Crédits de l’exposition
- Commissaire : Sarah Barbedette
- Directeur artistique :Ludovic Lagarde
- Scénographe : Antoine Vasseur, Georgiana Savuta
- Lumières : Sébastien Michaud
- Graphiste : Cédric Scandella
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Expositions temporaires du musée de la musique
En 2015, la Philharmonie de Paris rend hommage à Pierre Boulez, à l’occasion de son quatre-vingt-dixième anniversaire. La volonté de ce nouvel établissement a été de marquer cette date par un évènement ambitieux, destiné à transmettre au public la complexité et la diversité du parcours de l’artiste. Car Boulez ne s’est pas contenté d’être le compositeur que l’on connaît, mais a tout de suite perçu combien le travail d’interprétation et de transmission répondait à une nécessité : celle d’inscrire l’œuvre musicale dans l’histoire, en donnant à entendre au public aussi bien les chefs d’œuvre de la modernité que la toute jeune création. Cette volonté supposait de jouer ces œuvres, mais aussi de les expliquer, tant le public peut être habité par cette « peur illusoire » dont parle Roland Barthes à propos des premières manifestations de l’Ircam. Enfin, Pierre Boulez comprit que la musique nécessitait des lieux susceptibles d’accueillir tant la création, la recherche que la diffusion et s’est attelé à favoriser la création d’institutions en France tout en poursuivant une très large carrière internationale.
Afin d’appréhender toutes les facettes de l’action de ce créateur hors-norme, un temps « autre » était nécessaire, en-dehors du concert ou de l’explication pédagogique. L’exposition « Pierre Boulez » veut rendre compte d’un enchevêtrement de courants et de pratiques artistiques qu’il a lui-même impulsés ou dont il s’est inspiré : s’intéressant très tôt à la peinture ou la littérature, il n’a eu de cesse de convoquer ces arts dans son œuvre ; homme de scène, il a toujours maintenu un lien étroit avec le terrain du concert ou de l’opéra, par la direction d’orchestre et la proximité avec des musiciens ou metteurs en scène ; pédagogue hors-pair, il n’a pas formé de disciple mais suscité l’appétence de nombreux jeunes compositeurs ou chefs d’orchestre ; intellectuel « politique », il a toujours ancré son action dans une vision à long terme, bien au-delà de sa propre personne. En prenant pour appui des œuvres phares du compositeur mises en relation avec leur contexte artistique et culturel, le parcours de l’exposition vise à montrer la complexité et la cohérence d’une vie artistique, tout en cherchant à déjouer quelques clichés sur le personnage, dont l’attitude et l’expression ont maintes fois été caricaturées.
Compositeur, théoricien, chef d’orchestre et fondateur d’institutions, Pierre Boulez marque la deuxième moitié du XXe siècle par son irréductible volonté de modernité. Les premiers opus qu’il compose au sortir de la guerre coïncident avec sa découverte des grands noms de la littérature, de la peinture et du théâtre, mais aussi des autres cultures. Son œuvre se tisse dès lors avec des références multiples, avant que l’expérience grandissante du chef d’orchestre ne marque son écriture d’une empreinte nouvelle.
Les qualités de théoricien et de pédagogue de Pierre Boulez sont très tôt accompagnées de la volonté de fonder des organisations favorisant la découverte et la création. Fruit d’un engagement combatif, ce parcours témoigne d’une constellation d’actes au service d’une vision éminente.
Organisée à l’occasion du quatre-vingt-dixième anniversaire de Pierre Boulez, cette exposition met en perspective la multiplicité des aspects de l’œuvre, de la pensée et des rencontres qui ont tissé son parcours.
Le déroulement chronologique s’articule autour d’une sélection d’œuvres majeures du compositeur, en alternance avec les engagements qui ont façonné son itinéraire.
Pierre Boulez naît à Montbrison le 26 mars 1925. Ses études de mathématiques le mènent à Lyon en 1941 mais dès l’année suivante, il décide de se consacrer à la musique. Il gagne la capitale et entre au Conservatoire en 1943 puis, quelques semaines après la Libération de Paris, intègre la classe de Messiaen. Ce cours est le lieu de découverte d’œuvres majeures du XXe siècle, de Ravel à Debussy, de Stravinsky à Bartók…
En 1945, il s’inscrit en classe de fugue au Conservatoire. L’enseignement qu’il y reçoit ignorant tout un pan de la création musicale récente, il s’insurge et finit par quitter l’institution. En cours particuliers, il suit l’enseignement d’Andrée Vaurabourg et de René Leibowitz, auquel il reproche rapidement d’avoir une approche stérile de l’écriture à douze sons. Durant ces années d’études, Pierre Boulez écrit les Notations pour piano, fréquente les galeries parisiennes, lit les journaux littéraires, découvre Kafka et Mallarmé. Parti rencontrer René Char en Provence, il découvre à Avignon l’œuvre de Paul Klee.
Les trois sonates pour piano de Pierre Boulez s’inscrivent dans une période de dix années d’écriture (1947-1957). En dépit d’une forme contraignante – dernière référence aux formes musicales du passé –, la La Deuxième sonate est une œuvre de rupture, de dissolution du langage, qui fait exploser la forme de la sonate. Elle témoigne des chocs esthétiques reçus par Boulez et annonce les prises de position radicales qui suivront. Son aspect paroxystique marque une recherche du rapport brut à la matière, en écho aux poétiques d’Artaud et de Michaux.
Dans les articles « Schoenberg est mort » et « Éventuellement...», Boulez distingue clairement le principe sériel du dodécaphonisme hérité de Schoenberg. Il rédige ces deux textes au moment de la composition de Polyphonie X et du premier livre des Structures, œuvres dans lesquelles il tente d’étendre les règles du sérialisme à l’ensemble des composantes du son. Cette écriture réduisant excessivement les possibilités d’invention, Boulez y renonce vite et critique l’aridité du procédé.
Présenté à Jean-Louis Barrault par Honegger en 1946 pour tenir la partie d’ondes Martenot dans la musique de scène d’Hamlet, Pierre Boulez est rapidement nommé directeur de la musique de scène de la Compagnie Renaud-Barrault. La vie de troupe l’engage à partir en tournée. Il découvre ainsi l’Amérique du Sud en 1950 et, deux ans plus tard, les États-Unis et le Canada. À New York, grâce à John Cage, il lit la poésie de Cummings, rencontre De Kooning, Guston, Pollock, Calder, Varèse et Stravinsky.
À Paris, il fait la connaissance de Suzanne Tézenas qui tient l’un des derniers salons parisiens, fréquenté par de nombreux intellectuels, galeristes, peintres et hommes de lettres, tels Nicolas de Staël, Henri Michaux ou Alberto Giacometti. Pierre Boulez y organise, avec l’aide de Pierre Souvtchinsky, plusieurs concerts.
C’est également à cette période que se nouent des dialogues amicaux serrés sur la composition avec Cage, Stockhausen, Berio, Maderna, Nono, Pousseur, Zimmermann – à Paris, à Darmstadt ou au Festival de Donaueschingen.
Pour la troisième fois – après Le Visage nuptial et Le Soleil des eaux -, Pierre Boulez choisit d’écrire une œuvre sur un texte de René Char : Le Marteau sans maître. À partir de trois poèmes différents, il compose neuf pièces qu’il entrecroise de sorte à établir une circulation nouvelle dans l’œuvre. Le Marteau sans maître témoigne d’une étude des musiques extra-européennes engagée une dizaine d’années auparavant et d’un goût pour le théâtre oriental. La durée, l’instrumentation, l’organisation des textes et la voix soliste rapprochent l’œuvre du Pierrot lunaire de Schoenberg (1912), dont l’univers et l’écriture intéressent Boulez à plus d’un titre.
La poésie de Char nourrit la réflexion du compositeur sur l’alliance du son et du verbe. Pierre Boulez revendique cependant une nécessaire indépendance de l’œuvre vis-à-vis de son créateur, dont Le Marteau offre un exemple: si Boulez a « dépossédé » Char de son texte, c’est ensuite Béjart qui « dépossèdera » le compositeur de sa musique.
Nés sous l’aile bienveillante de Jean-Louis Barrault au cœur de l’hiver 1953-1954, les concerts du Petit Théâtre Marigny prennent dès leur deuxième saison le nom de Domaine musical. Pierre Boulez organise quatre puis six concerts par an, selon trois plans conjugués : référence (des œuvres qui peuvent être très anciennes, mais ayant une résonance actuelle), connaissance (des œuvres contemporaines mal connues) et recherche (des créations). Nombreux sont les artistes et les intellectuels qui s’y rendent, mus par le vent de découverte qui y souffle.
Auditeur de ces premiers concerts, Nicolas de Staël consacre les dix derniers jours de sa vie à un immense tableau inachevé, Le Concert, directement inspiré des concerts Webern et Schoenberg donnés les 5 et 6 mars 1955. Son décès tragique empêche Boulez de lui demander une maquette comme il le fera avec Masson, Ubac, Zao Wou-Ki, Miró et Giacometti, tout aussi fidèles auditeurs, qui œuvreront pour les emblématiques pochettes des disques Véga.
En 1957, la Troisième sonate est avec le Klavierstück XI de Stockhausen l’un des tout premiers exemples musicaux de ce qu’Umberto Eco théorisera quelques années plus tard sous le nom d’« œuvre ouverte ». Nourries par les poétiques de Mallarmé dans le Coup de dés ou de Joyce dans Finnegans Wake, ces œuvres accordent à l’interprète la liberté de créer son propre parcours dans la partition, à partir des possibilités de lectures ouvertes par le compositeur.
Pierre Boulez commence également l’écriture de Pli selon pli. Composant progressivement ce Portrait de Mallarmé, chacune des pièces du cycle interroge différemment l’alliance du texte et de la musique.
Parallèlement, Pierre Boulez est de plus en plus sollicité pour enseigner. À Darmstadt, il donne en 1960 un cycle de conférences intitulé « Penser la musique aujourd’hui » ; la même année, il commence à enseigner à l’académie de Bâle et, trois ans plus tard, est invité à l’Université de Harvard.
C’est à Caracas, au cours d’une tournée de la Compagnie Renaud-Barrault en 1956, que Pierre Boulez dirige pour la première fois une grande formation symphonique. Fin 1957, Hermann Scherchen, qui doit diriger à Cologne la création du Visage nuptial de Pierre Boulez, choisit de laisser le pupitre au jeune compositeur. Deux ans plus tard, Pierre Boulez remplace au pied levé Hans Rosbaud ; en 1963, il dirige le Sacre du printemps pour le cinquantenaire de sa création au
Théâtre des Champs-Élysées ainsi que Wozzeck de Berg à l’Opéra Garnier.
À la toute fin des années soixante, Pierre Boulez dirige les orchestres de Cleveland, Chicago, New York, et multiplie les contrats en Europe. En 1971, il succède à Leonard Bernstein comme directeur de l’Orchestre Philharmonique de New York et devient chef permanent de l’Orchestre symphonique de la BBC.
Le travail effectué avec ces grandes formations marque l’œuvre du compositeur qui s’attèle à la réécriture orchestrale de partitions composées vingt ans auparavant. Dans les années 1990, l’interprétation des symphonies de Mahler et de Bruckner le conduira vers la composition de grandes formes.
Au milieu des années 1960, la critique des institutions et la nécessité de leur réforme fait l’objet d’interventions virulentes de Pierre Boulez. En 1966, il dit « Non à Malraux » sur des questions de politique musicale, entrainant un débat acéré dans la presse. En 1967, Pierre Boulez préconise de « faire sauter » les maisons d’opéra. Sa vision critique le conduit à travailler avec Jean Vilar et Maurice Béjart à un projet de réforme de l’Opéra de Paris – abandonné par Vilar en 1968.
Inaugurée en 1963, l’expérience lyrique de Pierre Boulez se poursuit avec Parsifal et Tristan, qu’il dirige en Allemagne et au Japon, entre 1966 et 1970. La fin des années 1970 est marquée par ses collaborations avec Patrice Chéreau : la Tétralogie du centenaire, qui passe en quelques années du statut de haut scandale au plus grand succès de Bayreuth (1976-1980), puis Lulu en 1979 à l’Opéra de Paris. Pierre Boulez dirige ensuite deux productions mises en scène par Peter Stein – Pelleas et Mélisande de Debussy et Moïse et Aaron de Schoenberg –, ainsi qu’un triptyque Falla-Stravinsky-Schoenberg mis en scène par Klaus Michael Grüber, avant de retrouver Patrice Chéreau en 2007 pour De la maison des morts de Janácek.
« Cérémonie imaginaire » pour orchestre en huit groupes et percussions, Rituel in memoriam Bruno Maderna est un hommage au compositeur italien décédé le 13 novembre 1973. Les groupes instrumentaux sont disposés séparément sur le plateau. À chacun d’entre eux est attaché un percussionniste (ou deux), chargé de maintenir le tempo au sein du groupe.
L’œuvre est organisée en quinze séquences. Dans les séquences impaires, le chef maintient une certaine synchronisation tandis que dans les séquences paires, les groupes ne sont pas synchronisés entre eux – ils progressent ainsi à l’image de processions qui, empruntant des chemins différents dans une ville, ont leur propre unité mais finissent par se rejoindre sans être coordonnées entre elles.
Fruit de la gestation simultanée de plusieurs œuvres – dont Marges, …explosante-fixe… puis Mémoriale –, Rituel emploie un matériau qui servira encore, des années plus tard, dans Anthèmes pour violon solo. L’œuvre se situe à la charnière de nombreuses recherches sur la répartition des groupes instrumentaux dans l’espace et d’un intérêt pour les rites, nourri par l’ethnologie, le théâtre, la poésie.
Pierre Boulez a souvent rappelé que le cheminement du compositeur doit s’inscrire dans une recherche collective : c’est la jonction entre musiciens et scientifiques qui débouche sur l’invention d’outils pour la création.
Lorsque le Président Pompidou lui propose de concevoir puis de diriger un institut consacré à la recherche musicale, Pierre Boulez accepte et l’Ircam (Institut de Recherche et de Coordination Acoustique/Musique) voit le jour en 1977. Mais l’« outil » ne se limite pas à la lutherie instrumentale: la salle de concert elle-même est un objet de transmission ouvert aux impératifs de la création. La constitution du répertoire passe aussi par la création d’un nouveau type de formation instrumentale : en 1976 naît l’Ensemble intercontemporain qui réunit 31 solistes de haut niveau.
La transmission, enfin, est pensée à travers le dialogue avec les sciences, l’architecture, la philosophie. Nommé en 1976 au Collège de France, Boulez joint alors ses deux activités de chercheur et de professeur.
À la fin des années 1950, les musiciens de la génération de Pierre Boulez sont nombreux à remettre en cause la géographie traditionnelle de l’orchestre. Gruppen de Stockhausen (1958) est l’œuvre emblématique de cette recherche. Poésie pour pouvoir, qui constitue le schéma d’écriture de Répons, est créée la même année. Doubles, devenu Figures Doubles Prismes, est une autre tentative d’éclatement de la disposition orchestrale. Son écriture, comme celle de Répons, joue sur des miroitements et des réflexions du son.
Élaborée dans les studios de l’Ircam, Répons (1981-1984) est une œuvre dont le titre fait référence au plain chant. Cette forme du Moyen Âge, dans laquelle un chanteur soliste alterne avec un choeur, recèle des principes d’écriture récurrents dans l’œuvre de Pierre Boulez : prolifération d’une idée musicale à partir d’un élément simple, alternance entre jeu individuel et jeu collectif, sources sonores organisées dans un espace non frontal. Répons intègre à la fois des sons produits par ordinateur et ceux des instruments traditionnels. Le public est placé tout autour de l’ensemble instrumental et est lui-même encadré par six solistes et six haut-parleurs qui en restituent le son traité en temps réel.
Qu’il s’agisse de mettre sur pied un projet précis (l’Ircam, l’Opéra Bastille ou la Cité de la musique) ou d’échanger sur le processus de création, Pierre Boulez aura noué des dialogues privilégiés avec les architectes – parmi lesquels Renzo Piano, Christian de Portzamparc ou Frank Gehry –, tout en gardant un goût prononcé pour certaines réalisations plus anciennes comme la spirale du musée Guggenheim de New York.
Dans la fascination qu’éprouve le compositeur pour l’architecture, le lien entre virtuosité technique et rendu artistique occupe une place centrale. Tout comme le compositeur et l’instrument se stimulent l’un l’autre, la démarche de l’architecte et le matériau interagissent : l’outil provoque l’invention et l’invention réclame des outils nouveaux, leurs logiques conjuguées menant à la création de formes innovantes.
Pierre Boulez trouve ainsi dans l’architecture une source d’inspiration pratique, esthétique et politique nourrissant son goût pour les problèmes de virtuosité pure – ce côté trapèze volant que prend une difficulté vaincue
. Dans Incises (1994) puis dans sur Incises (1996-1998), il donne libre cours à cette écriture virtuose.