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Des pionniers expressifs
Il faut attendre les années 1908-1910 pour voir les trombonistes néo-orléanais s'équiper de trombones à coulisses, tel Kid Ory qui en 1905 est encore photographié avec un trombone à pistons. Cette évolution semble avoir été anticipée dans les harmonies américaines d'inspiration militaire comme celle dirigée par le célèbre John Philip Sousa. En 1902, ce dernier connut un grand succès en enregistrant Trombone Sneeze (an humoresque cake-walk) avec son tromboniste soliste Arthur Pryor qui valorisait les effets de coulisse. Ces derniers connurent une certaine vogue dans la musique de l'époque et devinrent dans les années 1910 une spécialité néo-orléanaise sous le nom de tailgate style (« le style du hayon »). Le terme vient de l'espace que les trombonistes se ménageaient en s'installant jambes pendantes sur le hayon arrière des chariots sur lesquels se produisaient souvent les orchestres dans les rues de La Nouvelle-Orléans. Ils pouvaient ainsi donner libre cours à de spectaculaires glissandi à la grande joie du public.
Au cœur des big bands
La pratique de l'improvisation collective néo-orléanaise reposait sur un solide contrepoint du trombone au chant mélodique de la trompette et aux variations virtuoses de la clarinette. Celui-ci pouvait être traité avec la rudesse spectaculaire du tailgate style caractérisant Kid Ory, mais Honoré Dutrey lui accordait une musicalité plus réfléchie. Alors qu'à New York, les grands orchestres organisaient leurs pupitres, le trombone s'imposa par ses contributions orchestrales, notamment chez Duke Ellington. Son style, connu dès la fin des années 1920 sous le nom de jungle, reposait sur l'utilisation expressionniste par les cuivres d'une combinaison de growleffets de gorge faisant grogner l'instrument et des effets de sourdine « wa-wa ». Certains spécialistes prétendent, en dépit de l'absence d'enregistrements pertinents sur ce point, que le premier tromboniste d'Ellington, Charles Irvis, influença le jeu de sourdine du trompettiste Bubber Miley. Celui-ci trouva en tout cas un complice idéal à l'arrivée d'un ami et successeur de Charles Irvis, Joe « Tricky Sam » Nanton , technicien inégalé du travail sur le timbre.
Alors que l'orchestre d'Andy Kirk ne compte encore qu'un trombone en 1936 (deux seulement chez Benny Goodman jusque dans les années 1940), Duke Ellington dirige dès 1932 une vraie section de trois trombones qui se détache de l'ancienne section des cuivres regroupant trompettes et trombones, mais dont la cohésion repose paradoxalement sur l'association de personnalités très contrastées. Le jeu de Nanton se caractérisait par une sensualité moite et une grande concision mélodique. Lawrence Brown se distinguait dans les ballades par un romantisme qui lui fut souvent reproché par des détracteurs fort injustes à l'endroit de sa virtuosité d'improvisateur jusque dans les pièces les plus hot. Personnage discret, Juan Tizol fut l'un des rares jazzmen pratiquant le trombone à pistons. Surtout connu pour ses partitions, il fut surtout un formidable musicien de pupitre qui joua un rôle capital chez Ellington. En fin tacticien, ce dernier profitait de la souplesse de ses pistons pour lui confier des phrases impraticables à la coulisse. Coloriste toujours prêt à bouleverser l'ordonnancement des sections et à marier les timbres, le Duke profitait aussi des facilités du trombone à pistons pour inclure sa sonorité dans les phrasés de saxophones.
C'est avec Tommy Dorsey que le big band de jazz acquiert son quatrième trombone aux alentours de 1938. En 1943, Bart Varsalona introduisit le trombone basse dans la section de trombones de l'orchestre de Stan Kenton, qui compta à partir de 1947 jusqu'à cinq pupitres. Aujourd'hui, si le grand orchestre de jazz a très largement diversifié ses effectifs et la nature de ses sections, la section de trombones d'un big band de forme classique compte le plus souvent deux ténors, un complet et un basse.
Premiers solistes
Peu à peu, l’exemple de la trompette de Louis Armstrong inspira au tromboniste de Fletcher Henderson, Jimmy Harrison, l’adoption d’un style aux ambitions plus mélodiques, que l’on pourrait qualifier de « trombone-trompette » et qui fit sortir l’instrument des rangs de l’orchestre en véritable soliste. Il se peut cependant que sur ce plan, le rôle de pionnier ait été joué par un musicien blanc. Dès 1922, Miff Mole témoigne au sein des Original Memphis Five d’une technique très accomplie qui en fait le premier véritable tromboniste soliste de l’histoire du jazz. Il est en tout cas le fondateur d’une école blanche du trombone jazz qui aboutit à Glenn Miller et Tommy Dorsey. Surnommé « the sentimental gentleman of the trombone », ce dernier se fit remarquer par le legato de son phrasé, la pureté de sa sonorité et la qualité de sa colonne d’air qui eut une influence sur le jeune chanteur de son orchestre, Frank Sinatra. Célèbre pour la suavité de ses ballades, il est qualifié de mièvre par des détracteurs qui ont le tort de faire l’impasse sur la partie la plus chaleureuse de son œuvre de soliste, évocatrice à bien des égards de Jimmy Harrison. Parmi les trombonistes blancs de l’entre-deux-guerres, Jack Teagarden occupe une place bien à part, avec une musicalité très bluesy qui lui valut d’être membre du All-stars de Louis Armstrong lors du revival de la fin des années 1940.
À partir des années 1930, à l’instar de leurs confrères trompettistes qui s’inspirent de la vélocité des saxophonistes, les trombonistes noirs sont tentés de forcer la nature de leur instrument plus porté à la coloration et au lyrisme qu’à la virtuosité. On remarque chez Fletcher Henderson la fougue de J. C. Higginbotham, chez Jimmie Lunceford le tempérament voltigeur de Trummy Young, chez Count Basie le goût pour les chromatismes dans le registre aigu de Benny Morton, la décontraction et le growl très spirituel de Vic Dickenson, la souplesse de Dickie Wells.
Auteur : Franck Bergerot