de Versailles au début du Grand Sièclele XVIIe siècle. Les forêts giboyeuses qui s’y trouvent lui plaisent tant qu’il s’y fait construire un relais de chasse. Approchant de sa majoritéÀ l'époque, elle est fixée à 14 ans pour un roi., Louis XIV hérite de son père le goût de la chasse. Il développe au fil du temps un attachement tel pour ce lieu qu’il forme le souhait de transformer la bâtisse primitive en un monumental château qui deviendrait le nouveau centre du pouvoir royal. Il devra attendre l’âge de 44 ans pour y habiter définitivement avec la cour, mais cela ne l’empêche pas, durant les longs travaux, de donner de mémorables fêtes dans les jardins ou dans la cour de marbre.
Louis XIV bénéficie comme son père d’une formation faisant la part belle à la danse et à la musique : il maîtrise l’épinette, la guitare, le luth, se plaît à suivre en connaisseur le travail de composition de Lully, et participe aux multiples recrutements des musiciens de la maison royale. Il ne songerait d’ailleurs pas à s’endormir sans entendre ou voir de la musique. La danse, activité noble par excellence à l’égal des armes et de l’équitation, occupe aussi beaucoup ses journées.
Toute activité de la vie de cour sous Louis XIV est codifiée, de sorte qu’il en est le centre rayonnant, et que chacun s’applique à en être remarqué. Cette mise en scène s’appuie beaucoup sur la musique, qui accompagne déjeuner, souper, coucher du roi, retour de chasse, messe quotidienne, victoires militaires… : presque aucune activité officielle ne saurait y échapper, y compris les guérisons royalesL’opération réussie de la fistule de Louis XIV en 1682 suscite la composition et l’exécution de nombreuses œuvres, dont le fameux Te Deum de Lully (dont la composition est antérieure de dix ans), lors duquel sa canne se plante dans son pied et précipite sa fin..
Après le règne de Louis XIV, suivi de sept années de régence sous Philippe d’Orléans passées hors du château, Louis XV choisit de revenir à Versailles avec la cour. Il semble avoir une prédilection pour le château de Compiègne et préfère la chasse et la marche à la musique, mais qu’importe, le château peut résonner à nouveau de toutes ses célébrations quotidiennes. Les « petits concerts » de la reine Marie Leczinska, donnés plusieurs fois par semaine, lui permettent de se faire entendre et d’inviter les meilleurs musiciens parisiens.
Le ton est donné : les plus grands musiciens devront se tourner désormais vers les reines et les favorites pour trouver une oreille attentive et un soutien. La vielle à roue de Marie Leczinska est bien souvent le dernier instrument à retentir le soir dans l’immense château dans les années 1720. Ses filles trouvent dans l’apprentissage de la viole et du violon le moyen de se désennuyer. La favorite Mme de Pompadour1721-1764. Jeanne-Antoinette Lenormant d’Étiolles, née Poisson, marquise de Pompadour, devient la maîtresse de Louis XV en 1745., quant à elle très éprise de théâtre et d’opéra, se fait construire un théâtre privé à Versailles. Son goût très sûr contribue à attirer à Versailles les meilleurs artistes de l’époque. Enfin, c'est la harpe de Marie-Antoinette qui charmera les oreilles de sa petite cour personnelle quelques années plus tard.
La cour est beaucoup plus présente à Versailles sous Louis XVI. Certes, le désintérêt du roi pour la musique vide quelque peu le rituel musical de son sens, mais l’activité de Marie-Antoinette compense efficacement. Elle contribue à redonner à Versailles le prestige que FontainebleauSa salle de théâtre restaurée en 1754 permet d’y donner de nombreux spectacles, dont des opéras et des ballets, avec des mises en scène qui auraient été impossibles à Versailles (l’opéra de Versailles ne sera achevé qu’en 1770). lui volait depuis quelques années. Elle invite pour cela le compositeur C. W. Gluck et assure certains des meilleurs musiciens de l’époque de sa protection. Elle contribue ainsi à apporter à l’opéra français un nouveau souffle tout en reléguant l’opéra baroque français dans le passé. Elle se fait construire un petit théâtre dans le parc du petit Trianon, qui lui permet de se faire entendre au clavecin, au chant ou à la harpe.
Versailles, où se crée le style français au Grand Siècle
Trois grands styles « nationaux » émergent particulièrement au XVIIe siècle :
- Le style italien se distingue par sa virtuosité, sa spontanéité et par une inventivité sans limite.
- Le style allemand est remarquable pour son écriture très travaillée dans laquelle le contrepoint permet l’élaboration de riches textures.
- Le style français quant à lui se distingue par une grande noblesse, une sonorité typique et un amour immodéré de la danse.
Les ballets de courLe premier, modèle de tous les autres, est Le Ballet comique de la Reine en 1581, dû au violoniste, danseur et chorégraphe Balthazar de Beaujoyeulx., que l’on aime tant en France jusqu’à l’apparition de la comédie-ballet, mêlent danse, musique, chant, poésie, décors, costumes et machines. On ne peut rêver spectacle plus complet à l’époque, et le roi et les nobles ont pour habitude d’apparaître ensemble sur scène à la dernière entréeChaque entrée met en valeur un personnage différent. La dernière entrée réunit habituellement l’ensemble des danseurs, y compris professionnels.. Ce « Grand ballet » terminal, dans lequel Lully, le duc de Saint-Aignanorganisateur de grandes fêtes au début du règne personnel de Louis XIV, et tant d’autres privilégiés accompagnent Louis XIV au temps de sa jeunesse, exprime toute la grandeur du règne. Le roi campe ici l’astre solaire, là quelque divinité tutélaire. Les chorégraphies gagnent ensuite en complexité, laissant la place désormais aux professionnels, capables d’accomplir les voltiges des « danses hautes » qui envahissent les scènes et écartent la noblesse. La naissance de l’Académie royale de danse sonne le glas de ces danseurs amateurs sans complexe.
La tragédie lyrique naît à cette époque. Lully, qui obtient le très convoité privilègeCréé pour Perrin en 1669, celui-ci s’empêtre dans de sombres histoires de dettes et d’escroquerie et finit en prison. Lully lui rachète alors en 1672 ce fameux privilège pour « l’établissement des Académies d’Opéra ou Représentations en Musique ». de l’opéra, crée un style de déclamation tout à fait personnel, qui devient emblématique du style français. L’exécution d’Alceste dans la cour de marbre du château de Versailles en 1674 consacre le succès de ce mode d’expression très particulier, dont s’emparent les compositeurs d’opéra français pour un siècle.
La sonorité d’orchestre qui se construit à Versailles au fil des années contribue à façonner ce style français baroque si typique. On n’y utilise ni la contrebasse ni le violoncelle, mais on cultive la violeSon déclin commence après la mort de Marin Marais en 1728, sous l’emprise croissante de la musique italienne. et la basse de violon, à contre-courant des autres cours européennes. L’écriture est d’ordinaire à cinq parties :
- la mélodie le « dessus » est jouée par les hautbois, flûtes et violons ;
- les parties intermédiaires se font aux cordesles hautes-contre, tailles et quintes de violon ;
- la basse est jouée aux basses de violonAvant que les contrebasses n’apparaissent en France vers 1700, cet instrument est plus puissant que le violoncelle (italien). et aux bassons.
Les chanteurs et instrumentistes de la maison du roi se répartissent en trois départements.
La Chapelle est le plus ancien des départements de la musique du roi. Elle est responsable de la musique religieuse quotidienne, et ses chanteurs et musiciens suivent habituellement le roi dans ses déplacements. Comme toutes les activités quotidiennes du temps de Louis XIV, le déroulement musical de la messe est très précisDans ses Cantica pro Capilla Regis (un recueil de textes de motets pour la Chapelle royale), Pierre Perrin déclare : pour la messe du Roy, où l'on chante d'ordinaire trois [cantiques], un grand, un petit pour l'élévation, et un Domine salvum fac regem...
Le grand motet se différencie du petit par la présence d'un chœur. Sa stature autorise les plus grands effectifs et les subtilités d’écriture les plus poussées, devenant l’un des genres musicaux français les plus admirés à l’étranger à l’époque baroque. : un grand motet suivi de deux œuvres vocales plus courtes.
La Chambre et ses « bas » instrumentsinstruments au niveau sonore le plus bas : viole, luth, flûte à bec, clavecin… se charge des divertissements profanes du château de Versailles. Opéras, ballets, soupers, couchers, soirées des petits ou des grands appartements sont organisés par deux surintendantsIls alternent tous les six mois. Lully parvient à occuper le poste à lui seul., secondés par deux maîtres de musique et deux compositeurs de la Chambre. Les Vingt-Quatre ViolonsAppelé la Grande Bande à l’origine, c’est l’orchestre officiel de la cour depuis le XVIe siècle. C’est Louis XIII qui les baptise « Vingt-Quatre », en 1626. en forment l’épine dorsale, épaulés par les Petits ViolonsLa Petite Bande, créée vers 1650 pour accompagner les activités royales plus privées. Lully les préfère aux Vingt-Quatre car ils sont plus souples. Ils disparaissent à la mort de Louis XIV. depuis Lully. Voix, clavecin et toute une panoplie d’instruments forment le reste de l’effectif.
L’Écurie et ses « hauts » instrumentsinstruments les plus puissants et les moins « nobles » (trompette, timbales, tambourin), auxquels appartiennent dans un premier temps les violons, dirigée par le grand écuyer, accompagne certains événements militaires, les retours de chasse, et tout événement festif ou de plein air. Sa quarantaine d’instruments à vent, sans compter les percussions, fait bel effet lors de l’entrée des carrosses du roi et de la reine dans les villes, lors des transports de drapeaux ou bien encore lors du départ du roi à la chasse. Ses musiciens, sachant rarement lire et écrire, jouissent d’une considération inférieure à celle de leurs collègues de la Chapelle et de la Chambre.
Certains musiciens appartiennent à deux départements, voire aux trois, et y jouent des instruments très différents. Le style très noble, souvent grandiose des œuvres, et l’excellence des musiciens de la Chapelle, de la Chambre et de l’Écurie contribuent à donner de Versailles l’image la plus prestigieuse qu’une cour européenne puisse avoir. La réputation des Vingt-Quatre Violons dépasse même largement les frontières, au point de susciter des imitations dans certaines cours.
Versailles détrôné par Paris
Alors que Versailles continue de jouer inlassablement Lully et ses tragédies lyriques, l’Italie innove, et l’Allemagne et l’Autriche ont des cours ouvertes aux grandes évolutions musicales. Une certaine lassitude d’entendre toujours les mêmes œuvres se fait pourtant sentir. Dès le règne de Louis XV et même avant, Versailles souffre de la rivalité de Paris. Mozart, à qui le poste d’organiste de la chapelle royale est offert lorsqu’il a 22 ans, semble affolé à l’idée de se trouver oublié loin de Paris, là où les modes se font et se défont. Le rituel musical de Versailles s’est peu à peu vidé de sons sens. Du reste, les prestigieuses institutions que sont la musique de la Chapelle et celle de la Chambre du roi sont réunies en une seule durant le règne de Louis XV parce qu’elles coûtent trop cher. La nouveauté gagne donc Versailles par d’autres biais. Les favorites de Louis XV, la marquise de Pompadour et la comtesse du Barry, viennent du milieu parisien. Elles en connaissent les meilleurs artistes et leur ouvrent leurs portes à Versailles. Les musiques italienne et allemande, si prisées ailleurs en Europe, y trouvent aussi progressivement une place, grâce notamment à deux dauphinesMarie-Josèphe de Saxe et Marie-Antoinette d’Autriche. Par ailleurs, toute célébrité ou phénomène de la sphère musicale demeure accueillie avec enthousiasme, qu’elle se nomme Mozart ou Farinelli.
Paris est au diapason de ce qui se fait de plus moderne en Europe. Tous les grands compositeurs de passage tâchent de s’y faire jouer. L’immense succès de l’Académie royale de musique, la création du Concert SpirituelCréé en 1725 par le hautboïste de la cour Anne Danican Philidor et existant jusqu’en 1791, c’est la première société de musique non subventionnée par le pouvoir royal. Ses concerts, d’une grande réputation, sont donnés au palais des Tuileries, seulement les jours de fête religieuse, où l’Académie de musique ne joue pas d’opéra. Ne pouvant au début jouer ni opéras du répertoire ni musique française en raison du privilège de l’Académie de musique, il programme beaucoup de musique sacrée et de musique italienne. Ces règles s’assouplissent ensuite, et il devient le rendez-vous incontournable des plus grands solistes. Son orchestre comporte une quarantaine de musiciens. et de l’Opéra Comiquecréé en 1714, à la fin du règne de Louis XIV volent depuis un certain temps déjà la vedette à Versailles. Un nouveau public, essentiellement bourgeois et souvent plus fortuné que l’aristocratie, encourage la nouveauté, devient mécène des compositeurs les plus talentueux, comme Jean-Féry Rebel. Pour ces nouveaux connaisseurs de l’art, le style versaillais est passéiste et ne saurait prétendre représenter la nation toute entière désormais. Les choix de Marie-Antoinette nous éclairent sur l’importante évolution en cours : au centre d’une cour réduite et en toute indépendance, elle prend sous sa protection de futurs grands noms de l’art lyrique tels que Gluck, Piccinni, Grétry… Contre toute attente, jamais certainement la vie musicale à Versailles n’aura été aussi riche. Les musiciens de la maison du roi quittent Versailles au plus fort de la tourmente révolutionnaire, en 1793. Les meilleurs deviennent les premiers professeurs du Conservatoire de Paris, qui vient d’être créé. Les autres intègrent la garde nationale, s’essaient à la scène lyrique, ou entament une seconde carrière dans des concerts privés ou publics.
L’essentiel
- C’est Louis XIII, le père de Louis XIV, qui s’attache le premier au domaine de Versailles, pour chasser.
- Louis XIV hérite des connaissances musicales de son père. Il sait jouer de plusieurs instruments dans sa jeunesse et en garde une oreille très exercée jusqu’à la fin de son règne.
- La danse, pour Louis XIV comme pour toute la noblesse, revêt un caractère particulièrement important : il la travaille avec un maître de danse presque tous les jours, y compris lors des campagnes militaires.
- La musique est omniprésente à Versailles, accompagnant la plupart des rituels, profanes ou religieux. Les meilleurs musiciens français se font par ailleurs entendre régulièrement, lors de concerts de toutes sortes.
- Durant le Grand Siècle, le style français est en réalité le style versaillais. La perfection des ensembles instrumentaux, dont les célèbres « Vingt-Quatre », et la grandeur des œuvres en font un modèle prestigieux dans toute l’Europe.
- Les musiciens de la maison du Roi se répartissent en trois départements : la Chapelle, la Chambre et l’Écurie. De nombreux musiciens passent de l’un à l’autre, et il n’est pas rare qu’ils jouent plusieurs instruments.
- Contrairement à Louis XIV, ses successeurs Louis XV et Louis XVI ne sont pas de grands amateurs de musique. Mais les talents et le goût de leurs épouses et de leurs favorites permettent à la musique de garder une place de choix à Versailles.
- La musique et le style de Versailles paraissent de plus en plus vieillis au XVIIIe. Les institutions musicales de Paris volent la vedette à Versailles au Siècle des lumières. Versailles continue toutefois d’attirer les plus grands musiciens grâce au soutien des reines et des favorites successives, et grâce à la forte demande de leçons de musique de la part de la famille royale.
Auteur : Jean-Marie Lamour