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Musiques de Turquie Contexte culturel
Du « melting-pot » ottoman à la république
La Turquie présente un monde musical très varié, fonction d’une vaste géographie de steppes et de montagnes habitées par des groupes d’origines variées : Grecs, Lazes (apparentés aux Géorgiens), Juifs, Kurdes, Iraniens, Arméniens, Tsiganes, etc., et bien sûr Turcs de diverses origines tribales, issus des nomades de l’Altaï et de la steppe d’Asie centrale. Cette grande variété répandue sur tout le territoire de l’actuelle Turquie s’est reflétée particulièrement à Istanbul et à la cour des Sultans où les musiciens étaient de toutes ces origines mélangées : la musique classique ottomane, synthèse de ces apports, conquit son indépendance par rapport au modèle persan à partir du XVIIe siècle, faisant rayonner en Méditerranée orientale son art du makamLe makam est un certain concept du mode, dans le monde turco-arabe. À l’origine, le mot désigne une longue forme-suite composée dans le même mode, puis a fini par signifier, à Istanbul, comme à Bagdad ou en Afrique du Nord, le mode proprement dit. et ses formes musicales. Cette musique s’est aussi développée sous l’égide de la puissante confrérie mevlevieLa confrérie mevlevie est une confrérie dont le fondateur est Mevlana, « notre maître », autrement dit Djelaleddin Rumi, un des plus grands poètes et mystiques de l’Islam, qui vécut à Konya au XIIIe siècle. Les mevlevi sont connus sous le nom de « derviches tourneurs » et se distinguent par le rôle fondamental de la musique dans l’expérience extatique. où elle joue un rôle central dans le rituel de l’audition mystique (sama’).
Après les grands bouleversements des années 1920, apparaît une Turquie républicaine, laïque. Une des premières tâches de Mustafa Kemal Atatürk fut de réformer l’alphabet et la langue, et de créer une musique nationale.
Halk Müzigi
Halk Müzigi, la « musique populaire » officielle, devait se baser sur les airs des campagnes anatoliennes, dûment collectés, puis arrangés pour les orchestres de la radio nationale. Imposée par les cadres des ministères de la Culture et de l’Éducation, elle devait ainsi remplacer l’ancienne musique de la cour ottomane, sanat müzigi (« musique d’art »), basée sur le makam et considérée par les idéologues de la république comme « étrangère », car trop apparentée au monde arabo-persan, alors que l’âme turque est originaire d’Asie centrale.
La musique est donc en Turquie un enjeu politique et idéologique fort. Aux modèles officiels s’opposent évidemment des contre-modèles, comme l’a été longtemps la musique dite arabesk, variété urbaine de grande diffusion issue de la mode égyptienne des années 1950 et développée par la suite a la turca. De même, quand la grande communauté des Alevi-BektashiLes Alevi (« partisans d'Ali »), comme les Bektashi (de Hadji Bektash, fondateur de l'ordre au XIIIe siècle) qui partagent leur credo, constituent une appartenance religieuse largement répandue en Anatolie (20 millions estimés) et dans les Balkans. Ils s'apparentent aux shi'ites, car ils se réfèrent à Ali et aux douze Imam ; mais leur credo comprend des éléments de diverses cultures et religions côtoyées par les nomades turkmènes, cultes iraniens anciens, bouddhisme, christianisme oriental. Leur culte est une assemblée nocturne appelée djem « union » où le chant accompagné de saz est omniprésent, ainsi que la danse sacrée, le semah. a pu apparaître au grand jour, tout le monde a dû reconnaître l’excellence de leurs ashiksLittéralement « amoureux », ce mot désigne – comme son équivalent arménien ashough – le barde, le troubadour. C'est aux ashik que l'on doit la transmission de la majeure partie de la tradition poétique, lyrique et épique turque, jusqu'à nos jours. dans l’art du saz. Enfin, aujourd’hui, les langues et musiques des minorités (kurdes, arméniennes, tsigane, grecque...) apparaissent sur le marché.
Musiques rurales
Une caractéristique notable de la musique rurale de Turquie est l’omniprésence de rythmes aksak, rythmes boiteux composés de valeurs binaires et ternaires (7 temps = 2+2+3, 9 temps = 2+2+2+3, 10 temps = 3+3+2+2, etc.). Ces rythmes sont répandus dans tout le pays, comme dans les Balkans, et celui que la théorie classique appelle aksak (9 = 2+2+2+3) est parfois considéré comme le rythme anatolien par excellence.
À propos des musiques d’Anatolie, on a l’habitude d’opérer une forte distinction entre l’Ouest méditerranéen, plus porté sur les musiques instrumentales à danser, et la Turquie continentale et orientale, marquée par le personnage de l’ashik, troubadour, poète, chanteur, mémoire des épopées de son peuple.
Enfin, une identité singulière est reconnue aux musiques de mer Noire (Samsun, Trébizonde, Rize), avec la cornemuse tulum, la vièle kementchè et les rythmes aksak très vifs. De même, la musique kurde, du sud-est du pays, est profondément liée à celle des Kurdes d’Irak et d’Iran.
Fêtes et rituels
Le personnage de l’ashik (« amoureux » en arabe) hérite largement des bardes d’Asie centrale. Chez les Alevi-Bektashi, il est l’officiant d’une liturgie, le djem, où il chante les hymnes, et conduit la danse sacrée du semah qui correspond à la danse extatique du banquet céleste des Quarante. À l’est, vers Kars et le Caucase, il est la mémoire de son peuple, chanteur d’épopées et habile aux joutes poétiques. Chez les musulmans sunnites, la musique reste extérieure au fait religieux, considérée comme un simple divertissement réservé surtout à la fête sociale par excellence, le mariage, où se transmettent principalement les airs à danser. Mais des occasions plus intimes peuvent donner prétexte à la fête musicale, comme les veillées d’antan, désormais remplacées par des réunions entre amis, avec quelques saz, à l’écart.
Avant que la laïcité ne libère peu à peu la musique des préjugés négatifs, on faisait souvent appel à des musiciens du dehors, tsiganes par exemple, pour les fêtes. Mais dans bien des campagnes, les paysans eux-mêmes assuraient jusqu’à aujourd’hui la musique des mariages de leur région.
Auteur : Jérôme Cler