Crédits de l’exposition
- Commissaires : Pascal Huynh ; Natalia Karpova
- Scénographie : Projectiles
- Lumières : Hervé Audibert
- Conception graphique : Laurent Mészáros
- Texte pédagogique : Louisa Martin-Chevalier
Accueil > Pages découverte > Expositions du Musée de la musique > Lénine, Staline et la musique
Page découverte
Expositions temporaires du musée de la musique
Poursuivant la thématique du lien entre art et pouvoir entamée en 2004 avec l’exposition Le IIIe Reich et la musique, la nouvelle exposition Lénine, Staline et la musique présente une chronique de la vie musicale et artistique en Russie soviétique, de la révolution d’Octobre 1917 à la mort de Staline en 1953.
Des spectacles de masse dans la Petrograd révolutionnaire aux opulents opéras staliniens, des œuvres novatrices du jeune Dmitri Chostakovitch à ses pièces d’allégeance, de l’espoir de Serge Prokofiev lié à son retour en URSS à sa désillusion et sa déchéance, cette exposition examine la place de l’art et des artistes dans l’élan révolutionnaire, et son évolution vers une instrumentalisation par le totalitarisme stalinien.
Si la notion d’utopie permet aisément de comprendre l’engouement révolutionnaire de 1917 qui intègre à son combat les créateurs les plus avant-gardistes, que devient cet idéal lorsque le même système politique s’appuie sur une idéologie qui prit pour nom le réalisme socialiste, contraignant notamment les artistes à choisir entre adhésion ou exclusion ?
Conçue en deux grandes parties mettant en opposition les utopies révolutionnaires à la mise au pas stalinienne et en suivant un parcours chronologique, l’exposition Lénine, Staline et la musique a réuni près de 400 œuvres empruntées au domaine musical (partitions autographes et imprimés, instruments de musique, maquettes et costumes de ballets), aux arts plastiques (peintures, dessins, gravures et sculptures), à la photographie et au photomontage, au cinéma (extrait de films et affiches) et aux archives audiovisuelles (documents de propagande, concerts filmés).
Réalisée dans le cadre de l’Année France-Russie 2010, l’exposition a fait appel à des prêts exceptionnels provenant des principaux musées de Moscou (Galerie Tretiakov, Musée Glinka, Musée central d’histoire, Musée du théâtre et de la musique A.A. Bakhrouchine, Musée Gorki…) et de Saint-Pétersbourg (Musée russe, Musée de la musique et du Théâtre, Musée de la ville de Saint-Petersbourg, Bibliothèque nationale…). Certaines œuvres ont été pour la première fois exposées en France..
L’année 1917 bouleverse l’histoire de la Russie. Lors des journées de Février, le peuple laisse éclater sa haine de l’autocratie tsariste. Sous la pression de l’insurrection, Nicolas II abdique. Il laisse la place à un gouvernement provisoire de tendance modérée dirigé par le socialiste révolutionnaire Alexandre Kerenski.
Vladimir Illitch Lénine, qui s’est affirmé en leader du mouvement bolchevik – plus radical – relance cependant le combat, qui aboutit au coup d’État du 24 octobre, et à la prise du Palais d’Hiver le lendemain.
Dans l’élan révolutionnaire, l’art occupe une place privilégiée. Il doit contribuer à changer la société et à édifier les masses. Les créateurs choisissent leur camp : certains émigrent, d’autres s’engagent en faveur des idéaux du nouveau pouvoir. Ils pratiquent un art révolutionnaire dont les sources sont à rechercher dans les deux premières décennies du XXe siècle.
Au cours de cette période dite de « l’âge d’argent » de la culture russe, Moscou et Saint- Pétersbourg avaient été le théâtre d’une renaissance artistique sans pareille.
La génération des artistes russes des années 1910, inspirée par des courants philosophiques et religieux russes mais aussi par les créations des cubistes, futuristes et expressionnistes européens recherche une vérité cosmique qui surpasse la décadence de la société bourgeoise : les œuvres de Vladimir Tatline, Kazimir Malévitch, Marc Chagall ou Alexandre Scriabine sont les prémices de la révolution culturelle et sociale de 1917.
Au sein de l’« âge d’argent » de la musique russe, Igor Stravinski et Serge Prokofiev incarnent l’opposition au romantisme et au symbolisme. La mort prématurée d’Alexandre Scriabine, en 1915, prive l’ère soviétique d’un artiste qui avait ébauché à la fin de sa vie un mystère grandiose, synthèse des arts où se rejoignaient utopie et vision cosmique. Cette veine est explorée par la suite dans les œuvres de Nicolas Oboukhov et de Ivan Wyschnegradsky. Les différentes tendances musicales de la modernité russe se caractérisent par une forte identité nationale, s’éloignant des influences occidentales, comme en témoigne la nouvelle organisation sonore proposée par Nikolaï Roslavetz, fondée sur le concept d’« accords synthétiques ».
Au lendemain de la révolution, Lénine nomme Anatoli Lounatcharski à la tête du Commissariat du peuple à l’Instruction(Narkompros). Humaniste éclairé, il encourage une politique culturelle marquée à la fois par le respect du patrimoine et l’ouverture aux courants les plus novateurs. Marc Chagall, Vsevolod Meyerhold et bien d’autres artistes se voient confier des postes à responsabilités. Quant au compositeur Arthur Lourié, il dirigera brièvement le département musical du Narkompros, le Muzo.
La fin de la guerre civile et la proclamation de la Nouvelle politique économique (NEP) en 1921 favorisent une normalisation relative de la vie culturelle, marquée par un certain pluralisme musical.
Derrière l’unité de façade du régime se cachent cependant deux conceptions de l’art : pour Anatoli Lounatcharski, le patrimoine culturel doit être mis à la disposition des masses et le socialisme doit se construire sur l’utilisation de l’héritage capitaliste et non sur sa destruction. Pour les membres du Proletkult, organisation prolétarienne indépendante, l’art révolutionnaire doit provenir au contraire directement des masses. Lénine, qui trahit dans ses goûts personnels un conservatisme bourgeois, tranchera : en octobre 1920, il appelle le prolétariat à s’approprier toute la richesse de la culture mondiale et s’oppose aux conceptions théoriques du Proletkult, lui reprochant ses velléités d’indépendance par rapport à la ligne du Parti. Le Proletkult sera bientôt incorporé au Narkompros.
Les mouvements sociaux de février et octobre 1917 favorisent la multiplication d’hymnes et de mélodies révolutionnaires. Au lendemain de l’abdication du tsar, la Marseillaise est choisie par le peuple pour chanter la fin de l’oppresion. Jugeant la révolution française encore trop bourgeoise, Lénine n’apprécie guère ce chant révolutionnaire et favorise L’Internationale qui devient en 1918 le nouvel hymne national. Entonné dans toutes les manifestations politiques, il couronne régulièrement les nombreux spectacles de masse.
Dans le cadre du nouvel ordre social, l’accent est mis sur l’éducation des masses, ce qui encourage l’édition de nombreux recueils pédagogiques.
Le pluralisme musical encouragé par les instances idéologiques du régime provoque une polémique entre l’Association pour la musique contemporaine (AMC) et l’Association russe des musiciens prolétariens (ARMP). La première regroupe les tenants d’une musique savante, traditionnelle ou avant-gardiste, tandis que l’objectif de l’ARMP est de prolonger l’œuvre du Proletkult. Elle s’oppose à l’héritage classique, proclamé « bourgeois », à la plupart des compositeurs de musique savante et à la musique légère.
Le compositeur Arthur Lourié s’emploie activement à restructurer l’enseignement de la musique et la vie musicale en organisant des manifestations destinées à un large public et en remodelant le répertoire des concerts et des opéras, conformément aux directives du régime. Ses initiatives se heurtent cependant à la résistance d’une partie des musiciens d’obédience prolétarienne. En 1921, il démissionne et émigre l’année suivante.
Parmi les tenants de l’avant-garde, Nikolaï Roslavets travaille à l’adaptation au chant de masse d’un système tonal « synthétique », tandis qu’Alexandre Mossolov introduit dans certaines de ses pièces les effets percussifs inspirés du rythme de la vie industrielle.
L’engouement pour la machine et l’expression d’une mythologie prolétarienne et industrielle se développent en Europe vers 1922 dans les œuvres de Hindemith,Prokofiev et du Groupe des Six (Milhaud, Honegger…). L’avant-garde soviétique s’en empare également, sous l’influence du slogan de Lénine : « Le socialisme, c’est le pouvoir des soviets plus l’électrification du pays ». Polovinkin et Dechevov écrivent des pièces pour piano intitulées Elektrifikat et Rails. Mossolov compose Fonderies d’acier, tandis que Prokofiev écrit, de Paris, un ballet « constructiviste » pour les Ballets russes, Le Pas d’acier.
Près de neuf ans après son départ aux États-Unis, Serge Prokofiev entreprend en janvier 1927 un voyage de trois mois en URSS. Invité à l’occasion du dixième anniversaire de la révolution, il revoit ses amis artistes, se produit avec l’orchestre sans chef Persimfans et assiste à Leningrad (nouveau nom de la ville de Petrograd à partir de 1924) à une production de son opéra L’Amour des trois oranges.
Vécue comme un événement extraordinaire, à la fois pour la famille Prokofiev et pour les officiels soviétiques, cette visite jouera un rôle primordial dans la décision du compositeur de se réinstaller définitivement en Union soviétique, en 1936.
Les années 1920-30 sont synonymes d’innovations sans pareilles dans le domaine de la création lyrique. Les maîtres du théâtre, Stanislavski, Nemirovitch-Dantchenko et Meyerhold renouvellent l’approche dramaturgique et scénique. Ils contribuent également au développement de l’opéra, qui se manifeste dès 1924 par la création d’œuvres nouvelles et par une actualisation du répertoire. Mais l’époque voit d’abord l’apparition de spectacles révolutionnaires de masse, donnés en extérieur à l’occasion de commémorations telles le 1er mai, qui retracent les grandes étapes ayant conduit à l’avènement du socialisme, ou accordent une place importante à la vie quotidienne. La métaphore de Vladimir Maïakovski « les rues sont nos pinceaux, les places nos palettes » reflète cette nouvelle sensibilité artistique.
Dans la seconde moitié des années vingt, c’est essentiellement à Leningrad que sont montés les ouvrages lyriques les plus novateurs. Créés par des compositeurs russes (Le Nez de Chostakovitch, 1930) mais aussi par l’avant-garde européenne (Wozzeckd’Alban Berg en 1927), ces projets donnent lieu à des collaborations interdisciplinaires. Donnée au Théâtre Meyerhold de Moscou, la pièce La Punaise (1929) rassemble les plus grands artistes russes de l’époque : le poète Maïakovski, le metteur en scène Meyerhold, le décorateur Rodtchenko et le jeune compositeur Chostakovitch.
En 1920, El Lissitzky rejoint Marc Chagall et le groupe Ounovis fondé par Kazimir Malévitch à Vitebsk, où il enseigne la typographie et l’architecture. El Lissitzky y développe le concept de « proun »(acronyme désignant son utopique « projet pour l’affirmation de la nouveauté ») dans lequel l’artiste illustrateur se double d’une fonction de constructeur. Ce groupe est à l’origine de la seconde production de l’opéra futuriste Victoire sur le soleil qui n’est cependant pas réalisée. Il conçoit une mise en scène où des marionnettes doivent se substituer aux acteurs par le biais d’une installation électromécanique.
L’Opéra-Studio du conservatoire de Leningrad est l’une des principales officines de la rénovation de l’opéra dans les années vingt. Créées dans une optique révolutionnaire, des réalisations frappantes comme Kastcheï l’immortel de Rimski- Korsakov y virent le jour. Avec Ekaterina Petrova, le décorateur Vladimir Dmitriev, élève favori de Meyerhold, a créé l’archétype du spectacle d’avant-garde où l’aspect purement décoratif s’efface au profit d’une dimension fonctionnaliste.
Illustrant le développement original de l’opéra soviétique à la fin des années vingt, Le Nez de Dmitri Chostakovitch, inspiré de la nouvelle de Nicolas Gogol, est conçu comme une farce dirigée contre les esprits passéistes. Si certains critiques soulignent la hardiesse du propos et le lien avec l’avant-garde européenne, d’autres doutent de son aptitude à toucher un public ouvrier. Les représentants de l’Association russe des musiciens prolétariens développent leurs attaques en ce sens.
Comme le poète Vladimir Maïakovski ou le peintre Kazimir Malévitch, Vsevolod Meyerhold aspire dès 1917 à servir la révolution et exerce de hautes fonctions dans l’élaboration de la politique culturelle, croyant en l’avènement d’un art d’avant-garde, révolutionnaire et prolétaire. Il encourage le jeune Chostakovitch et conçoit plusieurs projets avec Prokofiev tels Le Joueur, Boris Godounov et Semion Kotko. Il est, plus tard, désavoué par le régime : accusé de trotskysme et d’espionnage, il est emprisonné, torturé, puis fusillé le 2 février 1940.
Jusqu’en 1924, aucun nouvel opéra ne voit le jour en Russie soviétique. Considérés comme bourgeois, les opéras et les ballets du répertoire sont remplacés par de gigantesques spectacles en plein air auxquels participent, par milliers, artistes, étudiants, collégiens, travailleurs et soldats de l’Armée rouge. Refusant de cautionner l’héritage lyrique, les artistes s’efforcent de conformer les œuvres du répertoire (Tosca, Les Huguenots, Rienzi, Le Prophète…) aux thèmes de l’époque en les dotant de nouveaux livrets.
Les « mystères » théâtralisés se développent dans le cadre des cérémonies officielles des premières années du pouvoir soviétique. La mise en scène des événements d’Octobre, proche des mystères médiévaux ou des célébrations de la Révolution française, traduit l’euphorie post-révolutionnaire.
Dans son ballet Le Tourbillon rouge, qualifié de « poème synthétique », le compositeur Vladimir Dechevov utilise chansons révolutionnaires et airs populaires. L’œuvre se clôt par une interprétation solennelle del’Internationale.
La construction d’un héroïsme proprement soviétique, l’exaltation des combattants révolutionnaires et la propagation de l’idéal communiste à d’autres pays (comme dans le ballet Le Pavot rouge de Glière) constituent les thèmes encouragés par le régime. Ils deviendront de plus en plus contraignants pour les artistes. S’inspirant d’événements récents de l’histoire révolutionnaire, les opéras Vent du Nord de Lev Knipper et Glace et Acier de Vladimir Dechevov manifestent une évidente maîtrise compositionnelle.
Les compositeurs évitent les incontournables chansons pour masses chorales et la folklorisation, tout en se montrant critiques vis-à-vis de la grande tradition lyrique occidentale. Ces ouvrages annoncent l’esthétique du réalisme socialiste.
Un nouvel ordre économique, fondé sur l’industrialisation, s’impose et l’homosovieticus rivalise désormais avec le modèle capitaliste, au sein d’un schéma social dont les rouages huilés sont entretenus par une propagande omniprésente.
Le pays s’appuie sur une vie artistique riche et reconnue, qui s’exporte au-delà des frontières. L’image véhiculée par les tableaux d’envergure et les chansons populaires à succès est celle d’un pays conquérant, en marche et d’une puissance industrielle et militaire rayonnante. En coulisses, les compositeurs sont condamnés à collaborer avec le régime stalinien sous peine d’être broyés par la terreur.
La modernité architecturale moscovite sert de vitrine au régime stalinien. En effet la nouvelle capitale est sublimée par les projets architecturaux démesurés, tels le métro de Moscou inauguré en 1935. Les grandes réalisations du gouvernement soviétique servent non seulement à renforcer la légitimité de Staline, mais aussi à en faire le garant de la grandeur nationale. Les arts, et la musique en particulier, contribuent à cette glorification et le pouvoir y porte beaucoup d’intérêt : Staline, comme tous les hauts dignitaires du régime, assiste régulièrement aux représentations du Bolchoï.
Le développement de la musique légère est lié à l’industrialisation croissante du cinéma et à l’essor de la radio et du disque. Cette nouvelle forme artistique, avec principalement les chansons d’Isaak Dounaïevski, l’un des premiers lauréats du prix Staline, devient un outil important de la propagande soviétique illustrant la fameuse phrase de Staline : « La vie est devenue meilleure, la vie est devenue plus gaie. »
La « Chanson de la patrie » et la « Marche des enthousiastes » interprétées par l’actrice charismatique Lioubov Orlova dans les films Le Cirque (1936) et La Voie lumineuse (1940) d’Alexandrov résonnent comme d’irrésistibles invitations au travail et au patriotisme.
Après la résolution du 23 avril 1932 « Sur la restructuration des organisations littéraires et artistiques », toutes les organisations existantes sont dissoutes, y compris les associations prolétariennes, et cèdent la place à de nouvelles unions, comme l’Union des écrivains ou l’Union des compositeurs. Hors de celles-ci, aucune activité professionnelle n’est envisageable et les compositeurs se voient dans l’obligation d’écrire une musique conforme aux déclarations de Staline : joyeuse et accompagnant le « chemin radieux ». Chostakovitch et Prokofiev, revenu au pays en 1936, se verront régulièrement taxés de formalisme, tandis que d’autres compositeurs, tels Tikhon Khrennikov ou Aram Khatchatourian seront encensés par le régime.
L’enseignement musical de haut niveau, soutenu par l’État, forme de jeunes interprètes (principalement des pianistes et des violonistes). Leurs succès dans de prestigieux concours internationaux sont mis en avant par la propagande comme un argument imparable pour démontrer les avantages du régime socialiste. En 1927, le pianiste Lev Oborin remporte le premier Concours Chopin de Varsovie. Il devient le partenaire privilégié de David Oïstrakh, lauréat du concours Ysaÿe de Bruxelles en 1937, qui devient l’une des figures de proue de la vie musicale sous Staline.
Parmi les œuvres scéniques de cette époque se détachent Lady Macbeth de Mtsensk de Dmitri Chostakovitch et Le Don paisible d’Ivan Dzerjinski. Le gouffre qui sépare ces deux opéras est significatif : se concentrant sur des aspects sombres de l’histoire russe, Chostakovitch crée un langage musical synthétisant l’univers sonore du XIXe siècle et les nouvelles avancées occidentales, tandis que l’opéra de Dzerjinski, compositeur issu d’un milieu prolétaire, consiste en une suite de chansons, de danses folkloristes et d’interventions chorales massives.
En janvier 1936, Staline et son entourage assistent aux deux spectacles. Peu de temps après, un article publié dans la Pravda et intitulé « Le chaos remplace la musique » condamne fermement Chostakovitch pour son livret jugé scabreux et son écriture avant-gardiste. Le Don Paisible est, bien entendu, érigé en modèle à suivre.
L’idéal stalinien consiste à élaborer une image de la société puis à l’imposer à la réalité même. Les thèmes du patriotisme, de l’héroïsme, de la jeunesse, du folklore et de l’enthousiasme au travail, représentés dans le cadre de rencontres officielles, de réunions, de fêtes ou de compétitions sportives, dictent le contenu des œuvres. Tableaux de grandes dimensions, affiches de propagande et cinéma à grand spectacle entretiennent le mythe d’un présent et d’un futur idéalisés.
Le spectre du capitalisme, de l’impérialisme occidental ainsi que de l’ennemi intérieur déterminé à détruire le socialisme en construction, suscite un climat de paranoïa entretenu par le régime. Il fournit le thème à de nombreux films et productions artistiques. Ainsi, le ballet Le Boulon de Chostakovitch a pour sujet la tentative d’un ouvrier licencié de saboter une machine. L’argument est volontairement simple et les personnages décrits en des termes manichéens.
Puissamment fédérateur, le sport devient un reflet de la grandeur des nations. Le régime soviétique en mesure l’enjeu en termes de propagande. Une partie de la jeunesse soviétique est embrigadée et formée en athlètes de haut niveau. À travers son ballet L’Âge d’or, Chostakovitch thématise, dans le contexte de la visite d’une exposition industrielle en Europe de l’Ouest par une équipe de footballeurs soviétiques, le contraste entre un Occident « décadent » et une Union soviétique « robuste ».
Acronyme de kollektivnoe khoziatsvo (exploitation collective), le kolkhoze est la structure caractéristique de l’agriculture soviétique. Les artistes se font l’écho de cette collectivisation idéale et célèbrent les vertus de la vie paysanne, malgré les famines récurrentes et meurtrières qui vont parfois jusqu’à décimer des populations entières.
Les contours géographiques de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), créée en décembre 1922, reprennent les limites de l’empire tsariste, même si certaines minorités résistent un temps à cette reconquête. Le Soviet des nationalités, organe de l’État assurant la représentation des différents peuples qui composent le pays, favorise l’affirmation de folklores locaux. Le compositeur Aram Khatchatourian intègre des musiques populaires, principalement arméniennes, dans ses grandes formes symphoniques : il ouvre ainsi une voie suivie par des compositeurs issus des républiques non-européennes de l’URSS.
Considérés comme l’avenir du peuple soviétique la jeunesse est embrigadée dès son plus jeune âge. De 10 à 14 ans, les Pionniers, organisation formée en 1922 après l’interdiction du scoutisme, précèdent la Ligue de la jeunesse communiste(Komsomol). Ils s’entraînent au sport, au tir et dénoncent l’ennemi potentiel, y compris au sein de leurs propres familles. Des œuvres musicales sont dédiées à la jeunesse, tandis que la pédagogie est au cœur de la création du compositeur Dmitri Kabalevski, véritable ambassadeur du régime.
Balayant l’illusion du Pacte germano-soviétique, la Seconde Guerre mondiale renvoie dos à dos deux conceptions du monde, bolchevisme et national-socialisme. L’invasion de l’Union Soviétique par les troupes nazies en juin 1941 prend de court le pouvoir stalinien mais la résistance s’installe durablement, notamment à travers le blocus de Leningrad puis lors de la bataille de Stalingrad qui amorce la « reconquête de la Mère-Patrie ». Le régime trouve dans la victoire finale une nouvelle légitimité : malgré le très lourd tribut payé à la guerre, c’est lui qui a sauvé le peuple de la barbarie nazie. Symbole de la victoire soviétique, le drapeau rouge flotte sur le Reichstag, à Berlin, le 30 avril 1945.
En dépit des conditions de vie difficiles, la création artistique ne faiblit pas et le régime accentue la propagande en protégeant les artistes. Une partie des créations de Chostakovitch et de Prokofiev est ainsi directement dictée par la ferveur populaire et les nécessités de la propagande : « Tout pour le front, tout pour la victoire ».
Pour rassembler la Nation menacée par le fascisme, Staline réveille les mythes fondateurs de l’identité slave ou de l’histoire russe : la bataille de Koulikovo, le combat d’Alexandre Nevski contre les chevaliers Teutoniques, l’action unificatrice d’Ivan le Terrible. Ces sujets sont traités dans deux films historiques et novateurs de Sergueï Eisenstein qui témoignent de cet exceptionnel engagement patriotique.
Pendant la guerre, la musique est mobilisée pour galvaniser les troupes : des concerts au front de musique militaire ou de chansons légères sont notamment organisés. La plupart des compositeurs soviétiques, véritables « réserves d’or » de la culture, sont évacués à Alma Ata, Kouïbychev et à Novossibirsk. À la fin de la guerre, la réponse de certains d’entre eux à la victoire n’est cependant pas celle attendue par le pouvoir. La Neuvième Symphonie de Chostakovitch est ainsi totalement exempte de solennité et, par moments, ouvertement ironique. Le pouvoir ne manque pas de signifier ces faux pas aux maîtres de la musique soviétique.
Le siège de Leningrad par les troupes allemandes dure 900 jours, de septembre 1941 à janvier 1944. La population n’ayant pu être évacuée à temps, elle endure des conditions de vie épouvantables et fait preuve d’une attitude particulièrement digne et courageuse. Malgré les difficultés, la vie culturelle continue à se développer et la création est encouragée. Dédiée au combat contre le fascisme et à sa ville natale, la Septième Symphonie de Chostakovitch en est l’exemple le plus marquant. Les chefs d’orchestre soviétiques et américains s’en disputent la création. Après l’évacuation précoce de Chostakovitch en octobre 1941, elle est créée à Kouïbychev par l’orchestre du Bolchoï de Moscou puis jouée dans la capitale avant de faire l’objet d’une interprétation dans la ville assiégée, le 9 août 1942.
Le début de la guerre froide inaugure un nouveau schéma binaire capitalisme-socialisme. Dans le domaine culturel, Andreï Jdanov, bras droit de Staline pour les affaires culturelles, conforte les préceptes du réalisme socialiste, déjà énoncés au début des années 1930. Dès 1946, le régime cherche à étouffer les velléités de liberté de penser apparues pendant la guerre. La littérature (notamment les écrivains Anna Akhmatova et Mikhaïl Zochtchenko), le théâtre et le cinéma sont surveillés scrupuleusement par la censure. Convoqués pour des réunions d’autocritiques interminables, les acteurs de la vie musicale sont contraints de se plier aux canons en vigueur. Serge Prokofiev, Dmitri Chostakovitch, Aram Khatchatourian et d’autres sont stigmatisés pour le formalisme de certaines de leurs œuvres et tentent de regagner les faveurs du pouvoir en composant cantates hagiographiques et musiques de film.
La victoire de l’Union soviétique sur le nazisme rehausse le prestige international du « généralissime » Staline, lequel dicte ses conditions aux Alliés à la Conférence de Yalta puis lors des accords de Potsdam. Auréolé par son triomphe, le chef suprême fait l’objet d’un culte de la personnalité sans pareil. Cette mise en scène omniprésente culmine en 1949 lors du soixante-dixième anniversaire du dictateur.
Andreï Jadnov proclame le réalisme socialiste comme unique esthétique soviétique. Pour la musique, les principes du jdanovisme, soumettant toute activité culturelle à la ligne du Parti au nom du « romantisme révolutionnaire », sont entérinés lors du premier congrès de l’Union des compositeurs soviétiques convoqués en avril 1948. Président de l’Union, Boris Assafiev soumet à une critique dévastatrice les « formalistes » russes et les « modernistes » occidentaux. À sa mort, en 1949, lui succède le compositeur Tikhon Khrennikov, qui demeure aux commandes quarante-trois ans, jusqu’à la disparition de l’URSS en 1991.
Dans les années 1920, la Nouvelle École musicale juive trouve ses sources d’inspiration dans la musique liturgique de synagogue et dans la musique traditionnelle des Juifs de l’Est. Dès l’arrivée de Staline au pouvoir, la culture juive est progressivement étouffée. Après la guerre, l’antisémitisme s’amplifie. Au nom de la « lutte contre le cosmopolitisme », une campagne idéologique est menée en URSS à partir de 1949, visant l’intelligentsia soviétique considérée comme porteuse de scepticisme et de tendances pro-occidentales. Les Juifs, prétendus « cosmopolites sans racines » et taxés de manque de patriotisme, sont limogés et souvent arrêtés ou déportés. Le 13 janvier 1948, l’acteur et directeur du théâtre juif d’État (Goset), Solomon Mikhoëls, est assassiné à Minsk.
Créé par Lénine dès 1918, le système du Goulag constitue une monstrueuse machine de répression : des millions de prisonniers de guerre, « collaborateurs », « éléments socialement étrangers » et autres partisans nationalistes peuplent ces camps de travail forcé et nécessite une administration tentaculaire. Les activités musicales s’y développent de manière tant spontanée qu’encadrée. Premier grand chantier réalisé par des détenus, le canal de la mer Blanche à la mer Baltique est abondamment vanté par la propagande : Rodtchenko réalise un reportage photographique et les écrivains Maxime Gorki et Alekseï Tolstoï soulignent les vertus du travail rédempteur. Ce chantier coûtera la vie à 25 000 personnes.
Staline meurt le 5 mars 1953. Dans tout le pays, le peuple, accablé, pleure sa disparition, alors que les potentats du Kremlin s’engagent dans une lutte violente pour le pouvoir. C’est finalement Nikita Khrouchtchev qui lui succède.
L’ironie du sort veut que Serge Prokofiev s’éteigne le même jour à Moscou dans un grand dénuement. La nouvelle de sa disparition, annoncée dans la presse américaine le 9 mars, ne sera divulguée dans la presse soviétique que deux jours plus tard. Profitant de la libéralisation relative qui s’installe après la mort de Staline et le XXe Congrès du Parti communiste, en 1956, plusieurs œuvres écrites et interdites sous le régime stalinien sont jouées et les compositeurs sont progressivement réhabilités.
Le 17 décembre 1953, Evguéni Mravinski crée la Dixième Symphonie deChostakovitch à Leningrad. La même année, celui-ci reçoit le Prix international de la Paix. Symbole du dégel, un accord culturel est signé entre les États-Unis et l’Union Soviétique. En 1957, le pianiste canadien Glenn Gould se rend à Moscou. L’année suivante, le pianiste américain Van Cliburn remporte le Prix Tchaïkovski à Moscou. Reçu avec les honneurs, Igor Stravinski retourne pour la première fois en URSS en septembre 1962, quarante-huit ans après avoir quitté son pays…