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Au carrefour entre l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud, l’Égypte est héritière d’une civilisation plusieurs fois millénaire dont les racines se prolongent dans le continent africain, au Proche-Orient et dans les cultures méditerranéennes. C’est un grand pays composé de plusieurs provinces ayant leurs cultures spécifiques : le Sa’îd (la Haute-Égypte), la Nubie, la Moyen-Égypte, le Delta (Basse-Égypte) et le Sinaï. La mégapole du Caire construite au XIe siècle est une ville récente comparée à l’histoire millénaire du pays. Elle est en continuelle expansion et attire les populations de toutes les provinces du pays.
Parler des musiques d’Égypte à l'heure actuelle, c’est prendre conscience que, culturellement, le pays se trouve à une époque charnière : certaines traditions et styles musicaux ont disparu au cours du XXe siècle ou sont en voie de disparition, tandis que d’autres sont apparus ou sont en train de prendre forme. Selon les critères géographique, socio-professionnel, culturel, religieux et ethnique, on distingue en Égypte plusieurs catégories musicales : les musiques des régions rurales, les musiques et chants religieux, la musique savante, les musiques populaires urbaines et la chanson de variété.
La Nahda
Durant le règne de Muhammad ‘Alî Pacha (1805-1848) et de ses descendants, notamment le khédive Ismâ’îl (1863-1879), l’Égypte va connaître un essor économique sans précédent avec son ouverture sur l’Europe et l’importation des nouvelles technologies de la révolution industrielle. L’Égypte pharaonique, berceau de l’humanité, exerce une fascination sans limites sur l’Occident. Le pays va devenir durant le XIXe siècle un terrain de recherches, d’aventures en tous genres, d’inspiration littéraire, artistique (peinture, musique,…) et d’investissement industriel pour les européens. Jouissant, vis-à-vis de l’empire Ottoman, d’une autonomie politique que les autres « provinces » (Syrie, Liban, Palestine) ne connaissent pas, l’Égypte devient à la même époque un foyer d’accueil et une terre d’asile pour l’élite pensante syro-libanaise. Le Caire, en particulier, devient un pôle d’attraction culturelle important au Proche-Orient. Dans cette atmosphère de liberté de pensée, d’effervescence et d’échange entre les intellectuels arabes, par ailleurs instruits des courants de la pensée européenne, va éclore au Caire la Nahda (renaissance culturelle arabe). C’est un courant réformiste qui touchera divers aspects de la vie en Égypte et au Proche-Orient : la société, la littérature, la poésie, la musique, l’histoire, la politique, la philosophie et la religion.
Musique savante
Au cœur du mouvement de la Nahda, et grâce à la conjonction du génie de quelques musiciens, comme le chanteur-compositeur Abdu al-Hâmûlî, de l’ambition du khédive Ismâ’îl et du lent enrichissement de la capitale
(Frédéric Lagrange, Musiques d'Égypte), on assiste à la création d’une musique de cour, parfois appelée « école khédivale ». Elle est la synthèse des traditions musicales égyptiennes urbaine, rurale, profane et sacrée, et des éléments empruntés aux musiques syrienne, turque et persane. Appartenant au domaine des musiques modales savantes basées sur le principe du maqâm, elle possède ses propres règles de composition et d’improvisation ainsi que son style d’interprétation. D’essence vocale, elle fait intervenir un chanteur/chanteuse soliste accompagné(e) par un ensemble d’instrumentistes solistes appelé takht. Il est formé d’un ‘ûd (luth), d’un qânûn (cithare sur table), d’un nây (flûte en roseau), d’un violon (introduit dans la musique égyptienne à la fin du XIXe siècle), et d’un riqq (tambour sur cadre à cymbalettes).
La musique de la Nahda se caractérise par la wasla (lien, enchaînement) ou suite musicale constituée de plusieurs pièces vocales et instrumentales composées, semi-composées et improvisées ; elles sont interprétées dans un même mode, mais conçues dans différentes formes et sur divers cycles rythmiques.
Dès 1920-1930, l’art de la wasla commence son déclin progressif pour atteindre le point de rupture dans les années 1960. En même temps, de nouvelles formes musicales voient le jour, des chansons légères hybrides entre la musique savante, la chanson populaire et les formes de musique occidentales qui ont fait leur entrée en Égypte au courant du XXe siècle.
La chanson de variété
La chanson de variété passera par différentes phases, liées aux changements progressifs dans la société cairote et aux différentes modes musicales occidentales importées par l’Égypte tout au long du XXe siècle.
Autour des années 1920, alors que la musique savante entame son déclin, la chanson légère commence à occuper le devant de la scène et à intéresser la production discographique (disque 78 tours) avec tout d’abord la taqtûqa, chanson légère à refrain interprétée la plupart du temps par des chanteurs issus de l’école savante. Dans les années 1930, une nouvelle génération de musiciens (Abd al-Wahhâb, Umm Kulthûm, Qasabgî…) et de poètes (Ahmad Shawqî, Ahmad Râmî…) pose les bases d’un nouveau genre, à mi-chemin entre la variété et la musique savante, une sorte de « chanson noble » recherchée. Ces artistes vont donner le ton à la musique moderne égyptienne et à la musique arabe jusqu’aux années 1970. Le takht, l’ensemble de musique savante, va subir aussi des transformations : il s'agrandit avec la famille des cordes de l’orchestre classique occidental. Tout au long du XXe siècle, l’orchestre égyptien intégrera de nouveaux instruments comme l’accordéon (accordé selon l’échelle orientale), la guitare électrique, l’orgue, le synthétiseur... Le dernier quart du XXe siècle n’a pas apporté de changements majeurs sur le plan musical, si ce n’est l’importation de nouvelles formes musicales que l’occident a connu ces vingt dernières années.
Actuellement, l’Égypte connaît la même tendance que le reste du monde arabe et occidental : à l’heure de la mondialisation, c’est la fusion des genres qui prévaut.
Musiques rurales
Les différentes provinces égyptiennes offrent un panorama musical riche et diversifié. La musique nubienne, au Sud, se distingue de celle des autres régions par l’échelle pentatonique attestant ses racines africaines, tandis que la musique du Sa’îd (Haute-Égypte) et du Delta, au Nord, est sous-tendue par l’échelle modale comportant des micro-intervalles (3/4 de ton ou intervalles neutres) caractéristiques des musiques proche-orientales.
Le monde rural offre deux traditions musicales distinctes. D’une part, les chants de travail et des activités quotidiennes qui sont le fait des paysans et, d’autre part, les chants des festivités qui sont interprétés et accompagnés par des musiciens professionnels. L’animation des événements et rituels sociaux comme la naissance, la circoncision et le mariage nécessite la participation à la fois de la famille (ou de la population) et des professionnels de la musique. Lors des noces dans le Sa’îd, ce sont les ghawâzî, danseuses et chanteuses professionnelles, qui égaient la fête. Elles sont accompagnées par un orchestre folklorique masculin composé d’un accordéon, d’une flûte, d’un violon et de percussions. Le Zâr ou cérémonie de désenvoûtement est dirigé par la kudya spécialisée dans les pratiques d’exorcisme ; elle est soutenue par un ensemble d’instruments à vent (arghûl et mizmâr) et de percussions (darabukka, târ, riqq et sâgât). Dans un tout autre registre, le chant épique ou geste hilalienne (as-sîra al-hilâliyya) reste une des expressions les plus importantes de la littérature populaire égyptienne et notamment du Sud du pays. Elle est récitée par un poète (shâ’ir) qui s’accompagne de sa rabâba (vièle), comme il peut être accompagné d’un ou deux joueurs de rabâba et d’un percussionniste.
Les instruments des musiques populaires et rurales
Dans le milieu rural, les instruments de musique sont joués par des instrumentistes (âlâtiyya) professionnels ou semi-professionnels qui se transmettent leur métier de père en fils.
La catégorie des instruments à vent regroupe les flûtes, les clarinettes à anche simple et les hautbois à anche double.
- Les flûtes populaires sont de différentes tailles et changent de nom selon les régions. Elles sont en roseau, mesurant entre 20 et 45 cm, et s’appellent suffâra, ‘uffâta, salâmiyya et kawala.
- Dans la famille des clarinettes doubles, l’arghûl est l’instrument le plus emblématique. Taillé dans le roseau, il est formé d’un tuyau mélodique d’environ 70 cm, percé de 5 ou 6 trous, et d’un tuyau à bourdon télescopique qui peut atteindre 2,5 m.
- Le mizmâr désigne un hautbois populaire constitué d’un tuyau cylindrique se terminant par un pavillon conique et percé de 8 trous. La Haute-Égypte est connue pour ses ensembles de mizmâr qui utilisent trois instruments de tailles et de registres différents.
Associant à leur jeu des percussionnistes, les ensembles de mizmâr ou les clarinettes doubles accompagnent le chant des mawwâl-s et jouent un répertoire instrumental lié à la danse baladî (rurale) de Haute-Égypte.
Les instruments à cordes sont moins développés dans la musique rurale que dans la musique savante.
- La rabâbat al-mughannî (la vièle du chanteur) est une vièle à pique de 90 cm de long constituée d’une caisse de résonance en demi-noix de coco couverte d’une peau de poisson (raqma) en guise de table d’harmonie. Elle est pourvue de deux cordes en crins de cheval accordées à la quarte et frottées par un archet en bambou, également muni d’une mèche de mêmes crins. Les rabâba-s sont jouées en ensemble de plusieurs instruments aux côtés des percussions, soit pour accompagner le répertoire de chants épiques et festifs soit pour interpréter un répertoire instrumental d’improvisations et de pièces de danse.
- Rappelant l’instrument représenté dans les peintures de tombeaux pharaoniques, la lyre actuelle existe sous deux formes : la tanbûra d’Aswân en Haute-Égypte et la simsimiyya répandue dans les régions du canal de Suez et du Delta. La première possède cinq cordes correspondant à l’échelle pentatonique, tandis que la seconde comporte une douzaine de cordes accordées selon les intervalles de l’échelle modale égyptienne. Les cordes sont pincées par les doigts ou avec un plectre.
Les instruments de percussions indispensables à la musique populaire sont la darabukka (tambour en calice), le daff ou târ (grand tambour sur cadre avec ou sans cymbalettes), le riqq (tambour sur cadre à cymbalettes), la tabla baladî (tambour cylindrique à deux peaux) spécifique des ensembles de clarinettes et des hautbois, et les cymbalettes.
Auteur : Habib Yammine