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Un pionnier : Sidney Bechet
La première fois qu’un soprano apparaît dans les archives du jazz, c’est sous le nom de Sidney Bechet (1897-1959). Clarinettiste formé dans la grande tradition créole de La Nouvelle-Orléans, mais également fasciné par le chant vibrant d’Enrico Caruso, Bechet fit preuve d’une expressivité sonore et d’un lyrisme d’une violence prodigieuse qui trouva son plein épanouissement sur le saxophone soprano. À Chicago, aux alentours de 1918, il semble avoir acquis un premier modèle courbe qu’il revendit rapidement à Darnell Howard. L’année suivante, lors de la tournée européenne de Will Marion Cook, le hasard le mit à nouveau en présence d’un soprano, droit celui-là, dans la vitrine d’un magasin londonien. Cette fois-ci, Bechet se laissa définitivement conquérir par l’instrument qu’il utilisa en studio dès 1923, au sein du Clarence Williams’ Blue Five. Il y figure comme l’autre concurrent au titre de premier grand improvisateur de l’histoire du jazz. Un titre qu’il eut du mal à faire valoir face à Louis Armstrong tant sa carrière et sa discographie restèrent erratiques jusqu’à la fin des années 1930. Installé à Paris en 1950 et désormais vedette des disques Vogue, il fut à l’origine d’une première vague d’intérêt pour le soprano dans le cadre du New Orleans Revival.
Johnny Hodges : le soprano avant l'alto
Le soprano est présent au sein des premiers grands orchestres new-yorkais dont les pupitres de saxophones n’ont pas encore l’homogénéité acquise dans les années 1930, et recèlent souvent une quantité disparate d’anches simples ou doubles. Chez Ellington, il n’est pas rare de trouver le soprano entre les mains d’Otto Hardwicke ou Harry Carney, mais le vrai spécialiste de l’instrument, c’est Johnny Hodges (1906-1970). Après de premières tentatives musicales comme batteur et pianiste, il fit l’acquisition vers l’âge de 13 ans (1919) d’un soprano avec lequel il rendit visite en coulisses à Sidney Bechet de passage à Boston. En 1924, il retrouva Bechet qui l’engagea dans son propre club à New York et qu’il remplaça à l’occasion. Intégré à l’orchestre de Duke Ellington en 1927, il grava dans ce contexte quelques chefs-d’œuvre du saxophone soprano, mais délaissa progressivement ce dernier au profit de l’alto pour lequel il partagea avec Benny Carter le rôle de chef de file. Pourtant, à l’alto comme au soprano, il ne fait pas mystère de l’influence décisive de Sidney Bechet sur son style : vibrato, puissance, lyrisme, liberté rythmique. En outre, il est probable que sa justesse d’intonation ne soit pas étrangère à la discipline requise par le soprano.
Un rénovateur : Steve Lacy
L’histoire du soprano dans le jazz semble s’interrompre lorsqu’à la fin des années 1930 Hodges décide de ne plus se consacrer qu’à l’alto. On découvrira bien quelques exceptions, notamment dans la carrière des ténors Budd Johnson et Lucky Thompson. Mais il faut attendre l’entrée en scène de Steve Lacy (1934-2004) pour que le soprano s’impose à nouveau dans l’histoire. Passé dans les années 1950 directement du dixieland aux milieux de l’avant-garde, Lacy se distingue par une indépendance d’esprit qui le tiendra toujours à l’écart, même du free jazz dont il est le contemporain et le sympathisant. Aussi ne s’étonnera-t-on pas de ne lui connaître aucun maître, à l’exception de Thelonious Monk dont les compositions constituent l’une des constantes de son répertoire. Il est le premier à se consacrer exclusivement au soprano au profit d’une recherche qui va moins vers l’éclat et la virtuosité que vers la souplesse et la rondeur du son, une façon quasi chirurgicale de trancher l’espace, la qualité angulaire des phrases, un art conceptuel entretenant de nombreuses correspondances avec les arts plastiques et littéraires.
L'influence décisive de Coltrane
L’exemple de Steve Lacy semble avoir déterminé John Coltrane (1926-1967) à élargir sa palette instrumentale. Il découvre le soprano avec un instrument oublié par son propriétaire dans une voiture à l’automne 1958, puis il s’en procure un à l’usine Selmer d’Elkhart (Indiana) au début de l’année 1959. Durant la tournée de printemps 1960 du Miles Davis Quintet, il en achète un à un antiquaire parisien pour pouvoir s’entraîner. En mai, il en joue sur scène. En octobre, il enregistre My Favorite Things, double manifeste du jazz modal et du soprano dans le jazz.
Le saxophone droit devient entre ses mains une extension du ténor, pour s’élever toujours plus haut dans la sphère des harmoniques selon une esthétique de la saturation qui touche à son apogée lors des concerts de 1966. Sans atteindre la plénitude sonore acquise sur le ténor, il réservera toutefois le soprano à certaines pièces (My Favorite Things, India, Greensleeves, Afro Blue…).
La multitude des musiciens qui adoptent le soprano à la suite de Coltrane et dans la vogue de pratique poly-instrumentale qui accompagne l’avènement du free jazz témoigne de cette difficulté d’assouplir le son du soprano, de s’affranchir de sa tendance nasale, d’assujettir sa nature rétive en réduisant notamment les écarts d’intonation et de timbre entre les registres graves et aigus. Est-ce d’ailleurs une préoccupation de cette époque tumultueuse ? Passé l’effet de surprise, le public d’Archie Shepp (1937) s’accommodera rapidement de cette intéressante dynamique sonore qui fait son apparition sur Black Gypsy en 1969.
Wayne Shorter : l'alternative au ténor
Le choix du soprano apparaît chez le saxophoniste ténor Wayne Shorter (1933) à un moment où il semble se désintéresser de la plénitude du timbre, un peu comme le tireur à l’arc zen plus préoccupé de viser que d’atteindre sa cible. Cette tendance qui se confirme tout au long de sa carrière prend toute sa dimension avec l’adoption du soprano. D’aucuns y ont vu une volonté de se rapprocher de Miles Davis. David Liebman dira que le soprano lui procure des sensations de trompettiste. Une chose est certaine, le choix du nouvel instrument correspond, chez Shorter comme chez Liebman, à une montée des décibels avec l’électrification de l’orchestre de Miles Davis, et une volonté de se faire entendre plus sûrement au travers des stridences du soprano que des rondeurs du ténor.
Vers l'exclusivité : le cas David Liebman
L’accroissement du nombre de saxophonistes ajoutant le soprano à leur panoplie instrumentale est exponentiel à partir du milieu des années 1960 : ténors, multi-instrumentistes ou même spécialistes de l’alto comme Lee Konitz. Ceux qui s’y consacrent exclusivement restent pourtant l’exception. David Liebman (1946) fit ce choix tout au long des années 1980 avant de reprendre la double pratique ténor/soprano au cours des années 1990. Ses premiers duos avec le pianiste Richard Beirach en 1975 révèlent déjà une maîtrise de l’instrument hors du commun. La plénitude du timbre d’un extrême à l’autre de l’instrument ajoute à la fluidité technique, à l’exactitude harmonique et rythmique (pourtant constamment éprouvée par des tensions phénoménales) et à la justesse de l’intonation. Une justesse qui ne corsète cependant jamais l’expression, et qu’il soumet à un truculent travail ornemental sur les hauteurs et sur le timbre. S’il existe un hiatus entre le ténor et le soprano de Liebman, c’est moins sur le plan de la maîtrise instrumentale que sur celui de la poétique. Héritier avoué de Coltrane sur le ténor, David Liebman se sent plus proche de Miles Davis au soprano dans le traitement de l’espace, plus trompettiste dans la qualité des attaques.
Au cours des vingt dernières années du siècle, on vit la grande majorité des jeunes musiciens pratiquer plusieurs saxophones, parfois sans réelle dominante, et avec un égal bonheur. Faute de pouvoir en dresser l’inventaire (ce qui reviendrait à refaire l’histoire récente du saxophone jazz), on n’en citera qu’un seul, Branford Marsalis (1960), dont l’élégance instrumentale toute particulière sur le soprano est égale, quelque recoin de sa personnalité très caméléon puisse-t-il explorer. Sam Newsome mérite une mention spéciale pour s’être consacré exclusivement au soprano, ce qui lui vaut d’occuper depuis plusieurs années la première place des Rising Stars des référendums de Downbeat dans sa catégorie instrumentale.
Auteur : Franck Bergerot