Modest Moussorgski (1839-1881)
L’enfance
Modest Moussorgski naît en 1839 dans le village de Karevo au Nord-Ouest de la Russie, non loin de Saint-Pétersbourg. Dans un pays dirigé par un tsar (empereur), et qui pratique encore le servageLe serf est attaché à une terre qu’il est tenu d’exploiter pour le compte de son seigneur., les parents de Moussorgski font partie de la petite noblesse : ils possèdent des terres sur lesquelles les moujiks (paysans russes) travaillent en servitude. Tandis que sa mère lui apprend le piano, Moussorgski étudie la musique par lui-même, notamment à travers les compositions de Robert SchumannRobert Schumann (1810-1856) est un compositeur romantique allemand. Son catalogue d’œuvres est principalement constituée de musique pour piano et de lieder, mais également de musique symphonique et de musique de chambre., et devient un excellent pianiste. Cependant, à l’âge de 13 ans, il intègre l’école des cadets de la garde du tsar, et deviendra bientôt officier. Son chemin semble tout tracé.
Le groupe des Cinq et les premières compositions
En 1856, Moussorgski fait la connaissance de deux compositeurs : César Cui et surtout Mili Balakirev qui lui donne des cours de composition. Âgé de 20 ans, il décide alors de quitter le prestigieux régiment dont il était officier pour se consacrer à la musique. En 1861, les trois amis sont rejoints par deux autres compositeurs, Alexandre Borodine et Nikolaï Rimski-Korsakov. Sur les conseils du journaliste et critique Vladimir Stassov, ils fondent le groupe des Cinq. Ensemble, ils veulent porter haut les couleurs de la musique russe, pour en faire un « art national » inspiré de la musique populaire de leur pays.
Entre 1863 et 1865, Moussorgski travaille à son opéra Salammbô (d’après Flaubert) dont l’écriture musicale se veut la plus réaliste possible, selon l’un des dogmes du groupe des Cinq qui veut que la musique vocale, au théâtre, doit correspondre exactement au texte chanté
(extrait du manifeste du groupe, rédigé par César Cui). Malheureusement, comme beaucoup d’œuvres de Moussorgski, cet opéra demeurera inachevé.
En 1867, en vacances chez son frère, il compose le poème symphonique Une nuit sur le mont Chauve, inspiré du texte de Nicolas Gogol La Nuit de la Saint-Jean, mettant en scène un sabbat de sorcières. Le matériau de ce poème symphonique, souvent repris, lui servira notamment dans son opéra La Foire de Sorotchinski quelques années plus tard.
Le temps des difficultés
Depuis 1861, la vie est devenue difficile pour le compositeur : le servage est aboli en Russie et Moussorgski, qui comptait sur les revenus de ses terres pour vivre, doit reprendre un travail dans l’administration russe. En 1869, à 30 ans, il compose son œuvre emblématique, l’opéra Boris Godounov, dont il écrit lui-même le livret d’après le drame d’Alexandre Pouchkine. Mais la création de l’œuvre va tarder : la censure de l’époque juge le sujet trop sulfureux et reproche à Moussorgski des manquements aux codes traditionnels de l’opéra (pas de ballet, absence de rôles féminins). Tout en retravaillant Boris Godounov, Moussorgski entreprend en 1872 la composition d’un autre opéra dont il écrit également le livret, d’après des sources historiques : La Khovantchina. Comme pour beaucoup d’œuvres de Moussorgski, c’est Rimski-Korsakov qui réarrangera l’œuvre après sa mort.
Après plusieurs remaniements, Boris Godounov est enfin créé, avec succès, en 1874. Mais les critiques du monde musical fusent, même de la part de ses amis du groupe des Cinq, groupe qui s’est d’ailleurs petit à petit désagrégé, chaque membre suivant son chemin personnel. C’est la même année que Moussorgski, très touché par la perte de son ami, le peintre Viktor Hartmann, compose les Tableaux d’une exposition. Entre 1875 et 1877, le compositeur écrit Chants et danses de la mort, un cycle de mélodies pour voix d’homme solo et piano, sur des poèmes d’Arseni Golenichtchev-Koutouzov qui évoquent la situation très sombre de la Russie à l’époque. La misère du peuple russe et les réformes profondes que Moussorgski souhaite pour son pays forment un arrière-plan constant dans l’œuvre du musicien. L’année suivante, l’un de ses amis, qui doit interpréter le rôle de basse dans son opéra La Foire de Sorotchinski, meurt subitement. Ce décès affaiblit encore le compositeur, par ailleurs révoqué de son travail de fonctionnaire en 1880.
En proie à des crises d’épilepsie durant toute sa vie et poursuivi par l’alcoolisme, il finit ses jours dans la dépression, la solitude et la pauvreté, qui font de lui l’un des symboles du compositeur romantique maudit. Il meurt en 1881 à seulement 42 ans, laissant derrière lui de nombreuses œuvres inachevées.
Langage musical
Un musicien autodidacte et intuitif
Le parcours étonnant de Moussorgski dans le XIXe siècle musical donne naissance à une œuvre singulière dont la configuration est unique dans toute l’histoire de la musique. Sa production comporte de nombreux projets d’opéras (dont très peu ont vu le jour), un seul poème symphonique, un cycle pour piano, et des mélodies. Intellectuel de haut vol, honnête voix de baryton, pianiste précoce et remarquable à la sensibilité exacerbée, Moussorgski, tout en subissant l’influence de Balakirev puis de Stassov, exerce ses dons pour les harmonies audacieuses et les timbres inouïs (ce qui ne manquera pas de lui attirer de vives critiques, notamment de Rimski-Korsakov) dans le cadre d’un langage pluriel, souvent coloré par la modalité en même temps que volontiers dissonant et déroutant – bref une facture qui, par sa suprême liberté, sera à même de faire éclater la tonalité romantique. L’ombre portée de son œuvre ne se fera d’ailleurs sentir qu’au XXe siècle, chez ses compatriotes Prokofiev, Stravinski, Chostakovitch mais aussi chez Janáček, Debussy ou Ravel.
La « mélodie signifiante »
La principale avancée du style de Moussorgski concerne la mise en musique du texte. Attentive au plus haut point aux inflexions, à l’intonation, à l’accentuation de la parole humaine, son œuvre, d’ailleurs principalement vocale, se veut au plus proche de la déclamation naturelle et du chant populaire, dans la lignée des aspirations revendiquées par le groupe des Cinq. Aussi la figure de l’enfance, la nourrice, qui récitait des comptines et narrait des contes, a-t-elle occupé une place centrale tout au long de la vie du compositeur. La méticulosité avec laquelle sa musique s’attache à reproduire et à épouser les paroles, poétiques ou populaires, russes ou ukrainiennes, modernes ou anciennes, tente de s’ajuster à son credo : Je veux parler aux hommes le langage du vrai
. L’utilisation des rythmes impairs, les fréquents changements de mesure, l’agogiquelégères modifications de rythme dans l’interprétation d’un morceau de musique toute particulière des mélodies et des récitatifs..., tout cela doit rendre la « mélodie signifiante », expression de Moussorgski qu’il définit ainsi : une mélodie qui vient de la vie, et non la mélodie classique. Je travaille sur le langage humain et j’en suis arrivé à une mélodie créée par le langage.
Ce souffle organique, cette diction si personnelle dont Le Convive de pierre de Dargomijski peut constituer un premier modèle, s’incarne déjà dans les mélodies de jeunesse, et encore davantage dans les cycles de mélodies Les Enfantines, Sans soleil, et les Chants et danses de la mort, ainsi que dans les opéras.
Une postérité assurée par des tiers
La particularité de l’œuvre de Moussorgski est d’avoir survécu grâce à l’intervention de tierces personnes. Ainsi, si les Tableaux d’une exposition sont aujourd’hui joués dans leur version originale pour piano, c’est l’orchestration qu’en fit Ravel en 1922 qui les a d’abord rendus célèbres. De même, la pérennité de ses ouvrages lyriques a été assurée par les différents compositeurs qui en ont achevé l’orchestration, ou les arrangeurs qui en ont rendu possible la mise en scène. Leurs interventions, si salutaires pour la postérité, n’en ont pas moins, le plus souvent, corrigé de prétendues « absurdités musicales » (Rimski-Korsakov) – ou manifestations d’originalité ! –, refondu les conceptions dramatiques et dénaturé les audaces compositionnelles de Moussorgski. Rimski-Korsakov (déjà à l’œuvre pour le poème symphonique Une nuit sur le mont Chauve), et tant d’autres, dont Chostakovitch, Ravel, Stravinski, Lamm et Assafiev, Chebaline, Cui, etc., se sont ainsi attelés à la tâche pour Le Mariage, Boris Godounov et La Khovantchina, ou encore La Foire de Sorotchinski.
Auteurs : Bérénice Blackstone (parcours biographique) et Grégoire Tosser (langage musical)