Joëlle Léandre (1951-)
Avoir intronisé la contrebasse en tant qu’instrument soliste fait déjà d’elle une pionnière, mais son œuvre prolifique et son rayonnement international la rendent en outre exemplaire. Avec 220 albums enregistrés à ce jour, de nombreux honneurs et une activité constante, Joëlle Léandre est l’une des plus grandes musiciennes françaises contemporaines. Plus de 40 compositeurs ont écrit pour elle et son instrument. Elle a en parallèle développé l’improvisation libre qu’elle joue et transmet avec une jubilation intacte depuis un demi-siècle.
Travail de terrain et instrument totem
Née à Aix-en-Provence le 12 septembre 1951, Joëlle Léandre choisit la voie musicale en la rendant synonyme de labeur quotidien. Fille de cantonnier, elle se définit comme une « ouvrière taoïste », une personne de terrain, préférant le chemin parcouru là où d’autres valorisent la grandeur de l’aboutissement. Au Conservatoire d’Aix, elle étudie le piano puis la contrebasse qu’elle choisit par goût du défi, sa taille d’enfant lui faisant travailler l’instrument juchée sur un tabouret. Elle n’a pas encore dix ans. C’est à cet instrument « totem, non noble » (selon ses propres mots) et grave, qu’elle s’accroche lorsqu’elle quitte le foyer familial à 17 ans pour le Conservatoire de Paris.
Une musicienne de son temps
Arrivée à Paris en 1968, elle opte pour une vie de voyages et de recherches. Elle étudie la musique classique, intègre orchestres symphoniques et ensembles contemporains (2e2m, Intercontemporain et Itinéraire), joue les compositeurs français (Olivier Messiaen, Pierre Boulez, Pierre Henry) et américains (Morton Feldman, John Cage) et se lance dans la composition en 1973.
C’est en fréquentant le Centre Américain de Paris, alors situé boulevard Raspail, que survient une première révélation : un amour pour le jazz et surtout le free jazz. Joëlle Léandre comprend alors qu’elle peut jouer sa propre musique. Elle a 25 ans quand elle reçoit pour une année la Creative Associate of the Arts, Buffalo New-York, une bourse d’étude qui lui permet de s’installer aux États-Unis. C’est l’éclosion de sa carrière de soliste internationale.
Jubilation d’être soi
À New York, elle « désapprend » l’enseignement classique. Elle travaille avec Morton Feldman, puis rencontre John Cage et le chorégraphe Merce Cuningham. Cage devient son ami et lui dédiera ses œuvres, tout comme Giacinto Scelsi, Philippe Fénelon, Philippe Hersant, Steve Lacy, José Luis Campana, Betsy Jolas, Aldo Clement, qui lui inspirent des envies de pluri-disciplinarité. Théâtre, danse, Léandre est « Affamée »1 et veut jouer pour les créateurs et créatrices de son époque. Elle se nourrit du jeu des contrebassistes américains Paul Chambers, Charles Mingus et se rend, assidue, aux concerts de Derek Bailey, George Lewis, Anthony Braxton, William Parker, Marilyn Crispell, Pauline Oliveros qui inventent leur musique et lui transmettent force, jubilation, liberté d’être soi.
Sa persévérance lui vaut d’être lauréate de bourses et soutiens à la création, à l’international : de la Villa Médicis hors-les-murs en 1981 au programme DAAD de Berlin en 1990, de la Villa Kujoyama de Kyoto en 1998 jusqu’à l’obtention en 2002, 2004 et 2006 d’une chaire au Mills College, à Oakland en Californie, pour la composition et l’improvisation. En France, elle a été nommée Chevalier de l’Ordre National du Mérite, puis Chevalier des Art et des Lettres en 2017. Joëlle Léandre a reçu en 2019 la distinction « In Honorem » de l’Académie Charles Cros.
Jazz, contemporain et marges
En se situant entre l’oralité des musiques afro-américaines, du free jazz en particulier, et les musiques européennes écrites, Léandre invente une langue du présent, évidente et pourtant indéfinissable. Elle cite Michel Foucault et Gilles Deleuze, penseurs excentriques, pour se positionner en marge, en contre-chant des musiques dites « savantes ». Son jeu, qui privilégie l’archet, dénote de celui en pizzicato plus courant chez les contrebassistes, et ses collaborations avec la danse contemporaine (chez Dominique Boivin, Mathilde Monnier, Elsa Wolliaston, Josef Nadj) lui font transcender les genres.
Place des femmes et pudeur
Délibérément politique, Léandre interroge et condamne la trop faible place des femmes dans une famille musicale dominée par les hommes. Les projets Les Trois Dames, avec Annick Nozati et Irene Schweizer puis Les Diaboliques avec Maggie Nicols, Tiger trio avec Myra Melford et Nicole Mitchell, son duo avec Lauren Newton, lui font placer ce sujet sur le devant de la scène dès le début des années 1980. L’album Sisters, Where?, sorti en 2014, est un cri de ralliement des musiciennes internationales.
Elle s’exprime cependant à voix basse, avec pudeur, sur le sujet de la spiritualité. Celle-ci transparaît pourtant dans une œuvre prônant prises de risque et lâcher prise inhérents à l’improvisation. Plus tu as la tête vide et plus l’improvisation sera réussie (...) Au fond, ces improvisations naissent et meurent, ce sont sans arrêt des petites morts et renaissances
2. C’est sans doute pour cette raison que Nicole Mitchell a dit d’elle : L’écouter c’est être plus vivant !
3.
Notes
- 1 Titre du documentaire que lui ont consacré Christian Pouget et Antoine Traverson. France, 2019.
- 2 Extrait de l’ouvrage À voix basse, entretiens avec Franck Médioni – éditions MF, 2008.
- 3 Extrait du dossier que lui a consacré le site citizenjazz.com dans une série d’entretiens à l’occasion de ses 40 ans de carrière.
Auteure : Anne Yven
(octobre 2021)