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La musique à Venise de 1600 à 1750
En déclin économique depuis près de deux siècles, Venise connaît, aux XVIIe et XVIIIe siècles, un bouillonnement musical intense. Face aux difficultés économiques, les Vénitiens préfèrent s’adonner aux festivités et tous les voyageurs de passage ne manquent pas d’être étonnés par l’intensité de la vie musicale de la ville.
Les canaux sont pleins de gondoles, la place San Marco est remplie de monde et, jusqu’aux rives des canaux, partout retentissent des chants harmonieux. Les gens du peuple ont l’habitude de chanter en se promenant bras dessus, bras dessous, si bien qu’ils semblent converser en musique de même que dans les gondoles sur l’eau.
(Charles Burney, The Present State of Music in France and Italy, Londres, 1771. Cité par Olivier Lexa dans La Musique à Venise, Arles, Actes Sud, 2015.)
Musique instrumentale et musique de chambre
Très tôt, Venise développe une tradition purement instrumentale, appuyée par les nombreux facteurs d’instruments et l’édition musicale très active. Le premier recueil destiné à un ensemble exclusivement instrumental édité à Venise date de 1540. Les instruments de musique sont présents dans presque toutes les maisons, la musique se retrouve en plein air pour les bals masqués, les grandes processions de la cité, le carnaval (qui atteint son paroxysme au XVIIIe siècle, durant environ six mois chaque année), les gondoliers chantent des barcarolles à la demande de prétendants. Cet appétit musical permet à des genres de musique de chambre de se développer comme la sonate, la cantate ou encore le madrigal (à son apogée avec les œuvres de Monteverdi), destinés aux innombrables représentations dans les case et les palazzi.
L’opéra
En 1637, le premier théâtre d’opéra public payant (le Teatro San Cassiano) ouvre à Venise, très vite suivi par d’autres. L’un des premiers compositeurs à en tirer profit est Monteverdi (1567-1643) avec Il Ritorno d’Ulisse in patria (1640 au San Cassiano) et L’Incoronazione di Poppea (1643 au SS. Giovanni e Paolo). Après lui, le plus grand représentant de l’opéra vénitien du milieu du XVIIe siècle est sans conteste Francesco Cavalli (1602-1676). Il assoit les caractéristiques du genre : son style populaire, son écriture simple et ses intrigues riches en rebondissements, en épisodes comiques et en tableaux à machines séduisent le public.
À la fin du XVIIe siècle, l’opéra vénitien, influencé par les villes voisines (notamment Naples), dérive vers un genre où priment les arias da capoL’aria da capo est un air de forme ABA’, où A’ est une reprise ornementée de A. Cette forme d’air sera la forme privilégiée de l’opera seria. virtuoses dans lesquels brillent les chanteurs, au détriment du déroulement naturel de l’intrigue. Les maisons d’opéra fleurissent de plus en plus (on n’en comptera pas moins de 14 à la fin du XVIIIe) et se livrent une concurrence acharnée en invitant les castrats et les cantatrices les plus renommés pour des démonstrations de virtuosité et en proposant des productions grandioses.
Sous l’impulsion de l’Accademia degli Animosi (fondée en 1691) et d’Apostolo ZenoIl a écrit les livrets de plus de 70 opéras répertoriés mis en musique par Alessandro Scarlatti, Porpora, Bononcini, Vivaldi, Caldara, Jomelli…, son fondateur, Venise amorce alors la grande réforme de l’opera seria visant à libérer le livret des intermèdes comiques, à y rétablir un certain ordre moral, et affranchir les poètes de la tyrannie des chanteurs, imprésarios et scénographes. Le compositeur Benedetto Marcello dénoncera également ces excès dans son ouvrage satyrique Il Teatro alla moda, publié anonymement en 1720. Pourtant, les spectateurs sont toujours friands de ces arias aux effets vocaux pyrotechniques et des rivalités entre chanteurs (le castrat Farinelli, la prima donna Francesca Cuzzoni…) et il faudra attendre quelque temps pour que l’opera seria connaisse finalement une désaffection du public vénitien au profit de genres plus légers comme le dramma giocoso, illustré par Baldassare Galuppi (1706-1785) et préfigurant l’opera buffa.
La musique religieuse
La musique religieuse n’est pas en reste : la ville est parsemée d’églises avec une abondante activité musicale. Les grandes institutions religieuses vénitiennes associent très tôt les instruments aux voix dans les offices religieux, se démarquant ainsi de la pratique romaine, et se dotent d’orchestres permanents. L’architecture de la basilique San Marco inspirera les compositeurs pour créer une écriture polychorale (cori spezzati), jouant sur la spatialisation des chanteurs et musiciens : Andrea Gabrieli (1533-1585) par exemple et son neveu, Giovanni Gabrieli (1554~1557-1612), mais également Antonio Vivaldi (1678-1741).
La fonction de maître de chapelle à San Marco est très convoitée par les musiciens. Nommé à ce prestigieux poste en 1613, Monteverdi y restera jusqu’à sa mort en 1643. Peu d’œuvres sacrées datant de cette époque nous sont parvenues à l’exception du recueil Selva morale e spirituale (1640) et de la Messa a 4 voci e salmi publiée en 1650 à titre posthume.
D’autres compositeurs talentueux occupent le poste de maître de chapelle : Francesco Cavalli (de 1668 à 1676), Giovanni Legrenzi (de 1685 à 1690), Antonio Lotti (de 1736 à 1740), Baldassare Galuppi (de 1762 à 1785)… Très souvent, ces maîtres de chapelle sont également de fameux compositeurs de musique profane (la cité considérant que leur réputation contribue à celle de Venise) et, sous l’influence de l’opéra, le style moderne envahit progressivement les compositions religieuses.
Les ospedali
Les ospedaliLittéralement « hôpitaux », on en compte quatre à Venise : l’Ospedale della Pietà, dei Mendicanti, degli Incurabili et l’Ospedaletto di SS. Giovanni e Paolo. montrent les liens étroits entre le profane et le sacré à Venise. Ils accueillent des enfants issus des milieux les plus modestes et des orphelins, soignent des malades, accueillent des personnes âgées. Les jeunes filles y reçoivent une éducation musicale sans précédent, au terme de laquelle elles quitteront l’institution pour se marier ou pour prendre le voile. Les ospedali embauchent les meilleurs professeurs et compositeurs (Vivaldi enseignera le violon à la Pietà dès ses 25 ans) grâce aux dons qu’ils reçoivent. Afin d’encourager ces dons, ils organisent des concerts des puttenom donné aux élèves musiciennes dans leurs églises. Celles-ci vivent recluses et ne doivent pas être vues du public ; elles se produisent depuis des loges grillagées, entretenant ainsi l’imagination de leurs auditeurs. Elles interprètent des motets et oratorios sacrés, mais également de la musique instrumentale profane : les sonates et concertos composés à leur intention témoignent de leur grande virtuosité. C’est à l’Ospedale della Pietà que Vivaldi révolutionne le concerto, donnant un rôle structurel au soliste et systématisant l’usage de la forme à ritournelle. La réputation des jeunes filles se répand dans toute l’Europe et la République de Venise fait appel à elles lors de ses grandes réceptions diplomatiques.
Auteure : Adèle Gornet