Jeff Ballard est à plusieurs titres l’un des batteurs les plus emblématiques du jazz contemporain. La liste des musiciens avec lesquels il a joué ou joue suffirait presque à lui fournir ce statut. Ce serait oublier que son jeu, nourri d’abord par la tradition puis par la découverte des grands batteurs modernes, réalise une synthèse rarement atteinte, en cultivant à la fois exigence technique maximale et polyvalence stylistique. Ballard incarne enfin l’élargissement aujourd’hui acquis du rôle de la batterie au-delà de sa fonction première d’accompagnement, et plusieurs des groupes auxquels il participe ou qu’il a cofondés figurent parmi les plus importants du jazz contemporain : le trio de Brad Mehldau et Fly sont de ceux-là.
Premiers pas dans le milieu du jazz
Né le 17 septembre 1963 à Santa Cruz (Californie), Jeff Ballard découvre le jazz grâce à son père puis la batterie au lycée, rapidement préférée au base-ball. Il se souvient des premières impressions laissées sur lui par Joe Morello (avec Dave Brubeck), Sonny Payne (avec Count Basie) ou encore par les balais d’Ed Thigpen (avec Oscar Peterson). Premières expériences en big band à l’université, apprentissage marquant auprès du pianiste Smith Dobson, premiers gigs dans un orchestre cubain, le jeune batteur apprend dans des contextes très variés à fournir à la musique les qualités qu’elle demande en propre : swing pur, propulsivité requise par la danse, ou encore efficacité discrète de l’accompagnement. Il intègre le milieu du jazz de San Francisco, nouant une complicité toujours active avec le contrebassiste Larry Grenadier et découvre les géants de la batterie moderne, Tony Williams et Elvin Jones, ou encore les disques d’Ornette Coleman et de John Coltrane.
Un début de carrière prometteur
À la fin des années 1980, une expérience unique lui est offerte : il est recruté par Ray Charles avec lequel il tournera pendant près de trois ans tout autour du monde, en grand orchestre mais aussi en petite formation. Parti ensuite à la découverte de la scène new yorkaise, Jeff commence à se faire connaître au début des années 1990 aux côtés des jeunes musiciens qui s’y imposent alors : les guitaristes Kurt Rosenwinkel et Ben Monder, le saxophoniste Mark Turner, les pianistes Brad Mehldau, Frank Kimbrough ou Guillermo Klein, les bassistes Avishai Cohen et Ben Allison...
C’est à la suite de nouvelles expériences très variées avec Bobby Hutcherson, Lou Donaldson ou Danilo Perez, par exemple, qu’il devient partenaire de Chick Corea dans ses différentes formations (dont Origin et le Chick Corea New Trio) à partir de 1999. Il suffit de se souvenir de quelques-uns des batteurs qui l’ont précédé dans les groupes du pianiste – Roy Haynes, Steve Gadd, Dave Weckl – pour mesurer le niveau de technicité et de musicalité atteint par Jeff Ballard à ce point de sa carrière.
Du trio de Brad Mehldau au groupe Fly
Plusieurs étapes importantes sont pourtant encore à venir, à commencer par la collaboration avec le saxophoniste Joshua Redman (sur l'album Momentum, 2005). Fort de sa complicité avec le contrebassiste Larry Grenadier, mais plus encore de son expérience acquise auprès de Corea (après les nombreux pianistes déjà cités), Jeff Ballard intègre le trio de Brad Mehldau après le départ de Jorge Rossy en 2006. Le batteur a souvent témoigné de sa fascination pour la qualité d’interaction spécifique développée par le pianiste, et qui sera à plusieurs reprises élargie en quartet avec le guitariste Pat Metheny. Mehldau explique pour sa part que la variété des univers rythmiques absorbés par Jeff Ballard et son expérience de sideman font de lui un interlocuteur unique à confronter à sa propre identité musicale. Cette collaboration toujours active s’étend de l'album Day is Done (2005) à Where Do You Start (2012).
Enfin, le groupe Fly est sans doute le plus singulier et passionnant des « projets » musicaux dans lesquels est engagé Ballard depuis près de dix ans. Il s’appuie sur sa longue connivence avec le contrebassiste Larry Grenadier – avec lequel il forme la rythmique du trio de Brad Mehldau – et sur leur rencontre avec le saxophoniste Mark Turner. Formé dès 2002, le groupe laisse peu de traces avant les deux albums parus chez ECM où il donne sa pleine mesure : Sky and Country (2009) et Year of the Snake (2012). Règne de l’épure et de la clarté sonore, Fly est nourri par une recherche de l’équivalence la plus totale entre les trois instruments. D’une façon significative, Jeff Ballard est le premier à affirmer, lors d’une interview datée de 2007, que le format sans piano est une réaction aux formats plus « épais » de leurs groupes précédents, avec piano ou guitare, et une quête d’autonomie afin de sortir la basse et la batterie de leur fonction d’accompagnement.
Des sources d’inspiration multiples
La complicité avec Avishai Cohen, très bien documentée dans leurs discographies respectives (notamment au sein des groupes de Chick Corea) reflète et enrichit l’ouverture très précoce de Jeff Ballard pour les univers rythmiques « exotiques » : son jeu est riche de ses nombreuses expériences de musique afro-cubaine ou jamaïcaine, de ses nombreux voyages en Amérique du Sud (Argentine, Brésil, Colombie et Venezuela) et de son intérêt pour les systèmes rythmiques d’Afrique du Nord et de l’Ouest. De là vient, par exemple, son jeu sur les toms délaissant parfois la caisse claire et les cymbales, ou encore son intérêt pour les polyrythmies complexes. Ceci étant, on trouvera de nombreux exemples de sa technique remarquable sur la cymbale rythmique, ainsi que le mélange de souplesse et de vélocité qui s’exprime dans « Festival Tune » (de l’album Year of the Snake avec Fly, 2012).
Auteur : Vincent Cotro
(mise à jour : octobre 2013)