Exposition du 11 mars au 24 août 2014 - Musée de la musique, Paris
Introduction
Michael Jackson, Cesaria Evora, Marvin Gaye, Billie Holiday, Fela Anikulapo Kuti, Aretha Franklin, Bob Marley, Myriam Makeba, Salif Keïta… Ces artistes américains et africains ont marqué l’histoire des musiques populaires au XXe siècle. Du fleuve Congo à Congo square, de la jungle de Harlem au bitume de Lagos, de l’île de Gorée aux rivages Caraïbes en passant par certains quartiers de Londres et de Paris, une multitude de sons, de groove et de mélopées ont peu à peu pris corps et âmes pour donner un sens à l’expression de musique noire.
Dans les années 1960, un groupe de musiciens, l’Art ensemble de Chicago, décide de nommer cette tradition retrouvée la « Great Black Music ».
Ferment d’une identité commune, panafricaine, elle se déploie depuis deux siècles en de multiples allers et retours de part et d’autre de l’Océan Atlantique.
Voix engagées, hommes et femmes libres, les figures charismatiques et internationales des musiques noires se donnent à entendre et voyagent à travers le monde. Depuis le « Downhearted blues » de Bessie Smith qui se vendit à 800 000 copies en 1923, la diffusion des musiques noires à très grande échelle a touché la vie de millions de personnes. Durablement installées dans notre environnement quotidien, ces légendes des musiques noires ont marqué une époque, un genre musical ou des évènements historiques. Vingt-et-un noms composent ici cette Olympe qui comptent par ailleurs des artistes innombrables. Familiers jusqu’à l’intime, ils participent aujourd’hui à l’imaginaire des sociétés américaines, européennes et africaines.
Berceau, dit-on, de l’humanité et de civilisations anciennes, l’Afrique est souvent perçue comme la « terre mère », le continent des origines. C’est un lieu mythique où, selon une croyance qui était répandue chez les esclaves du Nouveau Monde, les âmes reviennent après la mort. Pourtant, l’histoire musicale de l’Afrique contemporaine est loin d’être figée dans le passé. Elle témoigne d’un brassage continu des influences et fait preuve d’une modernité éclatante. Blues, jazz, funk, soul, rumba, cumbia, reggae, hip-hop : les courants venus de l’Amérique se sont intimement mêlés aux sonorités locales et aux traditions plus anciennes. Les musiques africaines ont alors circulé à travers le monde et renoué le dialogue avec les enfants perdus de la diaspora, les fils prodigues de Mama Africa.
C’est à nu que les Africains victimes de la traite négrière furent débarqués dans le Nouveau Monde, dépouillés des objets et des liens sociaux leur permettant de faire culture.
De toutes les pratiques culturelles africaines, seules la musique, la danse et la religion – des arts immatériels – furent conservées et réinvesties du pouvoir de relier les hommes.
La santería cubaine est une synthèse entre rites catholiques et religions africaines. Les rituels vodou furent un outil de cohésion entre les esclaves. Le candomblé afro-brésilien est un subtil mélange de croyances africaines, de rites indiens et de catholicisme et dénote l’étonnant métissage brésilien. Le maloya réunionnais cultive en musique le souvenir des ancêtres, tandis que gospel et negro-spiritual combinent sources rythmiques africaines et religions chrétiennes. Le religieux fut l’un des premiers espaces de recréation de soi et d’expression artistique dans les Amériques noires. Il est toujours au cœur des pratiques musicales en ce début de XXIe siècle.
Cheikh Anta Diop disait de la civilisation négro-africaine qu’elle était la plus vieille du monde. Les musiques noires en sont-elles une illustration ? Si elles sont à bien des égards redevables au continent africain, c’est pourtant depuis les Amériques qu’émerge peu à peu une conscience transnationale qui sera le ciment du concept de musique noire. Aussi, cette chronologie n’est pas tant celles des musiques noires que celle de l’émergence d’une conscience panafricaine qui s’est souvent dite en musique.
Chaque événement historique ou mythique lié à la diaspora africaine fait l’objet d’un commentaire musical, parfois explicite, parfois décalé. Si cette time-line remonte aux pharaons noirs de l’antique Égypte, c’est que, depuis les premiers voyages au XIXe siècle des Afro-Américains au pied des pyramides, ces histoires de civilisations millénaires continuent de hanter l’imaginaire des musiciens, artistes et intellectuels noirs à notre époque.
Il est impossible de relier de façon unique les musiques noires à une matrice musicale africaine « pure et authentique ». Pourtant, des points communs relient les différents courants musicaux de la diaspora africaine : un certain usage de courts motifs mélodico-rythmiques qui invitent irrésistiblement à la danse (le riff du blues, du funk ou de l’afro-beat, la boucle du hip-hop), un goût prononcé pour des structures rythmiques accentuant les temps faibles de la mesure (la contramétricité, le « backbeat »), la technique du « Call and response », des échelles à cinq tons dites « pentatoniques », des timbres feutrés qu’on entendait déjà dans la lutherie africaine et qui deviendront des sons sales, les « dirty notes » de la musique américaine (la voix rocailleuse des bluesmen, la sourdine et le jeu wah-wah des trompettes de jazz, la saturation des guitares électriques…).
En outre, les musiques noires sont intimement reliées à la vie quotidienne des communautés qui les ont vu naître : une dimension fonctionnelle affirmée là où la musique classique européenne avait plutôt tenté de s’inscrire au fil des siècles dans la logique de l’art pour l’art.
De Salvador de Bahia à Porto Rico, de Carthagène à New York, les musiques créées par les populations noires sur le continent américain ont considérablement influencé la musique moderne. Elles font désormais partie d’un patrimoine commun et universel. Nées dans l’humilité de la condition d’esclave, ces musiques ont inventé une liberté que les Noirs ne possédaient pas encore. Elles ont fait jaillir, telle la trompette de Louis Armstrong, la poésie de l’état d’invisibilité et du refus d’humanité. Par un curieux renversement des choses, elles ont fini par incarner tout ce que l’Amérique avait réellement produit de neuf et d’original. Car du métissage des cultures est né de l’imprévisible et de l’inouï. Les Amériques noires ont légué au monde la force créatrice de la créolisation.
Les instruments de musique exposés ont été donnés au musée du Conservatoire – l’ancêtre du Musée de la musique –, par l’abolitionniste français Victor Schœlcher (1804-1893). Né au sein d’une riche famille de fabricants de porcelaine, ce dernier séjourne très tôt au Mexique via les États-Unis et Cuba lors d’une longue mission de représentation commerciale. Ses premiers contacts avec le système esclavagiste des sociétés coloniales américaines nourrissent son engagement pour la défense des droits de l’homme. Durant les quelques mois où il appartient au gouvernement provisoire de 1848, il élabore les décrets d’émancipation qui conduiront à l’abolition de l’esclavage. De ses voyages, Schœlcher rapporte de nombreux objets qui témoignent de son âme de collectionneur mais aussi de sa volonté de rendre compte du système esclavagiste. Outre les fers et chaînes de captifs, les bijoux et les ornements, ces instruments de musique rappellent cette douloureuse période de l’histoire des peuples opprimés et leur identité culturelle.
Harpe-luth Kasso Sénégambie, avant 1848 (E.412)
Exceptionnellement conservé, cet instrument est l’un des plus anciens connus provenant d’Afrique de l’Ouest. Il est en tous points semblable à la célèbre kora aujourd’hui largement représentée dans cette région. Ses dix-neuf cordes en boyau sont tendues à l’aide des traditionnels anneaux tenseurs dont l’origine remonte aux luths de l’antiquité égyptienne.
Vièle Riti Sénégal, avant 1848 (E.450)
Lamellophone Sanza Gambie, avant 1848 (E.431)
Hochet Quiaquia Haïti, avant 1840 (E.432)
Comme beaucoup d’instruments de musique utilisés par les populations vivant dans le dénuement et le plus souvent soumises à l’esclavage, ce petit hochet polychrome a été fabriqué à partir de matériaux de récupération.
Luth Konting Gambie, avant 1848 (E.423)
Ce petit luth fut l’instrument par excellence des musiciens de cour mandingues avant qu’il ne soit remplacé par la kora au début du XXe siècle. Sa forme comme sa structure sont identiques à celles des luths de l’Égypte ancienne.
Flûte à embouchure latérale Sénégal ou Gambie, avant 1848 (E.437)
Tambour sur cadre Guyane anglaise, avant 1840 (E.413)
Tambour sur pied Population Diola (ou Jola), Casamance, Sénégal, avant 1848 (E.418)
Ce tambour appartient à un ensemble appelé sowrouba. Composé de trois tambours de tailles différentes, le sowrouba
Claquoir pata Haïti, avant 1840 (E. 427)
Luth Banza Haïti, avant 1840 (E.415)
Composé d’un manche emboîté dans une calebasse évidée et recouverte d’une peau, ce banza est probablement l’un des plus anciens témoignages connu qui se rapporte à l’origine du banjo. La cheville déportée sur le manche deviendra l’une des caractéristiques du futur banjo américain à cinq cordes. Sur sa touche est gravé un motif rappelant ceux des masques yoruba. Rapporté d’Haïti par Victor Schœlcher lors d’un voyage d’étude sur les pratiques esclavagistes, ce luth porte la mémoire de ses ancêtres africains et incarne l’histoire douloureuse du déracinement d’un peuple. est exclusivement joué par les hommes lors de cérémonies rituelles ou profanes.
Instruments nés de la culture afro-américaine
La culture musicale afro-américaine plonge ses racines dans les chants de travail (field hollers, work songs) et les chants religieux (spirituals) des esclaves d’origine africaine, employés dans les plantations des états du Sud. Elle résulte d’un phénomène complexe d’interpénétration sociale et culturelle entre une population noire opprimée, victime de l’esclavage et de ségrégation raciale, et une mosaïque de cultures issues de divers flux migratoires venus d’Europe. Chants de révolte et de souffrance, le Gospel et le Blues émergeront de ces convergences et intégreront des instruments populaires comme le banjo ou la guitare. Le diddley bow et la cigar box guitar sont de parfaits exemples d’ingéniosité qui puisent tous deux dans la mémoire des traditions africaines.
Guitare à résonateur métallique National, Nashville, vers 1935 (E.993.5.1)
En 1927, George Beauchamp et John Dopyera mettent au point un instrument acoustique original dont la caisse en laiton renferme un ou plusieurs résonateurs à membrane, garantissant ainsi un volume sonore recherché par les musiciens. Prédestinée à la musique hawaïenne alors en vogue, cette guitare s’ouvre au blues dans les années 1930.
Banjo P. Dubois, Cincinnati, Ohio, avant 1873. Achat Dr. Fau, 1873 (E.553)
Comment la Great Black Music, qui a marqué le XXe siècle, se perpétue-t-elle aujourd’hui ? Comment s’actualise et se renouvelle la conscience panafricaine qui l’avait portée ?
La musique permet de tracer cette évolution lorsqu’apparaissent de nouveaux genres, du coupé-décalé des nuits parisiennes au booty shaking du style zouglou. Incontestablement, ces nouveaux courants musicaux, portés par les bouleversements de la culture numérique, ont changé la donne. Des vocodeurs du dancehall jamaïcain au reggaeton hispanophone, le son noir contemporain est traversé de part en part par la notion équivoque de « mix ». Les rythmes électroniques du hip-hop ont établi un nouvel étalon pour les musiques populaires dans le monde, tandis que les villes africaines n’ont jamais cessé, en ce début de XXIe siècle, de mélanger traditions vernaculaires et influences internationales.
Crédits de l’exposition
Commissaires : Marc Benaïche avec le concours d’Emmanuel Parent et de Philippe Bruguière
Comité scientifique : Pierre Berthomieu, Alexandre Desplat, Stéphane Lerouge, François Porcile, François Ribac, Nicolas Saada, avec la collaboration de l’UCMF
Scénographie : Olivia Berthon, assistée d’Elise Kamm, de Georgiana Savuta et Heeyeon Sung
Des musiques traditionnelles africaines jusqu’au concept de Great Black Music théorisé dans les années 1960, l’unité des musiques noires ne va pas de soi.