Dave Douglas (1963-)
Dans la scène du jazz contemporain, Dave Douglas est probablement le trompettiste dont le champ d’expression et à la fois le plus large et le plus cohérent. Sensible à la richesse de la tradition du jazz et aux grandes figures qui ont jalonné l’histoire de son instrument, il n’en a pas moins côtoyé quelques-unes des plus fortes personnalités associées à l’avant-garde musicale tout en entretenant des relations suivies avec des musiciens nettement moins radicaux. Véritable « passeur » entre les courants qui divisent parfois le microcosme du jazz, le trompettiste américain réunit autour de lui des instrumentistes que les apparents clivages esthétiques séparent habituellement. Homme dont les projets sont autant de groupes contrastés, extrêmement prolifique, il s’est affirmé en une décennie non seulement comme une voix majeure de la trompette mais également comme l’un des artistes symbolisant avec bonheur la pluralité des formes que peut prendre le jazz après plus d’un siècle d’existence.
Des débuts éclectiques
Né le 24 mars 1963 à East Orange (New Jersey, États-Unis), fils d’un pianiste amateur qui l’installe devant le clavier à l’âge de cinq ans, Dave Douglas commence par étudier le trombone à sept ans avant de changer pour la trompette deux ans plus tard. Adolescent, il écoute Stevie Wonder, le groupe Prime Time d’Ornette Coleman et le Miles Davis électrique. En 1981, il devient élève à la Berklee School of Music de Boston et au New England Conservatory où il étudie avec John McNeil qui l’initie à la méthode de Carmine Caruso. Trois ans plus tard, il s’installe à New York où il est étudiant à la NY University et prend des leçons en privé avec Jim McNeely et Joe Lovano. Ses débuts professionnels sont déjà placés sous le sceau de l’éclectisme : en 1987, il est recruté par Horace Silver, vétéran du hard bop, mais joue aussi avec Doctor Nerve, groupe qui évolue entre free jazz et trash metal. On le remarque aussi au sein du Mosaic Sextet dans lequel il côtoie le pianiste Michael Jefry Stevens et le violoniste Mark Feldman avec qui débute une longue amitié musicale. Dès cette époque, Douglas entretient ainsi des liens avec la nébuleuse des musiciens associés à la scène du New York downtown autour de la Knitting Factory comme les membres du collectif New and Used (dont il est l’un des fondateurs) aussi bien qu’avec d’autres associés au néo-bop comme Vincent Herring (1989) ou des musiciens atypiques tels Anthony Braxton (1995) ou le clarinettiste Don Byron interprétant le répertoire de Mickey Katz (1992). En outre, il collabore avec Myra Melford (sur l’album The Same River, Twice, 1996) et participe au groupe de Michael Formanek, Beast of Nature, entre autres formations.
Groupes en série
En 1991, à l’occasion d’un engagement au Bell Café (dont la scène est minuscule) dans le quartier de Soho, Douglas constitue avec le guitariste Brad Shepik et le batteur Jim Black (qui fait de nécessité vertu en adoptant un set réduit a minima) un groupe qui prend le nom de Tiny Bell Trio et s’inspire des rythmes traditionnels des Balkans avec imagination et fantaisie. Par la suite, le trompettiste initie une série de groupes aux profils très différents : Parallel Worlds (1993) jette des ponts entre les univers de Messiaen, Stravinski, Monk et Ellington par le biais d’une instrumentation où prédominent le violon de Mark Feldman et le violoncelle d’Erik Friedlander ; un Sextet dont la vocation est de saluer l’œuvre de grands musiciens de jazz (Booker Little, Wayne Shorter ou encore Mary Lou Williams) ; Charms of the Night Sky (1997), un petit ensemble de chambre au répertoire constitué autour de l’accordéon de Guy Klusevsek ; un quartet sans piano avec Chris Potter, James Genus et Ben Perowsky (1996) ; Sanctuary, un double quartet inspiré par ceux d’Ascension de John Coltrane et Free Jazz d’Ornette Coleman, qui combine instruments acoustiques et sampleurs ; Witness (1999) composé de neuf musiciens, à forte orientation électrique… En outre, Dave Douglas est, depuis l’origine, l’une des pièces maîtresses du groupe Masada de John Zorn dont le répertoire s’inspire des airs folkloriques de tradition juive.
Actif et créatif
D’une constance créative rare, qui n’exclut pas les rencontres ponctuelles et les collaborations transdisciplinaires (il a composé El Trilogy, musique de danse pour la chorégraphe Trisha Brown), Dave Douglas s’est imposé, par-delà son esprit d’initiative et l’originalité de ses assemblages instrumentaux, en tant que trompettiste. S’inspirant de Miles Davis dont il retrouve la grâce mélodique et le timbre fugace, il rappelle Lester Bowie par sa manière de jouer sur les hauteurs et les dérèglements contrôlés de sa sonorité qui lui confèrent un grain aisément identifiable. Mais sa conscience harmonique et son refus d’un phrasé trop prévisible en font également l’un des plus sûrs héritiers de Booker Little, dont il partage le lyrisme voilé, ainsi que des trompettistes du hard bop dont il retrouve à l’occasion la prolixité. Amoureux de son instrument, il a créé FONT Music (Festival of New Trumpet Music), en 2003 à New York, en association avec son confrère Roy Campbell, festival dont l’objectif est de présenter la diversité de la création musicale des trompettistes.
Cette pluralité d’expériences donne lieu à une abondante production phonographique, d’abord accueillie par des labels indépendants américains, européens et japonais, puis, un temps, par RCA-Bluebird, filiale de la major BMG, qui a publié sept de ses productions. En 2005, cependant, à l’échéance de son contrat, Dave Douglas a lancé son propre label, Greenleaf Music, soucieux d’indépendance et confiant dans les nouvelles technologies de diffusion de la musique. C’est sous cette étiquette qu’a paru le premier album de l’ensemble Nomad, formé du clarinettiste Michael Moore, de la violoncelliste Peggy Lee, du tubiste Marcus Rojas et du batteur Dylan van der Schyff. Engagé dans un cheminement artistique sans œillères, Douglas poursuit ses échanges avec des personnalités singulières, qu’elles soient européennes, comme les Hollandais Han Bennink et Misha Mengelberg ou les Français Louis Sclavis et Martial Solal, ou bien américaines, comme le tromboniste Roswell Rudd ou le chanteur Andy Bey pour lequel le trompettiste a conçu un répertoire inspiré de poèmes du XXe siècle. Avec sa formation Keystone, il met en regard les sonorités électriques des musiques urbaines avec les films muets d’un acteur comique des débuts du cinéma, Roscoe « Fatty » Arbuckle. Nouvel avatar d’une imagination et d’un appétit de musiques qui font de Dave Douglas l’un des « activistes » du jazz les plus remarquables de son époque.
Auteur : Vincent Bessières
(mise à jour : janvier 2006)