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Une virtuosité grandissante
L’attrait contre-nature des trombonistes pour la vélocité des phrasés s’accentua de manière spectaculaire avec l’avènement du be-bop, Charlie Parker et Dizzy Gillespie servant désormais de référence. Par sa capacité à adopter les tempos rapides et sa rapidité d’exécution, J. J. Johnson fut le premier d’une longue lignée de trombonistes noirs qui traverse le hard bop jusqu’au neo-bop : Bennie Green encore ancré dans la tradition swing, Urbie Green, Curtis Fuller, Slide Hampton. Les trombonistes blancs participèrent également à cette évolution sur le terrain du jazz cool, tels Bob Brookmeyer et Bob Enevoldsen qui firent momentanément ressurgir le trombone à pistons ; tel Kai Winding qui marqua l’orchestre de Stan Kenton (1946-1947) par son rejet du vibrato avant de devenir le complice de J. J. Johnson au sein du célèbre quintette à deux trombones Jay & Kai à partir de 1954 ; tel Bill Harris qui se fit remarquer chez Woody Herman. Alors que l’école noire semble avoir privilégié la coulisse par une maîtrise parfaite de l’articulation linguale, la lignée blanche représentée successivement par Frank Rosolino, Carl Fontana et Bill Watrous chercha à s’affranchir d’une articulation trop systématique en alternant simple, double, tripe articulation, doodle, jeu sur les flexibilités et à contre-coulisse.
Le retour de l'expressivité
Comme en réaction à ce qui pouvait être interprété comme une dénaturation de l’instrument, Charles Mingus invita ses trombonistes à un retour à l’expressionnisme ellingtonien. Jimmy Knepper redonna notamment à la coulisse une importance qu’elle avait perdue depuis l’époque du swing, laissant souvent apparaître des débordements glissandi entre les notes au profit d’un phrasé ouvertement « sale ». La matière sonore du free jazz invita plus encore les trombones à laisser libre cours aux effets de growl et de coulisses, tel l’ancien hard bopper Grachan Moncur III et l’ancien dixielander Roswell Rudd tous deux passés à l’avant-garde. La seconde vague libertaire apparue dans les lofts new-yorkais des années 1970, et révéla deux trombonistes qui se succédèrent chez Anthony Braxton. Tout en préservant l’expressivité de l’instrument, George Lewis et Ray Anderson le ramenèrent à un haut niveau de technicité. Le premier se montra capable du legato de la plus grande finesse et d’un vocabulaire étendu d’effets bruitistes voisin de la musique contemporaine. Ray Anderson s’inspirait tout autant de l’expressivité mingusienne et pré-bop que des sections de cuivres du rhythm and blues et du funk dont Fred Wesley (compagnon de James Brown et Bootsy Collins) reste le trombone de référence. On trouvera également influence du rhythm and blues auprès de Dave Bargeron (Blood Sweat & Tears), Wayne Henderson (The Crusaders), Joseph Bowie (Defunkt)…
Le trombone contemporain
En Europe, Albert Mangelsdorff élargit sa technique be-bop au milieu des années 1960 en développant une technique de multiphoniques obtenue en chantant dans l’instrument et qu’il imagina après avoir rencontré les traditions musicales extrême-orientales. À sa suite, toute une famille de trombonistes européensPaul Rutherford, Eje Thelin, Radu Malfatti, Günter Christman, Thierry Madiot s’est constituée à partir de la liberté de langage instaurée par le free jazz. Elle a repris à son compte l’apport du trombone tel qu’il est envisagé dans le monde de la « musique classique contemporaine », notamment par l’instrumentiste Vinko Globokar ou le compositeur Luciano Berio, avec un vocabulaire d’effets en partie redevable de l’héritage du trombone noir pré-bop, mais aussi des traditions extra-europénnes.
Si ce survol oublie nombre de figures remarquablesSandy Williams, Al Grey, Julian Priester, Melba Liston, Jimmy Cleveland, Eddie Bert, Frank Rehak, Billy Byers, Willie Dennis, Britt Woodman…, il est impossible de dresser ici la liste des excellents trombonistes qui animent la scène contemporaine depuis les années 1960. Citons pour mémoire Conrad Herwig pour une perfection très complète qui fait aujourd’hui référence dans les conservatoires, Wycliffe Gordon (qui combine auprès de Wynton Marsalis l’héritage de Jay Jay Johnson et celui du trombone pré-bop), Robin Eubanks qui fit d’abord connaître sa formidable articulation au voisinage de la galaxie M’Base, Steve Turre à la technicité de hard-bopper et à l’expressivité mingusienne qu’il magnifie sur les conques. Difficiles à étiqueter, ils témoignent combien la cartographie des esthétiques et des techniques est devenue confuse.
En France, le positionnement de trois personnalités de premier plan dessine assez bien le paysage du trombone contemporain : Denis Leloup met un vocabulaire technique très diversifié au service de la grande tradition harmonique issue du bop ; Yves Robert met au service d’un jeu mélodique plus « free » une palette de timbres et d’effets expressifs plus spectaculaires ; à mi-chemin Glenn Ferris ne fait pas mystère de sa préférence pour la sensualité du trombone pré-bop.
Auteur : Franck Bergerot