Joshua Redman (1969-)
Joshua Redman appartient à cette génération d’artistes entrés en scène au début des années 1990, dix années après la déferlante néo-bop, une lame de fond traditionnaliste qui, pour une part, avait réaffirmé haut et fort les pratiques communes du jazz d’avant 1960. Fils de Dewey Redman, saxophoniste emblématique du free jazz (figure de proue de quelques formations d’Ornette Coleman et sideman souvent hors norme du Quartette américain de Keith Jarrett), Joshua aurait-il voulu tuer ce père si absent pendant sa jeunesse en prenant le sillon néo-bop ? Rien n’est moins sûr. Avant tout parce qu’on ne saurait réduire stricto sensu le jeu de Joshua Redman à la seule approche néo-bop, lui qui fréquenta le désormais mythique club new-yorkais The Small, où se rencontrèrent des jeunes musiciens qui, tout en se référant manifestement au jazz « authentique », portaient dans le même temps une oreille attentive aux musiques populaires urbaines de leur temps. De fait, après des débuts éclatants, Joshua Redman incarne aujourd’hui cette figure caractéristique du jazzman du nouveau millénaire. S’inscrivant sans ambiguïté dans la tradition jazz qu’il pratique à la perfection (voire un peu trop à la perfection, selon certains commentateurs), il s’inscrit dans ce subtil renouvellement des mécanismes internes à l’œuvre dans l’approche du jazz contemporain : métriques irrégulières, reprises pop, sons électronique parfois, etc..., régénérant de l’intérieur quelques règles de jeu sans ésotérisme ni élitisme que ce soit pour toujours rester en contact avec le public.
Les années de formation
Né à Berkeley (Californie) le 1er février 1969, Joshua Redman commence à jouer de la musique en autodidacte, touchant toutes sortes d’instruments (guitare, piano, flûte à bec, percussions, etc.). Après quelques leçons de piano, à neuf ans il suit des cours de clarinette puis passe au saxophone dans sa dixième année. Son cadre familial à la forte teinte artistique (un père saxophoniste quoique lointain, une mère danseuse, Renee Shedroff) l’amène à écouter intensément des styles musicaux allant du jazz à la musique de tradition écrite européenne, en passant par le rock, la soul et les musiques dites du monde. Très impliqué dans son apprentissage scolaire, il considère alors la musique comme une sorte de libération
. Il ajoute : C’était amusant, une évasion. J’étais un étudiant sérieux dès mon plus jeune âge, et la musique était une sorte d’échappatoire.
De Boston à New York
À Boston, où il s’installe pour suivre ses études de droit à la Harvard University à la fin des années 1980, il jamme le soir avec les brillants et jeunes apprentis de la célèbre Berklee of Music : Jorge Rossy, Chris Cheek, Antonio Hart, Mark Turner, Seamus Blake, et autres Kurt Rosenwinkel. En 1991, sorti diplômé d’Harvard, il suit des amis à New York, pensant ne s’y installer que pour une année. Ce fut en réalité un tournant : happé par la scène musicale qu’il intègre rapidement, il décide de se consacrer définitivement à la musique. Cinq mois après son arrivée dans la Grande Pomme, il remporte la fameuse Thelonious Monk International Saxophone Competition. Cette année-là, il joue par ailleurs beaucoup avec son père (qui lui offre l’occasion d’effectuer sa toute première apparition discographique en étant invité en 1992 sur son album Choices) et se produit en tournée avec des légendes du jazz : Jack DeJohnette, Charlie Haden, Elvin Jones, Pat Metheny, Paul Motian, entre autres.
Ses projets
En 1994 paraît déjà son troisième album, Moodswing, pour la major Warner Bros. Enregistré avec des musiciens qui vont faire le jazz du XXIe siècle (Brad Mehldau, Christian McBride et Brian Blade), c’est un succès planétaire qui l’installe définitivement comme une figure essentielle du jazz au présent. Depuis lors, il n’a cessé d’enchaîner les projets : quartette « classique », trio avec orgue, initiation du San Francisco Jazz Collective en 2004 (un groupe de huit musiciens dont il est à l’initiative, qui met l’accent sur les compositions originales de ses membres ainsi que sur les arrangements de chefs-d'œuvre du jazz), le « super-group » James Farm (2013), des collaborations fréquentes avec son ami Brad Mehldau, l’Axis Sax Quartet (Joshua Redman, Chris Cheek, Chris Potter et Mark Turner), différents trios saxophone-contrebasse-batterie (qui renvoient à son idole de toujours, Sonny Rollins).
Son style
Les 16 albums qui composent à ce jour sa discographie comme leader laissent apparaître des constantes et des évolutions dans le jeu de Joshua Redman. De ses débuts jusqu’à nos jours, le langage de Redman demeure profondément ancré dans la grande tradition des saxophonistes du swing au hard bop. Son style apparaît ainsi comme une synthèse tout à fait étonnante des styles jazzistiques du milieu des années 1930 à la décennie 1960, tant du point de vue du langage que du son, et ceci sans jamais verser dans l’imitation ou le « à la manière de ». Son langage représente ainsi un équilibre parfait entre, d’une part, une importance essentielle donnée à la dimension mélodique de ses interventions (grâce notamment à l’emploi d’un franc diatonisme, d’un usage fréquent de lignes blues, les deux permettant de passer outre certaines subtilités attachées aux enchaînements harmoniques), et une dimension plus élaborée basée sur des principes mélodico-harmoniques complexes (recours aux super-structures des accords, surimpression d’accords à la grille harmonique sous forme d’arpèges, jeu dit « out » qui donne à entendre des notes inattendues grâce à une logique mélodique imposée à celle, harmonique, de ses accompagnateurs, etc.). Il s’avère donc autant l’héritier de Lester Young que du John Coltrane pré-free.
Pour ce qui concerne sa conception du son, qu’il soit au ténor ou au soprano (ses deux instruments de prédilection, l’alto étant peu employé par lui), on retrouve une identique synthèse puisqu’il est capable de projeter un son puissant et plein, voire granuleux – soit une conception du saxophone qui prend racine chez Coleman Hawkins et qui se retrouve aujourd’hui encore chez Chris Potter par exemple – tout en développant une sonorité très « féminine » dans le suraigu de son instrument (registre dit « altissimo »), léger et plus directement charmeur – prolongeant ici l’approche initiée par Lester Young.
Avec le temps, sa conception du rythme, d’abord principalement centrée sur une accroche swing, finit par s’élargir, de nombreuses phrases flottant au-dessus de la pulsation isochrone (comme Joe Henderson ou son père ont pu le faire), accentuant de ce fait la souplesse, et donc la plastique, de ses phrases mélodiques.
Ces qualités se combinent à une totale efficacité dans la construction de ses solos. Elaborés le plus souvent à partir du traditionnel « grand crescendo avec sommet expressif final », dans le détail il nourrit son improvisation de call-and-responses avec lui-même (à un motif suspendu répond une forme conclusive du même motif), recourt fréquemment au développement motivique (en droite ligne du modèle rollinsien), use d’effets sonores spécifiques au saxophone (growl, vibrato, glissando, voire pédale électrique d’effet, etc.), domine la science de l’alternance entre ancrage blues et phrase « out » en double-time, parle aux connaisseurs par le biais de fréquentes citations de thèmes ou de solos.
Auteur : Ludovic Florin
(juillet 2019)