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Tableaux d’une exposition
Modest Moussorgski
Carte d’identité de l’œuvre : Tableaux d’une exposition de Modest Moussorgski |
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Genre | musique pour piano |
Composition | du 2 au 22 juin 1874 à Saint-Pétersbourg |
Dédicataire | Vladimir Stassov (journaliste et critique) |
Forme | 10 mouvements et 6 interludes (Promenade) : Promenade 1. Gnomus Promenade 2. Il Vecchio Castello Promenade 3. Tuileries 4. Bydło Promenade 5. Ballet des poussins dans leurs coques 6. Samuel Goldenberg et Schmuyle Promenade 7. Limoges - Le Marché 8. Catacombae - Sepulchrum romanum Cum mortuis in lingua mortua (Promenade) 9. La Cabane sur des pattes de poule 10. La Grande Porte de Kiev |
Instrumentation | piano seul |
Orchestration de Maurice Ravel | |
Composition | 1922 |
Création | le 19 octobre 1922 à l’Opéra de Paris par les Concerts Koussevitski |
Instrumentation | bois : 3 flûtes (dont 1 également piccolo), 3 hautbois (dont un également cor anglais), 2 clarinettes, 1 clarinette basse, 2 bassons, 1 contrebasson, 1 saxophone alto cuivres : 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones, 1 tuba percussions : timbales, glockenspiel, cloches, xylophone, triangle, crécelle, fouet, cymbales, tambour, grosse caisse, tam-tam claviers : 1 célesta cordes pincées : 2 harpes cordes frottées : violons 1 et 2, altos, violoncelles, contrebasses |
Contexte de composition et de création
Toute sa vie, Modest Moussorgski a lié des amitiés très fortes. Lui qui n’a pas eu l’occasion de fonder une famille, il accorde une importance toute particulière à ses compagnons de route, qu’ils soient compositeurs ou non. Parmi ces amis, le peintre Viktor Hartmann, également créateur de décors de théâtre et architecte, tient une grande place auprès des musiciens du groupe des CinqComposé de Moussorgski, Borodine, Rimski-Korsakov, Cui et Balakirev, le groupe des Cinq veut porter haut les couleurs de la musique russe, pour en faire un « art national » inspiré de la musique populaire de son pays.. Leur peine est donc immense lorsqu’il meurt soudainement en 1873 à seulement 39 ans. En janvier de l’année suivante, le journaliste et critique Vladimir Stassov, lui aussi ami du groupe et de Hartmann, organise en son honneur une exposition de ses tableaux à l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg. Si elle ne touche pas particulièrement les visiteurs, elle inspire énormément Moussorgski qui décide de transcrire en musique les émotions ressenties face aux tableaux. Lui qui compose habituellement lentement, laborieusement, et termine rarement ses pièces, ne met que 3 semaines à écrire les Tableaux d’une exposition ! Il est tellement inspiré qu’il écrit à son ami Vladimir Stassov :
[…] les sons et les idées planent dans l’air, je les gobe et je m’en goinfre, et c’est à peine si j’ai le temps de les griffonner sur le papier. Les transitions sont bonnes (en forme de promenade). Je veux réaliser cela au plus vite et d’une main ferme. On aperçoit ma physionomie dans les interludes. Pour l’instant je trouve cela réussi.
(Lettre de Moussorgski à Vladimir Stassov, juin 1874)
Déroulé de l’œuvre
La « visite » de l’exposition débute au son d’une Promenade. Dans un tempo allant et enjoué, elle nous mène tout droit vers le premier tableau, Gnomus, inquiétant portrait d’un être difforme et boiteux.
Une seconde Promenade, plus délicate et modérée, fait le lien avec le tableau suivant, Il Vecchio Castello, un paysage intemporel empli de nostalgie dans lequel se détachent les ruines d’un vieux château italien.
Après une troisième Promenade, effectuée d’un pas martial et déterminé, le visiteur débarque en France avec Tuileries, une représentation vive et animée du jardin parisien.
Puis l’exposition enchaîne directement avec le tableau suivant, Bydło, qui nous transporte tout droit en PologneBydło signifie « bétail » en polonais. où des bœufs tirent un chariot d’un pas pesant et régulier.
Une nouvelle Promenade, plus mélancolique (la première écrite dans le mode mineur), conduit le visiteur face au réjouissant spectacle du Ballet des poussins dans leurs coques, une pièce vive et pétillante dans laquelle Moussorgski fait entendre le pépiement et l’agitation des oiseaux.
L’atmosphère s’alourdit au son du tableau suivant, le portrait des deux juifs Samuel Goldenberg et Schmuyle, l’un riche et arrogant, l’autre pauvre et implorant.
Mais la Promenade qui s’ensuit, très proche de la première, mène à une tout autre ambiance que celle du tableau que l’on vient de quitter : le visiteur est soudain pris dans l’animation de Limoges - Le Marché où les dialogues et les exclamations fusent de tous les côtés.
Puis c’est la plongée dans les catacombes avec Catacombae. Sepulchrum romanum : là, les accords majestueux du piano nous entraînent dans les profondeurs inquiétantes des souterrains. Au son de Cum mortuis in lingua mortua, qui est en réalité une nouvelle promenade, le visiteur déambule dans les dédales mystérieux des sépultures. La fin de la promenade verra, avec un certain soulagement, le retour à la surface et à la lumière.
Les deux derniers tableaux évoquent d’abord les contes traditionnels russes (la sorcière Baba-Yaga) avec La Cabane sur des pattes de poule, puis l’Ukraine et le choral orthodoxe avec la majestueuse Grande Porte de Kiev. L’exposition se termine au son d’une ultime occurrence de la mélodie de la promenade, éclatante et illuminée du carillon des cloches.
Focus sur Il Vecchio Castello
En écrivant le titre en italien, Moussorgski nous révèle que le vieux château se situe en Italie. Le caractère inquiétant du château et son pays d’origine sont évoqués dans la musique par certains procédés.
Le premier motif mélodique entendu est donné dans le grave, dans un mouvement descendant. C’est une petite ritournelle qui introduit la mélodie principale. Moussorgski n’oublie pas d’y planter le décor italien, en lui faisant porter un rythme caractéristique de la musique italienne, la sicilienne.
Mélancolique, le thème principal semble tourner sur lui-même (la mesure est ternaire). Il est constitué de deux phrases musicales : une première où la mélodie se détache, seule, au-dessus de l’accompagnement sombre et grave, puis une seconde écrite en accords plus denses. Chacune des deux phrases est jouée deux fois, séparées par la ritournelle.
Pour marquer le côté sombre, « vieux », et inquiétant du château, Moussorgski fait entendre un ostinato rythmique, c’est-à-dire un motif répété sans arrêt du début à la fin de la pièce : sur la même note, dans le grave, l’alternance long-court confère à la pièce un balancement immuable.
Après l’énonciation du thème principal, un passage central très mouvant apporte une atmosphère plus inquiétante et crée une impression d’attente. Puis, à la fin du morceau, le thème principal revient. Moussorgski en gomme certains passages comme si la musique s’éloignait peu à peu. L’ostinato, lui, sera resté, même discret, jusqu’au bout.
Langage musical
Dans un corpus d’œuvres majoritairement dédiées à la voix, Une nuit sur le Mont Chauve et les Tableaux d’une exposition, deux pièces instrumentales, font figure d’exceptions. Les Tableaux requièrent d’ailleurs une grande maîtrise du piano. La musique de Moussorgski n’y est pas simplement descriptive. Le compositeur souhaite que l’auditeur puisse partager l’état d’esprit dans lequel il était en se promenant dans l’exposition. Pour ce faire, il jalonne la composition d’une Promenade, une mélodie qui revient périodiquement mais qu’il transforme en lui donnant à chaque fois un caractère différent. L’auditeur a ainsi l’impression de déambuler avec Moussorgski entre les tableaux et de pouvoir partager le fil de ses émotions.
Bercé dans son enfance par les chants et les contes de son pays, Moussorgski compose une musique qui se veut profondément russe. Il écrit d’ailleurs en 1871 dans une de ses notes autobiographiques : Cette intimité avec le génie du peuple et les formes de sa vie donna la première et la plus forte impulsion à mes improvisations musicales au piano, avant même que j’eusse appris les règles les plus élémentaires pour jouer de cet instrument
. L’écriture des Tableaux d’une exposition met donc à la fois en valeur des mélodies inspirées du folklore populaire russe (telles celles de la Promenade, ou de La Grande Porte de Kiev), mais aussi des passages dans le style « choral » qui font écho au répertoire liturgique orthodoxe russe.
Par ailleurs, la musique des Tableaux est habitée de puissants contrastes : des nuances allant soudainement du pianissimo au fortissimo (comme le passage de Cum mortuis in lingua mortua à La Cabane sur des pattes de poule), des phrases musicales massives parfois scandées qui côtoient le plus doux des légatos, des contrastes de registres (suraigus et graves profonds) qui donnent beaucoup de relief à la musique (par exemple la marche pesante dans le grave de Bydło qui enchaîne avec la délicate Promenade dans l’aigu). Les tempos peuvent être tantôt lourds et lancinants comme dans Il Vecchio Castello, tantôt enjoués et vifs comme dans Limoges - Le Marché. Enfin, les mélodies claires et chantantes alternent avec de soudaines dissonances qui se trouvent de ce fait mises en valeur.
Pour autant, la façon dont Moussorgski a harmonisé ses pièces pour piano (c'est-à-dire la façon dont il a conçu l’accompagnement de ses mélodies) n’a pas fait l’unanimité parmi ses contemporains. On peut même penser que c’est une des raisons pour lesquelles beaucoup de compositeurs ont souhaité réécrire ces Tableaux pour un orchestre. Certains lui reprochent notamment des accords « creux », qui ne sonnent pas, qui ne sont pas suffisamment brillants. Souvent, la mélodie est donnée seule, sans harmonisation. Mais cette façon d’écrire la musique est presque la signature de Moussorgski, et cette simplicité est volontaire.
Orchestration
L’orchestration d’un morceau consiste à répartir les différentes parties du piano aux instruments de l’orchestre. Ce qui était joué par un instrument seul peut alors être interprété par un orchestre entier. Rimski-Korsakov (1844-1908) et Ravel (1875-1937) sont de très grands orchestrateurs, le premier ayant d’ailleurs orchestré (ou ré-orchestré) plusieurs des œuvres de Moussorgski.
En 1922, le chef d’orchestre russe Serge Koussevitski, qui vient de fonder sa société de concert à Paris, demande à Maurice Ravel de s’emparer de la partition de Moussorgski. Ravel a une grande connaissance de la musique russe dont il a entendu les premiers morceaux à l’adolescence et qui lui ont laissé un grand souvenir. Le compositeur français réussit un double pari : conserver « l’esprit russe » et la marque de l’écriture de Moussorgski tout en la rendant moderne et admirablement colorée par l’orchestre. Pour ce faire, il respecte scrupuleusement la partition, notamment les nuances. Les instruments à vent sont très souvent solistes, certains de façon inattendue comme le tuba dans Bydło ou le saxophone, dialoguant avec le basson, dans Il Vecchio Castello. Ravel utilise un jeu de percussions variées et originales, qui vient la plupart du temps souligner la ligne mélodique pour former un timbre nouveau, ainsi que des procédés instrumentaux modernes : la trompette avec sourdine dans Samuel Goldenberg et Schmuyle, un trémolo dental (flatterzunge) par les flûtes dans le Ballet des poussins dans leurs coques, et des glissandi sur la touche par les instruments à cordes dans Gnomus.
Auteure : Bérénice Blackstone