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Œuvre
La Métamorphose
Franz Kafka
Franz Kafka, symbole du modernisme
Composante phare de la littérature mondiale, l’œuvre de Franz Kafka (1883-1924) est reconnue comme l’un des sommets du modernisme en littérature, à l’égal de celles de ses contemporains Virginia Woolf ou Marcel Proust. Hantée par l’absurde et la mort, cette œuvre d’une exigence radicale présente deux particularités notables sur le plan biographique. La première tient au lieu de naissance de Kafka, la ville de Prague, alors capitale de la Bohême au sein d’un Empire austro-hongrois en bout de course. Kafka y a grandi et écrit dans une langue, l’allemand, qui était celle du pouvoir central bien que fortement minoritaire, l’écrasante majorité de la population s’exprimant en tchèque (langue que l’auteur parlait et savait écrire). En 1900, la ville comptait plus de 400 000 Tchèques pour moins de 40 000 germanophones, dont 25 000 personnes d’origine juive, parmi lesquelles la famille Kafka qui, fortement assimilée, ne fréquentait la synagogue qu’aux grandes occasions. Cette situation d’isolement linguistique n’a pu qu’influencer la langue de Kafka, qui se gardait des idiotismes et des particularités pouvant apparaître dans l’allemand parlé quotidiennement à Prague, loin des grands centres culturels germanophones : il en résulte une rigueur et une précision exemplaires dans son emploi de l’allemand écrit, d’autant plus marquées qu’il s’agissait de précipiter le lecteur dans des situations de grande étrangeté.
La seconde particularité de l’œuvre de Kafka est d’être essentiellement posthume. À l’exception de La Métamorphose, dont la première édition, en 1915, ne rencontra que peu de lecteurs, ses principaux chefs-d’œuvre sont parus après sa mortd’une tuberculose pulmonaire, à l’issue d’une existence terne et ascétique de célibataire durant laquelle il travailla au sein d’une compagnie d’assurances tout en consacrant l’essentiel de ses nuits à l’écriture. De fait, on peut dire de l’œuvre de Franz Kafka telle que nous la connaissons qu’elle est aussi le fruit de l’obstination de son ami Max Brod (1884-1968) : malgré la promesse que Kafka lui avait arrachée de détruire tous ses manuscrits, Brod a entamé dès 1925 la publication d’une multitude d’inédits, à commencer par les deux romans majeurs de Kafka, Le ProcèsLe roman relate l’histoire de Joseph K. arrêté un matin pour une raison dont il ignore tout. et Le ChâteauL’histoire de K. qui tente en vain d’officialiser son statut d’arpenteur au sein de l’impénétrable « château » où résident les fonctionnaires..
Le grand nombre de publications posthumes a rapidement brouillé les pistes entre les écrits destinés ou non à la publication. Dès 1937, le très fascinant Journal qu’a tenu Kafka de 1910 à 1923 était livré au public, auquel n’était pourtant pas destiné ce puits de souffrances psychiques qui est aussi un puits de lumière littéraire. C’est également le cas de la très longue lettre qu’il voulait adresser à son père, en 1919, mais qu’il ne lui a jamais remise, aujourd’hui considérée comme un chef-d’œuvre. Elle est si marquante que nous avons pris l’étrange habitude de l’appeler non pas la « Lettre à son père » mais la « Lettre au Père », élevant ce dernier au rang d’archétype du père autoritaire et sûr de lui à l’époque du patriarcat triomphant : un père matérialiste que Kafka aura beaucoup admiré et haï, qui affirmait s’être fait tout seul et se proclamait propriétaire, non seulement de son magasin ou de sa maison, mais aussi de sa femme, de ses enfants, de la vie même. Franz Kafka, mort une dizaine d’années avant ses parents, ne s’est jamais dépêtré de ce lien à un père écrasant. Enfant chétif et solitaireAlors que ses deux jeunes frères sont morts en bas âge, il avait six ans de plus que l’aînée de ses trois sœurs, qui devaient toutes mourir en déportation, victimes de la Shoah., jeune adulte dispensé du service militaire en 1924 pour « faible constitution », adulte incertain qui se sera engagé par trois fois dans des fiançailles vouées à l’échec, il a su, cependant, faire de ce lien littéralement asphyxiant la chance initiale et le ressort d’une œuvre littéraire sans aucun équivalent.
Repères chronologiques
- 3 juillet 1883 : naissance de Franz Kafka à Prague.
- 1901 : commence ses études de droit à l’université Charles de Prague.
- 1902 : rencontre Max Brod.
- 1906 : est reçu docteur en droit.
- 1907 : commence à travailler dans une compagnie d’assurances.
- 1909 : publie ses premiers textes dans la revue Hyperion et le journal Bohemia.
- 1912 : rencontre Felice Bauer. Des fiançailles sont annoncées en 1914 avant la rupture définitive en 1917. Écrit Le Verdict (publié en 1913) et La Métamorphose (publié en 1915).
- 1914 : Écrit Le Procès (publication posthume en 1925) et La Colonie pénitentiaire (publié en 1919).
- 1917 : le diagnostic de la tuberculose tombe.
- 1919 : rencontre Julie Wohryzek, leur relation s’achève la même année. Écrit la Lettre au père (publication posthume en 1952).
- 1922 : quitte son emploi pour raison de santé. Écrit Le Château (inachevé, publication posthume en 1926).
- 1923 : rencontre Dora Diamant à Berlin, qui l’accompagnera jusqu’à la fin de sa vie.
- 3 juin 1924 : meurt à Kierling près de Vienne.
La Métamorphose
En 1912, année de l’écriture de La Métamorphose, Franz Kafka a 29 ans. Le 17 novembre, désespéré de ne pas recevoir la lettre qu’il attend de Felice Bauer, sa future fiancée, il est cloué au lit, incapable de se lever : exactement comme le sera Gregor Samsa dans la petite histoire qui m’est venue à l’esprit tandis que j’étais couché en pleine détresse, et qui m’obsède au plus profond de moi-même
, ainsi qu’il l’écrit à Felice. Le jour même où il reçoit enfin de ses nouvelles, il s’attelle à la rédaction de son ouvrage : premier chef-d’œuvre de Franz Kafka, La Métamorphose est ainsi écrit en une vingtaine de jours ou, plus exactement, de nuits.
Un matin, Gregor Samsa se réveille transformé en « monstrueuse vermine » ou en « énorme bestiole immonde », selon les traductions. D’une extrême rigueur, la langue de Kafka cultive ici l’art du flou : au lecteur d’imaginer la bestiole. Il ne lui en sera donné aucune description précise, d’autant que la narration met d’emblée en place un point de vue subjectif strictement unilatéral : bien qu’elle se déploie à la troisième personne du singulier, cette narration ne nous donne à voir ou ressentir que ce que Gregor lui-même voit et ressent (en tout cas jusqu’à sa mort). Si, à travers les yeux de Gregor, l’on observe son entourage s’horrifier devant son nouvel état, personne ne le décrit, tandis qu’on ne croise aucun miroir dans l’appartement des Samsa.
Gregor se réveille muni d’une carapace et d’une « multitude de pattes » qu’il contrôle mal. Rien n’a changé dans sa chambre banale de voyageur de commerce où il ne demeure que rarement, car toujours sur les routes comme le texte nous l’apprend aussitôt : il lui faut travailler intensément pour compenser la faillite paternelle intervenue quelques années plus tôt. Ses parents et sa jeune sœur, Grete, vivent à ses dépens. Il a pu concevoir de la fierté à se substituer au père failli, mais il est épuisé : Au diable tout ça !
, pense-t-il ce matin-là, sans réaliser ce qu’il dit.
Gregor ne semble pourtant pas si catastrophé aux premières pages. Il éprouve même une sorte de joie enfantine chaque fois qu’il découvre le potentiel de son nouveau corps, à la manière de l’enfant réussissant ses premiers pas. Insecte ou non, il est encore très humain à ce stade : sur son réveil, il peut lire l’heure de quart d’heure en quart d’heure et même, dans l’espoir qu’un peu de sommeil le ramènera à la réalité, fermer les yeux
(aucun arthropode ne dispose de paupières). La dimension tragique ne s’affirme que lorsque Gregor apparaît devant ses parents et le chargé de pouvoir de son entreprise, débarqué à la vitesse du cauchemar. Le temps se précipite ; la mère s’évanouit en corolle de jupes, le père chasse Gregor dans sa chambre à coups de canne – au départ fermées à clef du dedans par Gregor pour protéger son intimité, les trois portes de sa chambre le seront désormais du dehors par la famille désireuse de s’en protéger. Les deuxième et troisième parties s’inscrivent dans une temporalité assouplie pour raconter un double processus de transformation : la transformation psychique de Gregor, d’une part, qui devient peu à peu la vermine qu’il est physiquement ; la transformation de l’appartement, d’autre part, et de tous les membres de la famille dévoilant chacun une vérité d’eux-mêmes.
Précisons que le titre « la Métamorphose » a été donné au texte par son traducteur français, Alexandre Vialatte, en 1925. Kafka quant à lui n’avait pas choisi le titre « die Metamorphose », mot qui existe en allemand, mais le titre « die Verwandlung », « la Transformation », un mot plus banal qui rend mieux compte du processus familial. Si le père retrouve une autorité brutale trop longtemps méprisée, le personnage le plus fascinant est sans doute la jeune sœur, Grete. Elle semble au départ la plus compatissante, mais c’est elle qui ordonnera la mise à mort de Gregor, juste après l’avoir involontairement rappelé à sa sensibilité d’humain par le biais de la musique, au son de son violon. Dans un mouvement de symétrie parfaite, Grete, à la dernière ligne, se métamorphose brutalement de fillette en jeune femme, étirant son jeune corps
dans une chrysalide qui répond à la transformation initiale de Gregor. La symétrie constitutive du récit invite également à noter l’importance du chiffre trois (le récit compte trois parties, la chambre de Gregor trois portes, la famille trois autres membres, les locataires aux allures de pantins synchronisés sont trois, comme les bonnes successives). On se gardera cependant d’en tirer aucune conclusion figée : en un siècle, La Métamorphose a donné lieu à des milliers d’interprétations, qu’elles soient analytiques, esthétiques ou politiques. Souvent porteuses d’une vérité, elles se révèlent pourtant incompatibles les unes avec les autres. C’est que le texte les subsume toutes, dans son dévoilement d’archaïsmes d’ordinaire enfouis sous la routine familiale. C’est évidemment sa très grande force : La Métamorphose demeure inépuisable.
Auteur : Bertrand Leclair