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La modernité du roi Louis
Un pas décisif est franchi – non seulement pour la trompette, mais pour le jazz et, au-delà, la musique dans son ensemble – avec l’émergence de Louis Armstrong (1901-1971). C’est sous son impulsion que le jazz atteint sa maturité : Armstrong est le premier à s’extraire, en tant que soliste, de l’improvisation collective, et à organiser l’orchestre par rapport à cette position nouvelle en lui laissant le soin de fournir un environnement dans lequel s’épanouit sa prise de parole. C’est sur la tradition de la trompette qu’il construit sa modernité : il conserve une part de la culture louisianaise, le sens de la variation mélodique et l’expressivité ancrée dans le blues, mais l’associe à un cadre hérité de la tradition classique – la cadence – qui ouvre l’espace à l’architecture développée de ses solos. Son génie mélodique, son sens du phrasé, son invention rythmique, ses riches suggestions harmoniques, l’autorité décontractée de sa conduite (le drive), concordent à forger un discours mature et maîtrisé, dont le fil se déroule en fonction du tempo, de l’accentuation et de la mise en place.
On peut affirmer qu’Armstrong prête une attention nouvelle à la note, tant dans sa position que dans son élocution. Nul musicien avant lui n’a autant pris en considération la qualité interne du son, ce qui se manifeste par une conception propre du vibrato, qui dépend à la fois de la pulsation et du développement mélodique. Aussi, dès 1926, Armstrong renonce au son joyeux et archaïque du cornet auquel il préfère celui de la trompette, instrument brillant dont le registre suraigu offre de nouvelles possibilités expressives (il couvre trois octaves). Par la suite, le cornet tombera dans une relative désuétude tandis qu’à la trompette, la sonorité telle qu’Armstrong la façonne – solaire, ample et ronde, claire et bien centrée – s’imposera comme un parangon pour des générations de trompettistes. Armstrong intègre des éléments de coloration maîtrisés tels que le son « secoué » obtenu en faisant osciller l’instrument, le vibrato chantant, les glissandi chromatiques longs et courts sans usage des pistons, qui ont depuis été largement intégrés à la technique moderne des cuivres.
Pendant plusieurs décennies, toute l’histoire de la trompette dans le jazz découlera de Louis Armstrong : soit par l’acclimatation de son langage, soit par l’appropriation et l’expansion d’un aspect spécifique de son jeu. Parmi les disciples (talentueux !) les plus directs, on peut citer Louis Metcalf (1905-1981), Hot Lips Page (1908-1954), Jabbo Smith (1908-1991), Jonah Jones (1909-2000), qu’on aurait tort de réduire au rang de clones.
Une alternative « blanche » : Bix
C’est en allant vers l’élégance délicate, la demi-teinte, la mélancolie, le raffinement que certains tentent d’échapper à la suprématie d’Armstrong. L’alternative vient d’un musicien blanc, Bix Beiderbecke (1903-1931), qui se désintéresse du caractère hot issu de La Nouvelle-Orléans mais conserve le sens du swing et l’art de construire des mélodies dans lesquelles le poids de chaque note est mesuré. Malgré sa disparition prématurée en 1931, Bix a le temps de s’imposer comme le premier d’une lignée de musicien cool (dont la lointaine descendance compte Miles Davis et Chet Baker) à rechercher une sonorité feutrée, expurgée de toute rugosité, sans recherche d’effet, qui sert son lyrisme désenchanté et un jeu fondamentalement économe. On compte parmi ceux qui subissent son influence immédiate Red Nichols (1905-1965), Bobby Hackett (1915-1976), Bunny Berigan (1908-1942) et même le trompettiste noir Rex Stewart (1907-1967), qui fit longtemps partie de l’orchestre de Duke Ellington, reconnut avoir appris par cœur son solo sur Singing the Blues.
Auteur : Vincent Bessières