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Les Éléments Jean-Féry Rebel
Carte d’identité de l’œuvre : Les Éléments de Jean-Féry Rebel |
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Genre | ballet : symphonie de danse |
Composition | en 1737 |
Dédicace | À son Altesse Sérénissime Monseigneur le Prince de Carignan |
Création | en 1737 à l’Académie royale de musique, à Paris |
Forme | symphonie en un prologue, intitulé Le Chaos, et neuf mouvements : I. Loure I II. Chaconne III. Ramage IV. Rossignols V. Loure II VI. Tambourins I et II VII. Sicilienne VIII. Air pour l’Amour IX. Caprice |
Instrumentation | variable, à l'origine gravée de façon à pouvoir être exécutée en concert par deux dessus de violon, deux flûtes et une basse |
Composition et création
Jean-Féry Rebel dirige en 1721 l’opéra-balletLe livret est de Pierre-Charles Roy. Les Éléments des compositeurs Destouches et de Lalande aux Tuileries. À cette occasion, Louis XV danse sur scène. Les quatre entrées du prologue font allusion au chaos, faisant apparaître les quatre éléments : l’Air, l’Eau, le Feu et la Terre. L’imitation à proprement parler réside davantage dans les décors et les costumes que dans la musique.
Lorsque Rebel compose à son tour une musique sur ce sujet seize ansIl a alors 71 ans. plus tard, c’est dans une toute autre optique. Il ne fait appel à aucun librettiste car ce n’est pas un opéra-balletgenre scénique du XVIIIe siècle mais une « symphonie de danse ». Ce genre musical, qu’il a inventé près de 30 ans auparavant avec son CapriceIl avait enthousiasmé plusieurs danseuses à cette occasion, dont Françoise Prévost (1680-1741), danseuse vedette de l’Académie royale durant la Régence. pour violon, ne repose en effet sur aucun argument littéraire, mais sur les seules qualités de la musique. C’est une innovation de taille pour la France, où l’on ne saurait danser dans les milieux nobles sans un fil conducteur littéraire. Sa dédicaceC’est par les ordres et sous les auspices de Votre Altesse Sérénissime que j’ai entrepris la symphonie nouvelle que j’ai l’honneur de lui présenter. Quel motif plus puissant aurait pu m’animer ? On ne commande point au génie ; il est, et veut être indépendant, mais il peut trouver sa source dans le plaisir de plaire à Votre Altesse Sérénissime. C’est de ce seul désir, Monseigneur, que j’ai emprunté des forces pour rentrer dans une carrière que j’avais abandonnée. Je suis avec respect, Monseigneur, de Votre Altesse Sérénissime, le très humble et très obéissant serviteur Rebel.
au Prince de Carignan n’est pas moins originale, car elle mentionne son inspiration due au génieL’artiste habité par le génie a davantage sa place au XIXe siècle. bien avant que cela ne se fasse couramment.
La « symphonie de danse » Les Éléments est crééeC’est Jean-Féry Rebel lui-même qui est « batteur de mesure » ; il tient ce poste depuis 25 ans. sur la scène de l’Académie royale de musique en 1737. L’orchestre se répartit alors entre le « petit-chœurle continuo (accompagnement, dont le clavecin) + les meilleurs instrumentistes : 4 dessus de violon, 3 ou 4 basses de violon (ou violoncelles), 1 contrebasse » et le « grand chœur12 dessus de violon, 5 hautes-contre et tailles, 8 basses de violon (ou violoncelles), 1 contrebasse, 5 à 6 flûtes et hautbois, 4 à 5 bassons ». Les cuivres et timbales, n’ayant pas encore de musicien attitré à cette époque, peuvent être joués par les plus capablesC’est un dessus de violon qui joue les timbales, tandis que musette et tambourin sont confiés à une basse de violon. de l’un ou l’autre des deux chœurs.
Quelques mois plus tard est représenté Le Chaos, non dansé, qui devient par la suite le prologue des Éléments. Cette pièce va dans le sens des recherches de Jean-Philippe Rameaul’un des plus grands musiciens français du XVIIIe siècle, plus connu pour ses œuvres théoriques jusqu’à 50 ans, puis pour ses œuvres scéniques (1683-1764), très novatrices et à contre-courant des idées du XVIIIe siècle. Il paraît alors exclu de composer une musique instrumentale hors d’un contexte lyrique ou chorégraphique : la musique « pure »L’abbé Pluche (1688-1761) ne s’exprime pas autrement : Le plus beau chant, quand il n’est qu’instrumental, devient presque nécessairement froid, puis ennuyeux, parce qu’il n’exprime rien. C’est un bel habit séparé du corps et suspendu à une cheville.
n’a pas de raison d’être. Rebel attribue pourtant à l’harmoniela science qui traite des accords et de leur enchaînement un pouvoir qu’elle n’est pas censée avoir encore : celui d’exprimer (à condition d’en avoir la totale maîtrise), indépendamment de tout autre moyen. C’est cette idée que défend Jean-Philippe Rameau dans plusieurs de ses écrits, dont le Traité d’harmonieTraité de l’harmonie réduite à ses principes naturels, 1722.. On découvre alors peu à peu que la musique peut avoir un intérêt pour elle-même, même hors d’un contexte dansé ou chanté. Le succèsLe Mercure de France écrit en 1738 que la pièce passe de l’aveu des plus grands spécialistes, pour un des plus beaux morceaux de symphonie qu’il y ait en ce genre
. du Chaos est grand lors de sa création, bien que certaines oreilles aient dû être durablement choquées. On ignore s’il est joué comme introduction aux Éléments du vivant de Jean-Féry Rebel, mais il figure à cette place dans l’édition originale.
Description de l’œuvre
La Création est un sujet de choix pour les musiciens, et Rebel n’est pas le dernier à s’en inspirer. Rameau s’en empare dix ans plus tard dans le prologue de sa pastorale héroïque Zaïs (1748), comme plus tard Haydn avec l’oratorio La Création (1798). Les Éléments de Rebel s’inscrivent dans le courant de la musique imitativeDiderot rappelle que toute musique qui ne peint ni ne parle est mauvaise
. du XVIIIe siècle en dehors duquel la musique instrumentale, à moins d’être chantée ou dansée, n’a guère de raison d’être. Il confie dans l’Avertissement s’être asservi aux conventionsCes conventions existent depuis Zarlino, qui avait établi en 1588 une correspondance entre registres vocaux et éléments. L’érudit Marin Mersenne y ajoute au XVIIe siècle une correspondance avec les couleurs. Une sorte de répertoire se constitue progressivement, attribuant un sens particulier à certains registres ou à certaines tournures. les plus reçues
:
La basse exprime la Terre par des notes liées ensemble et qui se jouent par secousses ; les flûtes par des traits de chant qui montent et qui descendent imitent le cours et le murmure de l’Eau. L’Air est peint par des tenues suivies de cadences que forment les petites flûtes. Enfin les violons par des traits vifs et brillants représentent l’activité du feu.
Musique et danse s’épaulent ainsi pour imiter la nature, faisant appel à certaines combinaisons sonores rares. Cette attention aux timbresIl propose par exemple d’utiliser le cor de chasse dans la Loure II, des cors et trompettes dans le Caprice, alors qu’il s’agit d’un effectif de musique de chambre. est peu courante pour l’époque : elle préfigure les compositions de Rameau.
Le Chaos
Cette pièce visionnaire se situe à la charnière de deux époques, entre musique imitative et musique pure. On pourrait alors prêter à Rebel les propos de Rameau, jugeant que l’harmonie est l’unique base de la musique, et le principe de ses plus grands effets
. Rebel choisit ainsi ses accordsJ’ai osé entreprendre de joindre à l’idée de la confusion des éléments celle de la confusion de l’harmonie. J’ai hasardé de faire entendre d’abord tous les sons mêlés ensemble, ou plutôt toutes les notes de l’octave réunies dans un seul son.
et leur agencement de façon à ce qu’ils expriment le chaos par eux-mêmes, sans recours à la voix ou à un décor.
Les sept partiessept chaos correspondent aux sept jours de la Création. Elles sont précédées d’un clustersuperposition de plusieurs notes formant un ensemble dissonant superposant toutes les notes de la tonalité de ré mineur, et suivies d’un « débrouillementJ’ai cru enfin que ce serait rendre encore mieux le chaos de l’harmonie si, en me promenant dans les différents Chaos sur différentes cordes, je pouvais, sans choquer l’oreille, rendre le ton final indécis, jusqu’à ce qu’il revint déterminé au moment du débrouillement.
». L’emploi d’une tonalité différenteré mineur, sib majeur, fa mineur, sol mineur, la mineur, si mineur, ré majeur par chaos provoque de saisissants contrastes.
Les quatre éléments apparaissent à tour de rôle et se combinent. Ils sont présents du deuxième au septième chaos, le quatrième chaos se distinguant par la seule présence de l’Eau.
Les Éléments
Loure I – Chaconne – Ramage – Rossignols – Loure II – Tambourins I et II – Sicilienne – Air pour l’Amour – Caprice
Cette suite de pièces juxtapose des danses (Loure, Chaconne…) et des morceaux de fantaisie (Ramage, Rossignols…). L’effectif et le nombre de partiesOn appelle ainsi les voix à l’époque (basse, quinte, taille, haute-contre, dessus). sont très variablesIl peut aller de hautbois/violons et basse pour le Tambourin I à tout l’orchestre dont trompettes et cors (facultatifs) pour le Caprice. et adaptables en fonction des circonstances : Les Éléments peuvent être joués aussi bien au clavecin qu’avec un effectif de musique de chambre ou un orchestre.
Les éléments sont indiqués au fil de la partition :
- Le Loure I fait apparaître la Terre et l’Eau.
- La Chaconne fait apparaître le Feu.
- Le Ramage fait apparaître l’Air.
- Le Tambourin I fait apparaître l’Eau.
Auteur : Jean-Marie Lamour