Pierre Henry (1927-2017)
Né en 1927 à Paris, Pierre Henry étudie la musique dès l’âge de sept ans avec des précepteurs, tout en créant déjà une lutherie originale de « faux pianos », timbales bricolées et autres bidules qui sonnaient
. Comme il le confia plus tard : Enfant, j’avais dans la tête toute une typologie de sons. Le principe même du son inouï, c’est-à-dire non musical au départ et musical à l’arrivée, m’est venu très tôt, avant le Conservatoire
. Entre 1937 et 1947, il suit les cours d’harmonie avec Olivier Messiaen au Conservatoire, et de composition avec Nadia Boulanger. Avec Félix Passeronne, fondateur de la première classe de percussion au Conservatoire : J’ai acquis le toucher. Boulanger m’a inculqué la rigueur et une certaine économie de moyens, tandis qu’aux côtés de Messiaen j’ai appris la transparence de l’écoute
. Au sortir du Conservatoire, Pierre Henry est pianiste et percussionniste, mais aussi compositeur. Il apprécie que les objets lui résistent, aime leur complexité : Vouloir dépasser l’orchestre, trouver de nouvelles sonorités, ce n’était pas une idée nouvelle. Mais chez moi, ce n’est pas passé par l’instrument : c’est passé par l’imagination, par une description mentale des sons.
Pierre Schaeffer et le studio d’essai de la RTF
Au contact de Pierre Schaeffer1910-1995. Ingénieur, polytechnicien, créateur du Groupe de Recherches Musicales, considéré comme inventeur et théoricien de la musique concrète. et de son Studio d’essai, à la RTF (Radio Télévision Française), en 1949, il expérimente la manipulation électrique du son, la possibilité d’en varier la vitesse afin de faire entendre des transpositions. Le magnétophone n’existe pas encore. Tous les sons reposaient sur un seul sillon de disque souple. On utilisait ensuite le « phonogène », un appareil à clavier qui passait ces boucles tirées de sillons fermés. Il y avait aussi le « morphophone », un peu l’équivalent du « séquencer » maintenant. On arrivait à faire une mélodie avec quatre disques
. Il s’agit pour Pierre Henry et Pierre Schaeffer d’explorer une nouvelle grammaire du son, d’évaluer sa dynamique, sa durée, son articulation et sa texture. Soumis à des effets de réverbération acoustique, l’objet sonore se façonne peu à peu et devient concret. Ensemble, ils composent la Symphonie pour un homme seul, créée à l’École normale de musique de Paris, en 1950. L’année suivante, l’apport du magnétophone permet d’en réaliser un montage plus serré. Quatre ans plus tard, c’est enfin le succès grâce au jeune danseur Maurice Béjart qui en propose une chorégraphie, été 1955, au Théâtre de l’Étoile. La musique concrète est née, prophétisée dès 1950 dans Pour penser à une nouvelle musique, manifeste publié dans les Cahiers du Conservatoire où, encore étudiant, le musicien déclarait : L’abstraction a fait son temps, l’homme doit se confronter aux bruits qui l’environnent et détourner les objets du quotidien afin de faire résonner la symphonie en lui-même
. C’est l’époque du Concerto des ambiguïtés, de la Musique sans titre, de la liturgie tumultueuse de Voile d’Orphée (1953) et du mélange des timbres de Haut-Voltage (1956), où fusionnent sons instrumentaux, voix, bruits et électronique, à l’aide des microcontacts. Dès lors, le compositeur utilise le terme de « musique électroacoustique ». En 1953, ses Variations pour les cordes du piano résonneront dans nombre de ses ouvrages, dont Le Livre des morts égyptien (1988), Une tour de Babel (1999), Concerto sans orchestre (2000), Duo (2003) et Lumières (2003).
Une amitié indéfectible avec Maurice Béjart
La rencontre avec Béjart aura été déterminante. Grâce au danseur et chorégraphe, Pierre Henry ne s’enferme pas dans le son concret et se libère de l’écriture musicale. Désemparé
après son départ de la radio, pour reprendre sa propre expression, le musicien trouve un moyen de se reconstruire grâce à un projet ambitieux : Orphée, ballet créé à l’Opéra de Liège, en 1958, qui connaîtra de nombreuses représentations et fit beaucoup pour leur renommée. De la relation avec Béjart, j’ai retiré une sorte d’instinct d’homme de scène, jusqu’à concevoir l’éclairage dans ses moindres détails. Au fond, à partir des années 1970, son sens du théâtre a investi tous mes concerts…
Le théâtre, jusqu’ici embryonnaire dans son geste sonore, se développe et crée sa propre dramaturgie. À la polyphonie du corps des danseurs répond celle de la musique ; c’est un théâtre en mouvement, un rituel qui sécrète sa propre forme, détermine une action. Une amitié indéfectible réunit les deux hommes : ils enchaînent plus d’une quinzaine de spectacles, de Batterie fugace en 1950 à Tokyo 2002, en passant par le désormais classique Variations pour une porte et un soupir (1963), les étapes spatio-temporelles du Voyage (1962), les délires électro de La Reine verte (1963) et, bien sûr, l’ébouriffante Messe pour le temps présent qui, après sa création en Avignon (1967), devient un succès planétaire et sera classée en tête du hit-parade des ventes « Classique » avec les Jerks électroniques, co-signés par Michel Colombier.
Studios, librairies et maison de sons
En 1959, Pierre Henry s’installe dans son premier studio privé, Apsome (Applications de procédés sonores en musique électroacoustique), rue Cardinet à Paris, puis à Saint-Germain-des-Prés en 1966, où il développe, en parallèle, de nombreuses musiques de film destinées aussi bien à des fictions – Maléfices d’Henri Decoin (1962), Les Assassins de l’ordre de Marcel Carné (1971) – qu’à des documentaires – Astrologie, ou le miroir de la vie de Jean Grémillon (1953), Les Amours de la pieuvre de Jean Painlevé (1965), Mobiles de Calder de Carlos Vilardebo (1966) – et des publicités – La gaine Scandale ! Cinq ans plus tard, le Studio Apsome migre une troisième fois, rue de Toul, dans le 12e arrondissement, devenant le Studio Son/Ré en 1982 – à la fois lieu de vie et d’inspiration, studio, bibliothèque et galerie d’exposition de ses peintures concrètes. À partir de 1996, dans cette « Maison de sons », est reçu un public de fidèles auditeurs sous l’égide du Festival d’Automne, du Centre Pompidou et du festival Paris Quartier d’été. Entre rétrospective et créations, on y découvre notamment des partitions majeures comme Intérieur / Extérieur (1996), Dracula (2002), Voyage initiatique (2005) et une nouvelle version de Dieu, d’après Victor Hugo, avec le comédien Jean-Paul Farré, en 2009.
Rencontres et collaborations
Au hasard des rencontres, Pierre Henry collabore avec les artistes les plus divers, à commencer par le poète Michaux qui, à la suite de la découverte de disques de musique japonaise, lui donne l’idée d’en prélever des boucles qu’il échantillonne et qui se retrouvent notamment dans Musique sans titre (1950) jusqu’au Voyage initiatique de 2005. À l’occasion du mariage de Rotraut et Yves Klein, il compose en hommage à l’inventeur de la peinture monochrome un seul son étiré sur une heure et dix-huit minutes, la Symphonie monoton n° 2 (ou Monochromie, 1962). Suivront des performances sonores avec, entre autres, des peintres – Georges Mathieu –, des sculpteurs – Arman et Nicolas Schöffer (Spatiodynamisme, en 1954 et Kyldex, pour l’Opéra d’Hambourg, en 1973) –, ou le poète lettriste François Dufrêne, dont les « cri-rythmes » traversent plusieurs pièces, de La Noire à soixante (1961) à Fragments pour Artaud (1970), en passant par Le Voyage (1962) et Granulométrie (1967). Plus récemment, en hommage au peintre Jacques Villeglé, il crée Un monde lacéré (2008), au Centre Pompidou. Deux films muets, Berlin, symphonie d’une grande ville de Walter Ruttmann, et L’Homme à la Caméra de Dziga Vertov, lui suggèrent, respectivement en 1985 et 1993, de vastes partitions qui épousent la technique cinématographique, entre surimpression, superposition, accélération et ralenti.
L’art du remix
Au milieu des années 1990, un public plus jeune le redécouvre et le sacre « pape de la techno », ce dont il se défend, avant de s’apercevoir que les jerks électroniques de sa Messe pour le temps présent continuent à vivre sans lui, transformés et remixés par les DJ’s. À l’orée du XXIe siècle, les albums Métamorphoses (1997) et Psyché Rock Sessions (2000) viennent officialiser ces remixes, avec le concours de Fatboy Slim, William Orbit ou Coldcut, et le compositeur se prête alors lui aussi au jeu, « repassant une couche » sur ses propres compositions et celles des DJ’s, pour une inédite et concentrée Fantaisie Messe pour le temps présent (1997).
Démiurge des temps modernes, porté par l’enthousiasme de cette nouvelle génération, il s’attelle à réinterpréter ses propres œuvres. Sa Dixième Symphonie de Beethoven de 1979 est ainsi remaniée, enrichie de rythmes actuels : avec des battements, des transes électroniques, des scintillements déphasés, des mouvances de filtres, des ajouts de fréquences, des doublages de réverbération.
Commande du Festival de Montreux, en 1998, cette Xe Remix remporte aussitôt un succès impressionnant, au point d’être redonnée dans la foulée à Paris (La Cigale) et d’entamer une tournée qui la portera au-delà des frontières. Beethoven n’aura pas été le seul de ses confrères dits « classiques » à connaître cette sympathique vampirisation en forme d’hommage. Ainsi, en 1994, à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Schubert, Phrases de quatuor réunissait ce compositeur avec Ravel, Debussy et Saint-Saëns, tout comme le Concerto sans orchestre (2000) évoquait la virtuosité lisztienne, tandis que Debussy (Par les grèves, 2002), Wagner (Dracula, 2002), Monteverdi (Carnet de Venise, 2002), Bruckner (Comme une symphonie, envoi à Jules Verne, 2005) et Bach (L’Art de la fugue odyssée, 2011) nous ré-enchantent.
Grand remix et transfiguration
Les deux dernières décennies montrent Pierre Henry en phase avec plusieurs générations. En témoignent ces grandes manifestations en plein air – Tam-Tam du merveilleux sur la piazza du Centre Pompidou devant 4 000 personnes, à l’été 2000, création d’Utopia à la Saline royale d’Arc-et-Senans, en juillet 2007, suivie un mois plus tard d’une reprise d’Histoire naturelle sur l’esplanade de La Défense –, mais aussi les ultimes créations à la Cité de la musique - Philharmonie de Paris, en particulier Continuo (2016), où son orchestre imaginaire lance une ultime symphonie d’acier et de peaux martelées, fébrile et chaotique. En seconde partie de ce même concert, la danse réapparaît avec l’iconique Messe pour le temps présent dans la chorégraphie originale de Béjart (1967), reprise par Hervé Robbe – qui signe ensuite un Grand Remix de la Messe. Pierre Henry a de nouveau chahuté sa sonothèque avec malice, remixant les jerks, secoués, corrigés, clonés et dilatés à l’infini. L’année suivante, son œuvre lui échappe, mais pour le meilleur : son Dracula est revisité par un ensemble classique, Le Balcon et son chef Maxime Pascal, qui mixe l’original électroacoustique avec un orchestre live d’une vingtaine de musiciens au Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet. Transfigurée, son œuvre lui survit, interprétée et diffusée désormais par d’autres, en 2017, à la Cité de la musique (« Nuit blanche Pierre Henry », avec la création de Multiplicité (2017) et Radio France – créations de La Note seule et Grand tremblement (2017). Récemment, sa Dixième Symphonie connaissait une nouvelle version, symphonique, pour trois orchestres et chœur, sous la direction de Pascal Rophé, Bruno Mantovani et Marzena Diakum, à la Cité de la musique, le 23 novembre 2019. Partenaire fidèle, la Cité de la musique - Philharmonie de Paris accueille depuis novembre 2019 au sein de son Musée un nouvel espace permanent dévolu au musicien, avec la reconstitution du Studio Son/Ré où, parmi ses appareils et objets personnels, des dispositifs tactiles permettent d’appréhender la musique concrète sous toutes ses facettes.
Auteur : Franck Mallet
Ressources bibliographiques
Les écrits du compositeur, publiés entre 1947 et 2004, sont à retrouver dans Journal de mes sons suivi de Préfaces et manifestes (réédition Actes Sud, coll. Un endroit où aller, 2004), ainsi que dans Pierre Henry – Le son, la nuit, entretiens réalisés avec l’auteur (Éd. Cité de la musique - Philharmonie de Paris, coll. La Rue musicale, 2017).