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Le soprano dans la famille des saxophones
On croit souvent que le soprano est le cadet de la famille des saxophones, oubliant qu’il est encore suivi du sopraninoen mi bémol et même du très rare « soprillo »sopranissimo ou piccolo, en si bémol. Le soprano est en si bémolcomme le ténor mais une octave au-dessus, et fut souvent choisi à partir des années 1970 en complément par les jazzmen spécialistes du ténorprobablement aussi parce que les tessitures des deux instruments sont très complémentaires. Si, dans la musique classique, il tient un rôle obligé au sein du quatuor créé par Marcel Mule à la fin des années 1920, il est resté longtemps méconnu du grand public jusqu’aux premiers grands succès de Sidney Bechet notamment en France, pays d’accueil de ce dernier, qui vit aussi triompher le héros soprano de la série Piccolo et Saxo. Dans l’imaginaire populaire, le soprano reste le « saxophone-carotte », par opposition aux autres saxophones en forme de pipe.
Un saxophone droit
Sa forme rectiligne depuis longtemps la plus courante peut avoir joué en sa défaveur. Il est porté par les mains de l’instrumentistecomme la clarinette, mais qui elle est beaucoup plus légère, tandis que le saxophone courbe tombe le long du corps, simplement retenu par le cordon passé autour du cou.
Est-ce ce qui a conduit différents fabricants à proposer des formes alternatives ? Dans les années 1910, la C.G. Conn Company d’Elkhart (dans l’Indiana aux États-Unis) propose le soprano sous sa forme conventionnelle et en version courbe (comparable à un petit alto). Elle présenta même un F mezzo soprano« The tone of a soprano with the style of an alto ». On trouvera le soprano courbe inscrit à d’autres catalogues : Selmer, Buescher (qui présenta aussi un tipped bell soprano avec pavillon légèrement recourbé vers l’avant), King (qui présenta en 1926 un soprano en ut) ou même l’italien Rampone & Cazzani. La compagnie d’orfèvres de Chicago Lyon & Healy commercialisa même un soprano semi-courbe fabriqué par Martin, selon une idée également développée par King sous le nom de saxellolégère inclinaison du bocal et pavillon ouvert à 90° du corps de l’instrument qui permettait de faire reposer le saxophone sur les genoux. Mais l’idée pourrait bien avoir été empruntée à Rampone & Cazzani qui produit encore des saxellos et présente dans son musée un prototype en bois datant de la même époque. Le saxello connut son heure de gloire au tournant des années 1960-1970 entre les mains d’Elton Dean du groupe de jazz-rock anglais Soft Machine et quelques années plus tôt sous une forme modifiée rebaptisée manzello par Roland Kirk.
Dans le dernier quart du XXe siècle, les formes alternatives ont connu un regain d’intérêt : bocal courbe permettant de laisser tomber l’instrument verticalement, pavillon redressé pour une meilleure projection, courbure du corps de l’instrument évoquant l’aspect de l’alto (selon une forme courante dans les années 1910-1920). On a également commencé à doter les versions rectilignes d’un anneau permettant le recours au cordon. Cette évolution vient à point nommé soulager du poids toujours plus grand de l’instrument au fur et à mesure de son perfectionnement technique. Si ce dernier est comparable à celui des autres modèles de la famille en terme de mécanisme et de clétage, les fabricants, sous l’impulsion des marques japonaises, ont pris conscience très tardivement de la nécessité d’améliorer la justesse et la sonorité du soprano, alors que les exemples de John Coltrane et Wayne Shorter ouvraient un marché auparavant très restreint.
Timbre et musique modale
Sur les anciennes générations de soprano, le musicien se heurtait en effet à des problèmes de justesse qui obligeait à un travail de correction acrobatique et qui pourrait avoir incité Sidney Bechet à exagérer son vibrato. Hors de la nuance fortissimo, l’émission des graves n’était possible qu’en adoptant des solutions extrêmes (anche faible, bec fermé) incompatibles avec une émission aisée dans les aigus. Sur le plan du timbre, par opposition à la chaleur et à la souplesse du saxophone ténor, médium idéal de la vocalité de la musique noire américaine, le soprano supporta longtemps une réputation d’aigreur et de raideur.
Associée à la vogue des musiques modales dans le sillage de John Coltrane, sa sonorité nasale l’a souvent fait comparé au hautbois, voire au shenaï ou à la bombardel’expression péjorative de « berger bulgare » désignant dans l’argot du musicien français le sopraniste coltranien et, par extension, le spécialiste de l’improvisation modale. David Liebman s’est même demandé si son attachement à l’instrument n’avait pas à voir avec ses origines juives d’Europe centrale et quelques saxophonistes ont sauté le pas en ajoutant à leur panoplie le hautbois : pionnier de la main tendue vers les traditions modales, Yusef Lateef pratique le hautbois occidental comme ses formes extra-europénnes ; au sein du groupe Oregon, le hautbois de Paul McCandless peut aisément être pris pour un saxophone soprano ; après avoir adopté le soprano, l’alto Charlie Mariano s’est intéressé au nagaswaram, hautbois du sud de l’Inde. D’autres comme Joe Lovano, Charles Lloyd, Michel Portal ou Mihál Borbély ont choisi le tarragot, équivalent en bois du soprano prisé par les tsiganes d’Europe centrale.
Auteur : Franck Bergerot