Exposition du 21 octobre 2008 au 15 mars 2009 - Musée de la musique, Paris
Introduction
Le Musée de la musique consacre une exposition à Serge Gainsbourg (1928-1991) à l’heure où sa popularité prend une envergure internationale. Tandis qu’à Londres et à New York, la pop contemporaine découvre les talents de poète et de mélodiste du « French artist », Tokyo connaît une véritable « gainsbourgmania », mixant et « samplant » ses compositions.
Cette exposition est organisée grâce à des prêts exceptionnels consentis par la famille, particulièrement Charlotte Gainsbourg, ainsi que par les proches de Serge Gainsbourg. Le Musée de la musique a confié le commissariat de ce projet à l’artiste et illustrateur sonore Frédéric Sanchez.
Tranchant avec les usages, à mi-chemin entre une exposition et une installation, le projet est l’hommage d’un artiste d’aujourd’hui à l’une des grandes personnalités musicales françaises du XXe siècle. Tour à tour peintre, écrivain, poète, auteur, interprète, compositeur, acteur, réalisateur, Serge Gainsbourg fut un artiste qui, sa vie durant, a utilisé l’image sous toutes ses formes et la sienne en particulier, donnant à voir un univers esthétique qui abolit les frontières entre « arts majeurs » et « arts mineurs ».
Le dispositif conçu par Frédéric Sanchez veut « provoquer des images avec le son » : un labyrinthe de colonnes associant images et sons (textes lus par les interprètes, Birkin, Deneuve, Dutronc...) met en relation l’œuvre de Gainsbourg avec les courants (le surréalisme et le jazz interlope, la pop et le pop art...) et les personnalités qui l’ont marqué (Bela Bartok, Boris Vian, Francis Bacon...).
L’exposition met en avant la modernité de son travail sur la musique, les mots et les images. Sample, mixage, remix, emprunt, citation, autocitation et détournement prédominent et préfigurent les images et les sons de la culture d’aujourd’hui.
Dans les années 1920, Joseph Ginsburg, peintre et pianiste, et sa femme Olia quittent la Crimée, la région natale de Tchekhov. Ils rejoignent la France par Constantinople, lieu de passage obligé des émigrés russes à destination de l’Europe.
Lucien Ginsburg naît à Paris en 1928. Il grandit dans le quartier de la Nouvelle-Athènes (IXe arrt), entre la maison de George Sand et celle de Gustave Moreau.
Son père forme son goût pour la grande musique en l’initiant au piano et à l’étude des génies du XIXe siècle, Chopin surtout, dont il apprécie les Études et les Préludes. Il s’imprègne de deux interprètes, Alfred Cortot, le « décrypteur » de Chopin, et Vladimir Horowitz, « le génie du siècle ».
Joseph Ginsburg, alors dans la formation de Fred Adison « Chez Maxim’s » puis pianiste « Aux Enfants de la Chance », initie Lucien au jazz. Rhapsody in Blue de Gershwin combine admirablement la double influence du classique et du jazz.
À la TSF, Lucien écoute les refrains populaires de Charles Trenet et les odes dramatiques de Fréhel, grande chanteuse réaliste des années trente, qui le marquent durablement.
Jazz & Peinture
Dès 1940, Lucien est inscrit à l’académie Montmartre dirigée par Fernand Léger. Après l’exode à Limoges sous l’Occupation, il fréquente les Beaux-Arts et l’académie de la Grande-Chaumière, où André Lhote, peintre et théoricien, lui enseigne la technique du dessin. Au Louvre, il copie rigoureusement les tableaux de maître.
À 22 ans, impressionné par les cubistes, les surréalistes et les postimpressionnistes, il se destine résolument à la peinture. Le style de ses toiles s’apparente à l’esthétique nabi d’un Pierre Bonnard. Il admire Paul Klee. Plus tard, il considère Francis Bacon, dont les Autoportraits exhalent la turbulence de l’alcool et du jazz comme le grand peintre contemporain.
À partir de 1951, il fait du piano-bar dans les clubs de la rive droite. Inadapté au marché de l’art, « démodé » comme il dit, ou bien visionnaire au point de faire de l’image autrement, en 1953, Lucien Ginsburg détruit la plupart de ses toiles et abandonne la peinture.
Rive droite - Rive gauche
Au milieu des années cinquante, Lucien vit la bohême rive droite : pianiste chez Madame Arthur, cabaret célèbre pour ses numéros de travestis, et co-auteur avec l’acrobate Diego Altez de chansons légères qu’il signe Julien Grix.
Déjà pénétré du clivage entre arts majeurs et arts mineurs, la conjonction de deux rencontres au Milord l’Arsouille le décide à accoster les rivages terrifiants de la variété et laisser la peinture à la dérive.
Simultanément, il découvre Boris Vian et devient l’accompagnateur musical de Michèle Arnaud.
Boris Vian, l’agitateur germanopratin, jazz et touche-à-tout, dont la sobriété sur scène le fascine, est un « choc ». Gainsbourg présente alors ses compositions à sa première interprète, Michèle Arnaud, dont la blondeur élégante le trouble.
En 1958, sous le nom de Serge Gainsbourg, il édite Du Chant à la une !..., un 33 tours « intellectuel » estampillé « rive gauche ». Le Claqueur de doigts de 1959 fait écho aux Tricheurs de Marcel Carné qui relie la rive droite et Saint-Germain-des Prés et dépeint la fureur de vivre de l’époque. En 1962, Gainsbourg écrit La Javanaise, en hommage à Boris Vian, pour sa muse brune et nocturne, Juliette Gréco.
Tel quel
Serge Gainsbourg est un crooner d’un genre cynique, qui chante le désespoir des amours déçues et l’altérité irréductible de l’homme et la femme, l’incommunicabilité entre les sexes (La fille au rasoir, 1962).
La femme est tout à la fois Ce mortel ennui (1958) et Ce grand méchant vous (1962) : abominable au naturel et fatale dans l’artifice. Barbara, dont il partage l’affiche en tournée, décèle la pudeur de Gainsbourg à l’égard des femmes, perceptible tant dans sa poésie que dans sa posture scénique.
En 1964, après un concert au Théâtre de l’Est Parisien, Serge Gainsbourg décide de ne plus se produire sur scène
Judex
Au cinéma, Serge Gainsbourg incarne un personnage froid et distant. Son apparition dans Valmy ou la Naissance de la République d’Abel Gance dans le rôle du Marquis de Sade et ses rôles de troisième couteau dans deux péplums contribuent à accentuer son image de cynique.
Serge Gainsbourg se distingue par sa réserve qui le fait paraître toujours plus mystérieux, voire dangereux. Il interprète en 1963 la chanson Les petits pavés, déguisé en Arsène Lupin, maniant la canne et portant le loup. La même année, Judex, le film de Georges Franju, traite du thème du justicier masqué dans le décor de la Belle Époque.
Gainsbourg développe un univers baigné par le symbolisme noir de Baudelaire, en mettant en musique Le Serpent qui danse poème extrait des Fleurs du Mal (1857. Il rend également hommage aux surréalistes, en appliquant la technique du collage des mots et le pastiche malicieux.
Le langage musical de Gainsbourg, mâtiné de jazz américain, de percussions nigériennes de Babatunde Olatunji et de mambo cubain, est toujours accompagné de références à Baudelaire ou Musset. L’idée de mêler la grande littérature aux rythmes les plus modernes s’intègre à la vague rock que The Velvet Underground & Nico personnifient à New York.
The Connection (1960), la pièce de théâtre de Shirley Clarke sur la drogue, mise en scène par le Living Theater, marque durablement le chanteur par sa représentation esthétique du jazz. Les références à la poésie romantique, et parfois même la mise en musique de celle-ci (poèmes de Baudelaire, de Nerval, de Musset) et les emprunts au jazz et aux rythmes africains font de Serge Gainsbourg un personnage étonnant dans le panorama de la chanson réaliste.
Les intérieurs sordides, les lits à barreaux et les ampoules nues se retrouvent dans ses créations visuelles futuristes.
Chez les Yé-Yé
Le rapport de Serge Gainsbourg au yé-yé est schizophrénique. Jugé out par les idoles des jeunes, il gagne cependant le Premier prix de l’Eurovision en composant pour une lolita in, France Gall, le tube Poupée de cire poupée de son. Il s’attache alors les faveurs du grand public en signant plusieurs mélodies yé-yé dont les textes tournent en dérision « l’appareil à sous » que sont ces nouvelles idoles.
Le film satirique de Marc’o, Les Idoles (1968), traite des dérives commerciales de la société du spectacle, et caricature les jeunes vedettes de la chanson manipulées par les producteurs de disque.
Serge Gainsbourg dédie aux actrices Valérie Lagrange, Mireille Darc, et surtout Brigitte Bardot de nombreux titres.
Anna
En 1967, l’ORTF diffuse la comédie musicale Anna de Pierre Koralnik, qui réunit l’avant-garde du cinéma, de la technique et de la chanson à une heure de grande audience. Serge Gainsbourg compose la musique en plus d’apparaître à l’écran aux côtés de Anna Karina, Jean-Claude Brialy, Marianne Faithfull et d’Eddie Mitchell.
La musique de Serge Gainsbourg, marquée par les airs du Swinging London, des Rolling Stones et des Yardbirds, invite naturellement à établir un parallèle avec le film Blow-up de Michelangelo Antonioni.
Super Héros
Serge Gainsbourg compose pour Brigitte Bardot une série de chansons mémorables créées pour le Bardot Show le 31 décembre 1967 : Harley Davidson, Bonnie and Clyde et Contact.
L’année suivante, il collabore avec le photographe américain William Klein en créant la musique de Mister Freedom. Cette fantaisie Pop Art, proche de l’esprit Comics, traite de l’invasion de la culture américaine en France.
C’est le temps des super héros. Serge Gainsbourg est Mister Drugstore, Françoise Hardy inspire Pravda la Survireuse, France Gall double le rire de Marie Mathématique, Anna Karina joue à la « Roller girl » et Brigitte Bardot campe une Barbarella onomatopéique dans Comic Strip.
Initials BB
La collaboration artistique de Serge Gainsbourg et Brigitte Bardot se transforme en une liaison adultère et mène à la création d’un duo sulfureux, une ode à l’amour physique, Je t’aime moi non plus (1967)
Brigitte Bardot en interdit finalement la diffusion… qui n’est en fait que retardée. L’issue de leur scandaleuse liaison, quelques mois plus tard, inspire à Serge Gainsbourg un moment de bravoure : Initials BB, enregistré en 1968 dans les Chappell Studios de Londres en compagnie d’Arthur Greenslade, l’arrangeur des Rolling Stones.
Serge et Jane Birking se rencontrent fortuitement sur le tournage du film de Pierre Grimblat « Slogan » (1969)
Jeanne enregistre en 1969 Je t’aime moi non plus une octave plus haut que Brigitte Bardot, apportant ainsi une coloration androgyne au duo amoureux.
Une série de ballades érotiques franglaises s’ensuit, ainsi que Cannabis, un polar « baroque et sensuel », qui célèbre une union médiatique.
Serge Gainsbourg écrit par la suite six albums pour Jane Birkin qui incarne la muse idéale, l’émotion et la fragilité.
Melody Nelson
Jouant des vingt ans qui le séparent de Jane Birkin, Serge Gainsbourg multiplie les références à Lolita de Nabokov et à son tuteur « nympholeptique » Humbert Humbert.
Cet album concept, l’un des premiers en France, relate l’histoire d’amour fatale entre un homme mûr et une jeune fille de « quatorze automnes et quinze étés ». Les paroles s’inspirent largement des Trophées (1893) d’Heredia et des textes des Décadents du XIXe siècle. Les arrangements musicaux sont signés de Jean-Claude Vannier.
Définissant, plus qu’un genre de musique, une « éthique de la personnalité », Serge Gainsbourg apparaît ainsi comme un dandy, animé par la mise en scène de soi, la transgression des valeurs établies et le privilège de l’art sur la vie.
Je t’aime moi non plus
L’installation de la rue de Verneuil trahit une obsession de Serge Gainsbourg pour la mise en scène qui trouve en 1976 son expression la plus complète avec la réalisation de Je t’aime moi non plus. En déclarant : mon écriture cynique n’est pas un genre mais une vision, Gainsbourg s’impose comme un faiseur d’images.
L’esthétique du film est inspirée par les compositions hyperréalistes de David Hockney pour le bleu saturé du ciel et d’Edward Hopper pour la profondeur de champ et le grand angle de la photographie.
Le sujet traite des amours sodomites d’un homosexuel, joué par Joe Dallesandro, et d’une androgyne, interprétée par Jane Birkin.
Gainsbourg a situé l’action, non dans le milieu aristocratique de la décadence viscontienne, mais bien dans le milieu sordide d’une gas station, dans le but affirmé de « sublimer les poubelles ».
5 bis rue de Verneuil
Serge Gainsbourg transforme d’anciennes écuries, acquises fin 1967 rue de Verneuil, en un véritable « hôtel particulier ».
C’est dans un univers tapissé de noir qui rappelle l’appartement parisien de Salvador Dalí, qu’il recrée le cabinet de curiosités de Jean Des Esseintes, l’antihéros du roman de Joris Karl Huysmans À rebours paru en 1884.
Il exprime son goût pour les œuvres d’art des années trente, le mobilier du XIXe siècle et l’atmosphère morbide des intérieurs décadents.
Au salon, il imagine un dallage vénitien, noir et blanc, et installe un éclairage directionnel sur des objets étranges.
L’escalier de la maison est orné de ce qu’il a voulu être un chemin de croix des photos de Marilyn.
À l’étage, une collection de poupées cassées habite une chambre vide : une minutie macabre que l’on retrouvait chez Boris Vian.
Dans la bibliothèque composée de recueils de poésie et de manuels de médecine, Gainsbourg travaille de 1974 à 1980 à son unique roman, Evguénie Sokolov.
Rock around the bunker
En 1977, le punk déferle sur la France. En évoquant avec cynisme la période noire du Troisième Reich sur un mode rockabilly, Rock around the bunker participe à cette vague rétro dans le sillage esthétique des Damnés de Visconti ou de la chanteuse et actrice Ingrid Caven. Il annonce surtout les provocations futures des punks.
Serge Gainsbourg affichait sur son Steinway deux portraits, Frédéric Chopin et Sid Vicious des Sex Pistols ; cette combinaison paradoxale de la high culture et de la low culture séduit le groupe Bijou, qui reprend Les papillons noirs (1966).
1978 signe le retour sur scène de Gainsbourg après 14 ans de rock en studio
En 1979, le directeur artistique de Serge Gainsbourg, Philippe Lerichomme, organise à Kingston en Jamaïque une rencontre avec les musiciens de Peter Tosh, Sly Dunbar, Robbie Shakespeare, et les choristes de Bob Marley, les I Threes.
L’union hétéroclite du talk-over – le chanté-parlé – susurré par Gainsbourg et du rythme reggae produit un album doublé d’un scandale : Aux armes et caetera, dont le single éponyme est une version jamaïcaine de l’hymne national français.
La diffusion du titre provoque l’opposition des milieux conservateurs, dont Michel Droit se fait l’écho violent dans les pages du Figaro Magazine.
Équateur
En 1981, Serge Gainsbourg enregistre son deuxième album reggae, Mauvaises Nouvelles des Étoiles, dans les studios de Chris Blackwell. L’album évoque le climat d’une Afrique coloniale, comme vue à travers les yeux d’Arthur Rimbaud.
Cette atmosphère se retrouve son deuxième long-métrage. Équateur, librement inspiré du roman Coup de Lune (1933) de Georges Simenon, met en scène la tyrannie sadique exercée par les colons européens sur les indigènes.
Mode in France
Fidèle à cet incessant va-et-vient de la musique aux arts visuels, Serge Gainsbourg dirige deux actrices, Catherine Deneuve, « nue sous son pécan » dans l’album Souviens-toi de m’oublier, et Isabelle Adjani, qui interprète Beau oui comme Bowie.
En 1984, il enregistre à New York l’album electro-funk Love on the beat, fruit d’une nouvelle collaboration avec William Klein qui en réalise la pochette très subversive : Gainsbourg est travesti, rappelant ainsi les Altered Images d’Andy Warhol.
Un an plus tard, en citant son titre Dépression au-dessus du jardin adapté de l’Étude en fa mineur n°10 de Chopin, il met en musique l’avant-garde artistique française dans Mode in France de William Klein : Azzedine Alaïa, Régine Chopinot, Hervé Di Rosa, Jean-Paul Gaultier, Grace Jones, et Bambou, sa « poupée », défilent.
Un aller-retour Paris – New York l’amène à explorer les voies nouvelles du hip-hop dans l’album You’re under arrest (1987).
Gainsbarre, le double médiatique, évoque crûment l’inceste, l’homosexualité, la drogue et reflète une image sans complaisance de la société en en transgressant les tabous.
Héritage
Evguénie Sokolov s’ouvre sur une épigraphe emprunt à Jean-Baptiste Rousseau : Le masque tombe, l’homme reste, et le héros s’évanouit.
Au-delà de son masque médiatique, Serge Gainsbourg se révèle en toute sincérité à la fin de sa vie, notamment dans son cinéma. La chanson c’est mon côté métier, le cinéma et les bouquins mon côté artiste.
Malgré la perplexité des critiques et l’ambiguïté nabokovienne de leur thème, Charlotte for Ever, tourné avec sa fille, et Stan the Flasher expriment les souffrances de l’esthète liées à la déchéance physique. Michel Simon, avec qui Gainsbourg a commencé sa carrière cinématographique, incarne « ce sacré grand-père » qui transmet la sensibilité artistique dont il a l’expérience.
Les successeurs retiennent l’artiste plus encore que le compositeur-interprète. Il devient une référence obligée pour les néo-bruitistes de Sonic Youth, pour la nouvelle pop américaine (Luscious Jackson dans les années 1990) et une icône de rang international dans l’art contemporain (Wallpaper de Jonathan Meese en 2007).
Diaporama
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Crédits de l’exposition
Commissaires : Frédéric Sanchez, assisté de Amélie Rouyer