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Le saz de Turquie
Une famille
Le saz appartient à cette très vaste famille des luths à long manche, déjà représentés sur des bas-reliefs sumériens et dont l’aire de diffusion correspond à la route de la soie : du Japon à l’Europe orientale, nous trouvons la même forme de luth à deux ou trois cordes, à caisse relativement petite par rapport à un manche long et fin, parfois lisse mais le plus souvent doté de frettesUne frette est une ligature nouée sur le manche du luth et donnant les différentes notes de la gamme. sous formes de ligatures.
Ces luths portent des noms qui se sont déplacés sur les grands espaces des nomades de la steppe, comme kopuz/khomuz, que l’on trouve dans tous les pays de l’aire türk (d'Asie centrale jusqu'en Chine occientale) et qui subsiste dans kobza, en roumain, ou encore tanbur, alias dombra, tambura, nom répandu de la Bulgarie aux pays ouïghours en passant par l’Inde.
En Turquie, ces luths ont des tailles très diverses. Les plus petits s’appellent baglama (signifiant « attache », allusion probable aux frettes) ou djoura ; parmi les plus grands, citons le bozuk (du persan bozorg, « grand », bouzouki en grec), le divan sazi, et le meydan sazi (respectivement : du divan et de la place publique). Quant au mot saz, d’origine persane, signifiant au départ « instrument », il est devenu le nom générique de toutes ces variantes anatoliennes.
Un symbole
Propre aux bardes et aux ashikLittéralement « amoureux », ce mot désigne – comme son équivalent arménien ashough – le barde, le troubadour. C'est aux ashik que l'on doit la transmission de la majeure partie de la tradition poétique, lyrique et épique turque, jusqu'à nos jours. (tel Musa Eroglu par exemple), le saz était fabriqué par les paysans eux-mêmes, la caisse creusée dans un tronc de mûrier. La forme des caisses variait beaucoup selon les régions. Mais de nos jours, en milieu urbain, elle est plutôt montée « en feuilles » sur un moule, comme les luths de la musique classique. La table est en sapin, le manche souvent en bois fruitier. Les saz ruraux comptent dix à douze frettes, pour un usage restreint à quelques modesDans son acception la plus simple, un mode est une organisation des intervalles qui composent une mélodie.. Mais les saz urbains, à vocation multimodale, en comptent 23 ou 24 avec par endroits trois par ton.
Cet instrument a acquis au XXe siècle la dignité d’instrument national, porte-parole de la halk müzigi, « musique populaire » identifiée à la république. Mais le saz est aussi représenté brandi comme une arme par l’ashik martyr Pir Sultan Abdal et il devient alors le symbole du peuple alevi opprimé, contestataire et pacifiste. Sa fonction essentielle dans le rituel en fait chez les AleviLes Alevi (« partisans d'Ali »), comme les Bektashi (de Hadji Bektash, fondateur de l'ordre au XIIIe siècle) qui partagent leur credo, constituent une appartenance religieuse largement répandue en Anatolie (20 millions estimés) et dans les Balkans. Ils s'apparentent aux shi'ites, car ils se réfèrent à Ali et aux douze Imam ; mais leur credo comprend des éléments de diverses cultures et religions côtoyées par les nomades turkmènes, cultes iraniens anciens, bouddhisme, christianisme oriental. Leur culte est une assemblée nocturne appelée djem « union » où le chant accompagné de saz est omniprésent, ainsi que la danse sacrée, le semah. un instrument sacré, « Coran à cordes ». Il est alors le support au développement de toute une poésie philosophique transmise avec soin jusqu’à nos jours au sein des rituels, ou de village en village, par les ashiks.
Le jeu du saz
Sous sa forme la plus petite, le saz a deux ou trois trois cordes en métal. Il porte alors respectivement le nom d’ikitelli et d’üçtelli. Dans ce cas, il est joué avec les doigts, comme les dotar du Khorasan et le tanbur kurde, avec une grande finesse rythmique et ornementale.
Sur les grands saz, il s’agit de trois chœurs de 2 ou 3 cordes, avec éventuellement doublage à l’octave, au moyen d’une corde filée grave. Elles sont pincées alors avec un plectre souple en écorce de cerisier, aujourd’hui en plastique.
Le saz est auto-suffisant : la main droite frappe sur la table, fournissant ainsi l’accompagnement percussif à la mélodie, sa battue. Le saz est accordé selon diverses combinaisons, dont les plus courantes se basent sur les intervalles de quinte et de seconde majeure. Une des singularités du jeu de saz est le rôle du pouce de la main gauche : la finesse du manche lui permet de contrôler la corde du haut. La mélodie se partage ainsi entre la chanterelle, jouée par les autres doigts, et la corde du haut, pressée par le pouce. D’où un jeu polyphonique avec successions de quintes parallèles et frottements de seconde. Cette utilisation du pouce est caractéristique de tous les luths à longs manches des nomades.
Auteur : Jérôme Cler