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Claudio Monteverdi et le madrigal
La naissance d’un genre nouveau
À partir du XIVe siècle, l’Italie voit l’apparition successive de deux formes de madrigal : la première ne dure que l’espace d’un siècle (de 1320 à 1420 environ), et la seconde naît au XVIe siècle (vers 1520). Genre poétique et vocal, principalement profane (bien qu’il existe également des pièces religieuses), cette seconde forme de madrigal est une synthèse entre le style franco-flamandlangage musical savant qui régnait alors dans les cours d’Italie du Nord et des musiques vocales traditionnelles italiennes plus populairesla frottola, la canzonetta.... Contemporain de l’humanisme italien, ce genre illustre particulièrement le passage de la Renaissance au baroque, de la prima pratticala polyphonie et le contrepoint rigoureux de l’école franco-flamande à la seconda pratticala monodie (chant à une seule voix) accompagnée.
Le compositeur italien Claudio Monteverdi (1567-1643) apporte une contribution majeure à cette évolution. De 1587 à 1638, il écrit environ 200 madrigaux, publiés en huit livres au fil desquels on peut suivre la progression de son style :
- les Livres I à IV sont écrits dans un langage polyphonique et chantés a cappellasans accompagnement instrumental. Monteverdi y exploite les ressources de cette musique à plusieurs voix ;
- dans les Livres V et VI, il s’émancipe des règles et transcende la polyphonie du passé à la recherche d’un idéal dramatique, celui d’exprimer musicalement les émotions véhiculées par le texte. Le Livre V voit l’apparition d’une basse continueligne de basse à partir de laquelle un instrument réalise des accords, venue s’ajouter aux voix ;
- dans les Livres VII et VIII, c’est le triomphe de la monodie accompagnée. Ces pièces chantées, pures, élégantes, où texte et musique s’accordent, ouvrent la voie à l’opéra.
Un rapport étroit entre le texte et la musique
Au XVIe siècle, les compositeurs s’attachent à lier plus intimement le texte et la musique des œuvres chantées. Ils cherchent à adapter les procédés de la rhétoriqueart de persuader par le discours à la musique, c’est-à-dire à souligner le texte, à le mettre en valeur, par des moyens spécifiquement musicaux, appelés figuralismes. Le madrigal devient alors un genre privilégié pour mettre au point ce nouveau style d’écriture, tant et si bien que le mot « madrigalisme » (effet musical utilisé dans un madrigal pour accentuer le texte) est progressivement devenu synonyme du terme « figuralisme » (relatif à un contexte plus général hors du seul genre du madrigal).
Monteverdi précise dans la préface de son dernier Livre de madrigaux : Les esprits novateurs pourront chercher des choses nouvelles relatives à l’harmonie et acquérir la certitude que le compositeur moderne construit ses œuvres en se basant sur la vérité.
Cette vérité se situe dans les rapports entre le texte et la musique, dont voici quelques exemples :
Un rythme descriptif
Amour, désespoir, rédemption, colère, fracas des armes… Dès le début du Combat de Tancrède et Clorinde (Livre VIII, 1638), le récitant expose la situation. Son récitatif, calme dans un premier temps, s’anime :
Segue egli impetuoso, onde assai prima
che giunga, in guisa avvien che d’armi suone
ch’ella si volge e grida...
Il la suit, impétueux, et bien avant
de la rejoindre, résonne le bruit des armes,
elle se retourne et lui crie...
Le débit accélère, l’accompagnement instrumental s’emporte et répète des formules rythmiques proches des trémolosrépétition rapide d’une même note. La musique, capable d’exprimer des émotions, suggère ici l’agitation du récit. Ce nouveau style d’écriture, traduisant spécifiquement un état d’âme agité, est appelé stile concitato.
Dissonances et notes longues
Au début du Lamento della Ninfa (Livre VIII, 1638), une plainte poignante, les trois voix chantent en homorythmieTout le monde chante le même rythme. et laissent donc entendre les paroles avec clarté. Très vite, des mots-clés sont mis en évidence : les termes suo dolor (sa douleur) s’étirent sur des notes plus longues chantées avec des intervalles dissonantsintervalles de notes qui créent une certaine tension. Peu après, les deux voix supérieures s’élèvent vers l’aigu et toutes s’arrêtent sur le terme un gran (un grand) qui attire l’attention, encadré par deux silences le mettant en valeur. Puis les voix redescendent et se détendent lentement sur sospir dal cor (soupir du cœur). Le désespoir est palpable.
Les mouvements mélodiques
Le premier vers du Lamento d’Arianna (Livre VI, 1632), Lasciatemi morire (Laissez-moi mourir), fait entendre les deux voix aiguës unies dans un même dessin mélodique : demi-ton ascendant, puis descente d’une quarteIntervalle de quatre notes, cette descente évoque la mort., suivie d’un demi-ton descendant. Les chromatismesmouvements mélodiques qui évoluent par demi-tons, do-do#-ré par exemple, particulièrement expressifs, sont ici utilisés pour symboliser la douleur. Les trois autres voix prennent le relais, décalées, mais l’essentiel a été dit et compris. L’oreille perçoit alors de cette polyphonie les deux syllabes la - scia (de lasciatemi) qui pointent à diverses hauteurs. On comprend qu’Ariane, femme amoureuse et abandonnée, supplie et attend la mort comme une délivrance. Une mise en scène de la douleur.
Auteure : Sylvia Avrand-Margot