Acteur historique de l’émancipation du jazz européen, compositeur prolifique et homme de scène, Willem Breuker a dirigé pendant plus de trente ans un Kollektief emblématique : au confluent des avants-gardes, puisant tant dans les expressions traditionnelles que dans des ramifications savantes.
Entre improvisation et composition
Enfant, il entre en contact avec la musique par la pratique (clarinette puis saxophone soprano et ténor) mais surtout par une curiosité d’écoute insatiable : des orgues de barbaries des rues d’Amsterdam aux orchestres populaires, du jazz cool et hard bop jusqu’aux compositeurs contemporains (Edgar Varèse, Pierre Boulez…). Se révèle alors très vite une double passion : l’improvisation et l’écriture (il compose sa première pièce à seize ans). En 1966, il forme un trio avec le percussionniste Pierre Courbois, pionnier de la free music hollandaise, et enregistre un oratorio sur les luttes ouvrières qui fait scandale (Litany for the 14th of June 1966). Musique et engagement social restent indissociables dans son parcours. En 1967, aux cotés du batteur Han Bennink et du pianiste Misha Mengelberg, il co-fonde l’Instant Composers Pool qui regroupe des musiciens intéressés par « les développements contemporains de l’improvisation instrumentale ». À son actif, on compte la prise de contrôle de la Fondation du jazz en Hollande, l’organisation de concerts, la création du label ICP, d’un syndicat (le Bim), d’un club à Amsterdam (le Bimhuis).
Le Willem Breuker Kollektief
Willem Breuker quitte le mouvement en 1973 pour fonder un an plus tard son propre label, BVHaast, et le Willem Breuker Kollektief qu’il dirigera pendant plus de trente ans. L’instrumentation évoluera peu au cours des années : onze musiciens dont certains participent à l’aventure depuis l’origine (notamment le trompettiste Boy Raaymakers, le tromboniste Bernard Hunnekink, ou le contrebassiste Arjen Gorter). Une réussite exemplaire pour nombre d’Européens, même si elle reste musicalement atypique au sein des avant-gardes. Car le saxophoniste et leader est un iconoclaste farouche, hors des courants et des modes. En décalage avec le radicalisme libertaire du free jazz, il s’affirme avant tout comme un compositeur, puisant tant dans les musiques populaires (fanfare, cirque…), que dans le jazz vieux style ou classique, et dans une dramaturgie héritée de Kurt Weill. Son sens de l’humour fait mouche sur scène, lieu d’un théâtre musical proche du happening : Les émotions nées du contexte visuel ou gestuel me sont indispensables en tant que musicien
, dit-il. Une vision transversale des genres musicaux servie par une plume alerte et vive, laissant la part belle dans un dessein d’ensemble aux fenêtres ouvertes d’improvisation.
Essentiellement basé sur des pièces de Willem Breuker, le répertoire se diversifie à partir des années 1980 avec la relecture d’œuvres classiques (signées Mozart, Ravel, Satie…) ou emblématiques du XXe siècle (de Gershwin, Morricone…). Parallèlement, l’orchestre s’ouvre à de nouvelles collaborations, avec notamment Mondriaan Strings ou les chanteuses Greetje Bijma ou Denise Jannah. Mais avec ou sans le Kollektief, il est aussi l’auteur de partitions pour le théâtre (pièces de Brecht, Handke) et le cinéma (il collabore avec Johan Van der Keuken depuis 1966). Le raffinement de son écriture personnelle, dans une envergure orchestrale de plus en plus classique, contrebalance les collages de genres parfois trop usités. En plus de trente ans, Willem Breuker laisse une œuvre fort abondante, mais il a su aussi jouer un rôle de passeur avec les nouvelles générations du jazz hollandais, comme en témoigne sur son label BVHaast (plus de deux cents références à ce jour) l’ensemble de Martin Fondse ou Bik Bent Braam.
Auteur : Thierry Lepin