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Musique et arts visuels aux XIXe et XXe siècles
La musique et les arts visuels sont unis par des liens anciens mais parfois complexes : un vocabulaire commun (ton, ligne, harmonie), mais sans recourir au même sens ; une recherche de correspondances entre couleurs et notes de la gamme plus ou moins pertinente. Déjà au XVIe siècle, Arcimboldo imagine une équivalence entre la hauteur des sons et les nuances allant du noir au blanc. En 1740, le mathématicien Louis-Bertrand Castel établit des correspondances entre l’échelle tempérée et le spectre chromatique. Il tente en vain de construire un clavecin oculaire, une idée dont s’inspirera Scriabine en 1910 dans son œuvre symphonique avec « clavier à lumières » Prométhée ou le Poème du feu. Dans le Dictionnaire de musique (1767), Rousseau écrit à l’entrée « Imitation » : Par un prestige presque inconcevable, [la musique] semble mettre l’œil dans l’oreille, et la plus grande merveille d’un Art qui n’agit que par le mouvement, est d’en pouvoir former jusqu’à l’image du repos. La nuit, le sommeil, la solitude et le silence entrent dans le nombre des grands tableaux de la Musique.
Pourtant, il a longtemps existé une barrière entre musique et arts visuels, les deux domaines ne semblant pas avoir la même temporalité (la musique n’étant perçue que dans la durée, là où l’œil peut appréhender une œuvre d’art visuel de façon immédiate). Mais à partir du XIXe siècle, sous l’impulsion du courant romantique, les frontières tendent progressivement à s’effacer. Ainsi, Delacroix compare notes et couleurs de la façon suivante : Les couleurs sont la musique des yeux, elles se combinent comme les notes ; il y a sept couleurs comme il y a sept notes ; il y a des nuances comme il y a des demi-tons.
Et dans son recueil de nouvelles Kreisleriana (1810-1814), E.T.A. Hoffmann écrit : je trouve une analogie et une réunion intime entre les couleurs, les sons et les parfums. Il me semble que toutes ces choses ont été engendrées par un même rayon de lumière, et qu’elles doivent se réunir dans un merveilleux concert.
Les œuvres musicales et picturales montrent alors des inspirations réciproques entre les deux arts, qui tendent à s’accentuer au tournant du XIXe et du XXe siècle. Si musiciens et instruments de musique figurent depuis longtemps dans les arts visuels, les liens entre peinture et musique se resserrent, avec l’apparition de l’art moderne. En effet, celui-ci, de lecture moins immédiate que l’art figuratif classique, introduit une temporalité plus longue qui le rapproche de celle de la musique.
Inspirations réciproques
Quand ils vivent à la même époque, artistes peintres et musiciens partagent un contexte culturel commun les amenant à s’inspirer les uns des autres. Mais aux XIXe et XXe siècles, les musiciens puisent aussi leur inspiration dans des œuvres d’art anciennes, peintures ou sculptures antiques, médiévales ou bien du XVIIIe siècle, tout en s’inscrivant dans le contexte artistique et historique de leur époque.
En 1857, Franz Liszt compose son poème symphonique La Bataille des Huns d’après la fresque éponyme de son ami peintre Wilhelm von Kaulbach. Le compositeur tente de retranscrire en musique le fracas du combat dépeint dans la fresque (appel des cors, opposition des masses orchestrales, rythmes pointés figurant le galop des chevaux…) puis la fin de la bataille et la victoire des Romains sur les Huns avec l’énoncé, à l’orgue, du lumineux choral Crux fidelis.
Debussy s’inspire plus volontiers d’autres époques. Il trouve son inspiration dans plusieurs thèmes : la nature, le monde féérique, mais aussi les civilisations anciennes. Il rend par exemple hommage à l’art grec en intitulant Danseuses de Delphes la première pièce de ses Préludes. Il reprend ainsi le nom donné à une œuvre mise au jour à Delphes en 1894, et dont il a pu voir le moulage à Paris, au musée du Louvre : une colonne végétale surmontée d’un tambour portant trois figures féminines [voir 1 du carrousel ci-dessous]. Les spécialistes de l’époque y ont vu (mais à tort) des danseuses formant une ronde en l’honneur du dieu Apollon. Dans L’Isle joyeuse (1904) en revanche, Debussy s’inspire du Pèlerinage à l’île de Cythère [2], peint par Watteau en 1717.
Paul Hindemith, musicien allemand (1895-1963), compose en 1935 l’opéra Mathis der Maler (Mathis le peintre), inspiré de la vie de Matthias Grünewald, peintre allemand des XVe et XVIe siècles dont le chef-d’œuvre est le Retable d’Issenheim, un polyptique à double volets réalisé pour un couvent de Colmar. Accusé de « bolchévisme musical » par le régime nazi, Hindemith ne peut jouer l’opéra en Allemagne et l’adapte en symphonie. Chacun des trois mouvements reprend alors le nom de l’un des panneaux du retable : Concert d’anges [3], Mise au tombeau et Tentation de saint Antoine [4], l’ensemble formant ainsi une vaste fresque sonore. Dans cette œuvre, Hindemith s’interroge sur le rôle de l’artiste dans son temps : le sien, dans le contexte des régimes totalitaires des années 1930 et celui de Mathis, au début des guerres de religion.
Bohuslav Martinů, musicien tchèque (1890-1959), tire son inspiration du folklore de son pays, de la musique anglaise mais aussi française comme celle de Debussy. Dans Les Fresques de Piero della Francesca, une œuvre symphonique de 1955, il rend hommage au peintre toscan du XVe siècle. Parmi le cycle de fresques dédiées à La Légende de la Vraie Croix, Martinů s’intéresse plus particulièrement au Rêve de l’empereur Constantin [5] et à La Rencontre de la reine de Saba et du roi Salomon [6].
Enfin, Igor Stravinski, musicien russe (1882-1971), s’inspire de A Rake’s Progress (La Carrière d’un libertin) [7], ensemble de huit peintures réalisées par William Hogarth, artiste anglais du XVIIIe siècle, pour composer vers 1950 The Rake’s Progress, un opéra en trois actes. Stravinski écrit une œuvre originale et moderne, mêlant référence aux « pièces morales » et au Don Giovanni de Mozart.
Réciproquement, plusieurs artistes s’inspirent d’œuvres musicales, par exemple Vassily Kandinsky (1866-1944) qui, en 1928, transpose en peinture les Tableaux d’une exposition de Moussorgski (1874), eux-mêmes inspirés d’une série d’œuvres picturales d’Hartmann [8]. On pense également à la magnifique Frise Beethoven (1902) [9] de Gustav Klimt, consacrée à la Symphonie n° 9 du compositeur allemand.
Musée national archéologique de Delphes, photo de Ricardo André Frantz CC BY-SA 3-0
RMN-Grand Palais (Musée du Louvre), photo de Stéphane Maréchalle
huile sur panneau de bois de Matthias Grünewald, vers 1515. Musée d’Unterlinden
huile sur panneau de bois de Matthias Grünewald, vers 1515. Musée d’Unterlinden
fresque de Piero della Francesca, entre 1452 et 1466. Basilique San Francesco d’Arezzo
fresque de Piero della Francesca, entre 1452 et 1466. Basilique San Francesco d’Arezzo
Sir John Soane’s Museum, London
Maison Pouchkine, Académie des Sciences, Saint-Pétersbourg
Palais de la Sécession, Vienne
Entrecroisement des techniques de création
Sans pour autant tomber dans la correspondance facile entre peintres et musiciens, on peut observer des similitudes dans les techniques de création, entre la peinture d’un tableau et la composition d’une œuvre musicale.
Ainsi en est-il de Debussy, associé malgré lui au courant impressionniste. En effet, il s’éloigne du concept traditionnel de la tonalitéLa tonalité désigne le langage prédominant dans le monde occidental aux XVIIIe et XIXe siècles. Une tonalité est caractérisée par le choix d'une tonique (note principale, fondamentale) et l’agencement des notes selon le mode mineur ou majeur., rompt avec l’écriture linéaire, préférant une succession d’impressions et un déroulement musical soumis à l’imagination, volontairement plus flou dans sa forme et son matériau. Parmi ses œuvres, Prélude à l’après-midi d’un faune (1894), La Mer (1905) ou encore les Nocturnes (1900) sont fréquemment rattachées au courant impressionniste. Entre 1909 et 1913, sur le modèle de Frédéric Chopin, il compose 24 Préludes pour piano ; mais contrairement à son prédécesseur, Debussy cherche à traduire une atmosphère, à rendre « l’équivalent sonore du sujet ».
Certains courants d’art moderne tendent vers un art total, incluant arts visuels, mais aussi design, danse et musique. La notion d’art total (Gesamtkunstwerk) apparaît déjà avec les opéras de WagnerEn réalité, le terme est utilisé pour la première fois plus tôt, en 1827, par le philosophe et écrivain allemand Karl Friedrich Eusebius Trahndorff.. Mais les générations suivantes iront encore plus loin dans la combinaison des différents arts.
En 1911 est créé à Munich Der Blaue Reiter (Le Cavalier Bleu), qui rassemble des artistes rejetant les conventions académiques pour un art libre et abstrait. Membre fondateur du mouvement, Kandinsky, également musicien (il est pianiste et violoncelliste) et ami du compositeur (et peintre) autrichien Arnold Schönberg (1874-1951), place au centre de ses réflexions les liens entre musique et peinture, déclarant que la musicalité des couleurs est nécessaire pour que l’art devienne abstrait
. Par ailleurs, il rejette cette idée préconçue, trop longtemps présente, que la peinture est avant tout un art de l’espace et non du temps comme l’est la musique : Le fait d’ignorer généralement aujourd’hui encore l’élément temps dans la peinture montre bien la légèreté des théories dominantes, loin de toute base scientifique.
Pour désigner ses œuvres, Kandinsky utilise des termes musicaux tels que Improvisation [10] ou Fugue. Avec sa transposition scénique des Tableaux d’une exposition de Moussorgski au théâtre de Dessau en 1928, il crée un spectacle d’art total qui associe musique, peinture et mise en scène, où chacune de ses peintures est animée à partir d’indications scéniques. Chacun des seize décors est une recherche de simplification et d’abstraction par l’emploi de formes géométriques.
Un autre membre du Cavalier Bleu est Paul Klee (1879-1940), artiste suisse. Issu d’une famille de musiciens, il entame une carrière de violoniste avant de se consacrer à la peinture. Il entreprend un projet de construction « polyphonique » de la couleur, déclarant : la peinture polyphonique surpasse la musique dans la mesure où le temporel y est davantage spatial
(Journal, 1081). Nombre de ses œuvres sont construites comme une partition de musique : Jeune Forêt en 1925, Pastorale (Rythmes) en 1927. Dans Cavalier désarçonné et ensorcelé [11], en 1920, le personnage central semble pris dans les lignes d’une partition. Dans Fugue en rouge [12], en 1921, la répétition des formes et les dégradés de couleur rappellent la construction musicale d’une fugue. Dans Jeune Forêt, de fines flèches sont disposées sur des lignes horizontales, telles des notes sur une portée de musique. Certains traits semblent marquer la mesure et les espaces colorés sont répartis comme différentes parties instrumentales d’un orchestre.
Pablo Picasso (1887-1973), artiste espagnol, l’un des pères du cubisme, s’intéresse tôt à la danse et la musique. Guitares, mandolines figurent dans ses œuvres. En 1917, Serge Diaghilev, créateur des Ballets russes, commande à Erik Satie la musique d’un ballet intitulé Parade. Sollicité, Picasso réalise un décor cubiste, ainsi que les costumes. Il intervient aussi dans la conception du ballet, occasion pour lui d’approfondir sa réflexion sur l’art total. Lors de la première, l’œuvre jugée trop avant-gardiste fait scandale avant de connaître un vif succès. En 1919, Picasso réalise également des dessins pour la couverture de Ragtime de Stravinski.
En conclusion, on peut dire que les influences entre musique et arts visuels se sont intensifiées à la fin du XIXe siècle et durant le XXe siècle : musiciens puisant leur inspiration dans des tableaux, à la recherche de narrations, ou peintres modernes liant le caractère abstrait de la musique à leurs propres démarches.
Kunstmuseum Basel Sammlung Online
The Berggruen Klee Collection, Met Museum CC0
Suisse, collection particulière, en dépôt au Zentrum Paul Klee, Berne
Auteure : Sylvia Pramotton