Tomasz Stanko (1942-2018)
Musicien des plus importants à avoir émergé en Pologne et rare à avoir connu une carrière internationale pendant la période du bloc soviétique sans émigrer aux États-Unis, Tomasz Stanko s’est révélé aussi à l’aise dans des contextes électroniques fusion que dans des ensembles acoustiques où son lyrisme mélancolique trouve à s’épancher.
Des rencontres déterminantes
Né le 11 juillet 1942 à Rzeszow (Pologne), fils d’un violoniste, Tomasz Stanko débute par l’étude du violon et du piano avant de s’intéresser à la trompette à l’âge de dix-sept ans, instrument qu’il a étudié à l’École de musique de Cracovie. Formant son premier groupe de jazz (1962), les Jazz Darings avec Adam Makovicz, il s’exprime dans un registre hard bop jusqu’à ce qu’il tombe sous le charme de la musique d’Ornette Coleman. Dès lors, il sera l’un des premiers musiciens, malgré son excentricité par rapport à la scène du jazz européen, parmi les plus engagés dans l’acclimatation du free jazz sur le Vieux Continent, véritable pionnier en la matière. Les influences premières de Miles Davis et Chet Baker (lyrisme, épure, sonorité effilochée, timbre granuleux) se mêlent à celle de Don Cherry (nervosité du trait, saut de registres, éraillements dramatiques). Une seconde rencontre déterminante – réelle, celle-ci – marque son orientation esthétique : sur la recommandation du violoniste Michael Urbaniak, il est engagé en 1963 par le pianiste et compositeur Krzysztof Komeda, avec lequel il expérimente les formes ouvertes éloignées de la structure traditionnelle des standards et joue en Europe de l’Est et en Scandinavie, région où sa notoriété restera longtemps confinée. L’influence de Komeda sur ses conceptions est considérable, malgré la disparition tragique du pianiste en 1969. Stanko n’aura de cesse de saluer sa mémoire, de Musif for K en 1970 jusqu’à Litania, Music of Krzysztof Komeda en 1997.
Musicien nomade
De 1965 à 1969, il travaille avec le pianiste Andrzej Trzaskowski et, à partir de 1968, dirige son propre Kwintet qui comprend le violoniste Zbigniw Seifert (qui joue aussi du saxophone) avec lequel il enregistre son premier album en 1970. Il intègre l’orchestre de la radio polonaise et participe, le temps d’une tournée en Allemagne, les rangs du Globe Unity Orchestra d’Alexander von Schlippenbach. C’est le premier d’une série de contacts avec l’avant-garde européenne dans laquelle le trompettiste trouve progressivement sa place : durant la décennie suivante, Stanko joue au sein du European Free Jazz Orchestra avec Don Cherry, Albert Mangelsdorff et Gerd Dudek (1971), enregistre en trio avec Stu Martin (1973), forme un quartet avec Edward Vesala et le saxophoniste Tomasz Szukalski (1974-78) qui accueille différents contrebassistes, dont Palle Danielsson et Dave Holland, renoue avec Michael Urbaniak (1974), reconstitue un Unit avec Adam Makowicz (1975) qui se produit dans différents pays d’Europe. L’un de ses albums (Balladyna) est publié par le label ECM en 1975.
En 1980, Tomasz Stanko enregistre en solo au Taj Mahal et dans les grottes de Karla en Inde. L’année suivante, Gary Peacock l’invite à participer, aux côtés de Jan Garbarek et Jack DeJohnette, à l’album Voice from the Past Paradigm (ECM). Musicien nomade répondant à de nombreuses sollicitations, il joue autant auprès de musiciens américains (en trio avec DeJohnette et Rufus Reid en 1983 ; dans l’Orchestra of Two Continents de Cecil Taylor en 1984) qu’auprès de ses compatriotes comme le pianiste Slawomir Kulpowicz. Son parcours prend une nouvelle orientation en 1985 lorsqu’il crée le groupe Freelectronics, qui concilie les sonorités du jazz-rock et les possibilités de la lutherie électronique à l’influence du free jazz. Le concert du groupe au festival de Montreux en 1987 fait l’objet d’un disque.
Reconnaissance internationale
Revenant ensuite à un environnement acoustique, la carrière de Tomasz Stanko prend enfin une véritable dimension internationale avec la fin du Rideau de fer. L’Europe peut enfin découvrir ce petit homme à la silhouette fragile et au visage creusé dont la musique dramatique et tendue concilie avec beaucoup de sensibilité un sens aigu des mélodies évanescentes et les libertés expressives et formelles. Cette notoriété grandissante s’appuie sur de nombreuses associations avec des musiciens principalement scandinaves et son affiliation avec le label allemand ECM pour lequel il enregistre à nouveau à partir de 1994 : en quartet avec Bobo Stenson, Anders Jormin et Tony Oxley ; un hommage à Komeda en 1997 salué par la critique internationale ; From the Green Hill avec, notamment, John Surman et Dino Saluzzi en 1998. C’est cependant avec le quartet qu’il a formé avec de jeunes musiciens polonais (le Simple Acoustic Trio) en 1993 qu’il joue le plus fréquemment, adepte d’une « liberté contrôlée » qui fait entendre une musique contrastée et nébuleuse comme la lumière de son pays natal : deux albums (Soul of Things en 2001 et Suspended Night en 2003) constitués de variations sur des thèmes non identifiés, lents et sombres, envoûtants et fugaces, témoignent de l’accomplissement et de la maturité sereine du trompettiste. En 2002, il est lauréat du premier European Jazz Prize.
Tomasz Stanko décède le 29 juillet 2018 à Varsovie.
Auteur : Vincent Bessières