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Six Épigraphes antiques Claude Debussy
Carte d’identité de l’œuvre : Six Épigraphes antiques de Claude Debussy |
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Genre | musique de chambre |
Composition | entre juillet 1914 et 1915 |
Création | le 2 novembre 1916 au Casino Saint-Pierre à Genève, par Marie Panthès et Roger Steimetz au piano création française : le 17 mars 1917, salle Saint-Laurent à Paris, par Walter Rummel et Thérèse Chaigneau au piano |
Forme | cycle de six pièces : I. Pour invoquer Pan, dieu du vent de l’été II. Pour un tombeau sans nom III. Pour que la nuit soit propice IV. Pour la danseuse aux crotales V. Pour l’Égyptienne VI. Pour remercier la pluie au matin |
Instrumentation | piano à quatre mains (Debussy en réalisera un arrangement pour piano deux mains) |
Orchestration de Jean-Claude Petit | |
Composition | en 2014 |
Instrumentation | ensemble de dix instruments : hautbois, clarinette, basson, cor, percussion, violon 1, violon 2, alto, violoncelle, contrebasse |
Les Six Épigraphes antiques ne sont pas une œuvre totalement nouvelle : Debussy reprend en effet la musique de scène qu’il avait écrite en 1900-1901 pour une unique représentation récitée et mimée des douze Chansons de Bilitis de son ami le poète Pierre Louÿs, le 7 février 1901. Des neuf pièces pour 2 flûtes, 2 harpes et célesta (instrumentation restée inédite à ce jour), Debussy en reprend six qu’il confie maintenant au piano, lequel évoque les timbres originels – sons flûtés, pincements de harpe, ainsi que le tintement des crotales (cf. pièce n° IV), autrement appelées « cymbales antiquesPar Berlioz (1803-1869) qui redécouvre l’instrument mais également par Debussy dans Le Prélude à l’après-midi d’un faune. ». Chacune des six miniatures de ce cycle, évoquant une Antiquité fantasmée, est précédée d’une épigraphePhrase en prose ou en vers placée en tête d’un livre, d’un ouvrage ou d’un chapitre. imaginaire chargée d’en délivrer l’esprit.
Pour invoquer Pan, dieu du vent d’été, « dans le style d’une pastorale », ouvre le recueil sur une mélodie évoquant Pan jouant de sa flûte. Cette mélodie, composée de seulement cinq sons (on parle alors de thème pentatonique), évoque la syrinx (appelée également… flûte de Pan !) que les Grecs considéraient comme un instrument de bergerDans La République, Platon évoque la syrinx en ces termes : Il te reste la lyre et la cithare, utiles à la ville aux champs, les bergers auront la syrinx.
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Debussy n’hésite pas non plus à utiliser un langage musical se fondant sur des modes anciens, que l’on redécouvre depuis le milieu du XIXe siècle. Cette pièce n’est donc ni en tonalité majeure, ni en tonalité mineure, comme toutes les autres musiques occidentales depuis la fin du XVIIe siècle, mais « modale » (précisément, Debussy a recours au diatonisme et utilise le mode de ré sur sol). L’évocation de la syrinx et la modalité expliquent le ton archaïsant de cette musique.
La musique pentatonique
Se dit d’une musique basée sur une échelle de cinq sons (alors que la gamme do ré mi fa sol la si en a sept), ne comportant pas de demi-ton. Par exemple : sol la do ré fa, comme dans Pour invoquer Pan, ou bien do#, ré#, fa#, sol#, la#, les touches noires du piano. Un grand nombre de musiques d’Afrique, d’Asie et d’Europe de l’Est utilise ce type d’échelle, ainsi que certaines mélodies populaires anciennes d’Europe occidentale (galloises, écossaises, etc.). Si bien que l’l’échelle pentatonique a été souvent utilisée par les compositeurs occidentaux à des fins d’exotisme (Puccini dans l’opéra Turandot, Dvořák dans son Quatuor « américain ») ou pour rendre hommage au passé (Stravinski, Bartók). D’autres compositeurs, comme Debussy et Ravel, l’ont utilisée pour elle-même, offrant une couleur musicale originale.
Pour un tombeau sans nom débute également par un thème pentatonique (sur l’échelle défective de la gamme par tons) évoquant une nouvelle fois la flûte de Pan. Son climat, quasi extatique, est bien moins serein, dû au tempo plus lent, mais surtout à des accords bien plus complexes et subtilement dissonants (intervalles de secondes, quartes et septièmes), ainsi qu’à l’emploi de chromatismes (les notes sont jouées conjointement, demi-ton par demi-ton).
Le monde fantasmagorique de la nuit irradie Pour que la nuit soit propice, qui s’ouvre sur un thème pentatonique (avec l’intervalle de quarte augmentée fa-si mis en valeur) dont l’aspect inquiétant est renforcé par les appoggiatures (notes courtes précédant immédiatement les deux premières notes du thème) et les notes répétées.
On remarquera la riche écriture polyphonique et polyrythmique habillant rapidement le thème, constitué de strates superposées ; Debussy y emploie, comme dans de nombreuses autres œuvres, des éléments de la musique du gamelanEnsemble traditionnel javanais, balinais ou sundanais, le gamelan est un orchestre de percussions mélodiques dont l’une des principales caractéristiques est que chaque exécutant a la responsabilité d’une formule rythmique. La complexité de la musique résulte alors de la superposition de ces différentes strates rythmiques complémentaires. indonésien découvert lors de l’Exposition Universelle de 1889 à Paris.
Suit Pour la danseuse aux crotales, danse aux rythmes aussi souples que précis, évoquant clairement harpe et crotales. Puis vient Pour l’Égyptienne, autre danse, mais totalement lascive et orientalisante avec ses mélismes évoquant la flûte. L’atmosphère reste bien sombre et inquiétante avec les dissonances et l’accompagnement en ostinatoformule mélodico-rythmique répétée inlassablement et sons tenus (pédales).
Le recueil se referme sur Pour remercier la pluie au matin, les doubles-croches – présentes d’un bout à l’autre de la pièce – figurant les fines gouttes de pluie. On y retrouve le chromatisme, quelques souvenirs de l’orientalisme de la pièce précédente, ainsi que des couleurs de la première pièce dont le thème est cité à la fin.
Dans une lettre à son éditeur Jacques Durand, datée du 11 juillet 1914, Debussy explique : J’avais l’intention jadis, d’en faire une suite d’orchestre, mais les temps sont durs, et la vie m’est plus dure encore.
Il n’en réalisera qu’une transcription pour piano à deux mains en 1915. Ce n’est qu’en 1932 que le cycle sera orchestré – version pour grand orchestre – par le chef Ernest Ansermet. L’orchestration pour orchestre de chambre de Jean-Claude Petit, de 2014, est une commande du Paris Mozart Orchestra.
Auteur : Antoine Mignon