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Ravel et l’Europe de l’entre-deux-guerres
Ravel et la guerre
Que ce soit dans son chœur a capella Trois Beaux Oiseaux de paradis (1915) ou dans son élégant Tombeau de Couperin (1914-1917) dont chaque pièce est dédiée à un ami disparu, Ravel n’évoqua la guerre jusque là qu’avec distance et légèreté. Pourtant, il la connut de près…
Dès août 1914, exempté du fait de sa petite taille et de sa nature frêle, Ravel n’a qu’une idée en tête : rejoindre son frère Édouard au front. Rester à l’arrière lui est intolérable. Le 10 mars 1915, il est enfin déclaré apte et incorporé, ironie du sort, au service des convois automobiles, section poids lourd ! Un an plus tard, il gagne la section de transports de Bar-le-Duc. Au volant d’un deux tonnes cinq cents, puis d’une camionnette Panhard qu’il surnomme affectueusement Adélaïde, il sillonne la région dans des conditions périlleuses. Le 13 avril 1916, il rejoint une unité plus proche du front, l’ambulance 13, où il frôle la mort à plusieurs reprises, avant d’être rattaché au parc de réparation du 75. Je suis pacifique, je n’ai jamais été courageux. Mais voilà : j’ai eu la curiosité de l’aventure !
lance-t-il avec ironie le 11 mai 1916 à sa marraine de guerre, Mme Dreyfusmère de son élève et futur biographe, Roland-Manuel. Muté à Châlons-sur-Marne, il tombe malade. Opéré, Ravel poursuit sa convalescence à Paris jusqu’en février 1917, avant de rejoindre Versailles et d’être réformé pour de bon le 1er juin. À son retour, rien n’est plus comme avant. Sa mère est morte le 5 janvier et Ravel, abattu, se sent seul à jamais.
De ces convois en marche, de la violence des combats, de la terreur sourde du front, le Concerto pour la main gauche porte indéniablement la marque : registre surgrave, rythmes implacables, puissants crescendos, couleurs tantôt sourdes ou stridentes, violence martiale de la partie centrale, virtuosité extrême et prises de risque de l’écriture soliste.
1929-1932 : du krach boursier à la montée du fascisme
Le Concerto pour la main gauche de Maurice Ravel s’inscrit dans l’une des périodes les plus sombres du XXe siècle. En janvier 1929, quand Ravel entend le pianiste Paul Wittgenstein à Vienne, l’Europe rêve encore de paix universelle. Les deux prix Nobel de la paix 1926, Aristide Briand et son homologue allemand, Gustav Stresemann, soucieux de redonner à l’Allemagne sa place au premier rang des nations, y travaillent sans relâche. Le 5 septembre 1929, Briand annonce à la Société des Nations un projet d’« Union européenne », censé garantir l’équilibre mondial. Mais le krach boursier ruine ses espérances : le 24 octobre, Wall Street, la bourse de New York, décroche et entraîne l’effondrement spectaculaire des valeurs boursières. Un vent de panique, doublé d’une crise économique sans précédent, s’abat sur l’Europe. Une tragédie en marche qu’exprime avec angoisse le Concerto pour la main gauche.
Achevé à l’automne 1930, il est créé le 5 janvier 1932 à Vienne par son commanditaire Paul Wittgenstein, neuf jours avant le Concerto en sol créé à Paris salle Pleyel, par Marguerite Long au piano sous la direction de Maurice Ravel. Les Années folles ne sont dès lors plus qu’une parenthèse insouciante que prolonge l’ambiance jazzy des derniers dancings sélects de la rive droite. Entre deux airs de jazz, on continue à saluer les vertus du classicisme et de Bach, que Stravinski célèbre en 1930 avec la saisissante Symphonie de psaumes ; mais le cœur n’y est plus. L’esthétique néoclassique, qu’illustre encore Le Bal masqué de Francis Poulenc en 1932, cède le pas au pessimisme ambiant, au profit d’œuvres crépusculaires : à l’est de l’Europe, l’Adagio du Concerto pour piano n° 2 de Béla Bartόk, nocturne poignant du maître hongrois, fait écho à la noirceur tragique du Concerto pour la main gauche.
L’Europe vacille bel et bien. Signe des temps, le 7 mars 1932 s’éteint « l’apôtre de la paix », Aristide Briand. Un mois plus tard, Paul von Hindenburg est réélu à la présidence du Reich face à son rival Adolph Hitler, nommé chancelier le 30 janvier 1933. Un an après la création du Concerto pour la main gauche, le monde court à sa perte.
Pistes de comparaison : œuvres en résonance
La guerre et la mort sont évoquées à plusieurs reprises dans les œuvres de Ravel. Parfois avec légèreté comme dans le Tombeau de Couperin, mais parfois de manière plus sombre comme par exemple :
- dans sa mélodie Un Grand Sommeil noir (1895) sur un poème de Verlaine ;
- dans son Trio avec piano composé en 1914, où le troisième mouvement « Passacaille » est également très grave.
Dans ces deux pièces, on retrouve une lente progression en crescendo, allant du registre grave vers l’aigu, sur un rythme scandé à l’image d’une marche funèbre.
La guerre est également évoquée dans des œuvres d’autres compositeurs telles que le Concerto pour piano n° 2 de Bartók (1930-1931). Le deuxième mouvement possède plusieurs similitudes avec le Concerto pour la main gauche :
- une forme lent-vif-lent (Adagio - Presto - Adagio) ;
- un pessimisme noir lié au contexte alarmant de l’époque ;
- une écriture très percussive du piano.
Auteure : Lætitia Chassain