
Dans le sillage de Bartók

Né en 1923 à Târnăveniautrefois en Hongrie, sous le nom de Diciosânmartin, et aujourd'hui en Roumanie en Transylvanie, Ligeti échappe de justesse à la déportation en 1944 et doit attendre la fin de la guerre pour poursuivre ses études musicales à l’Académie Franz-Lisztoù il enseignera par la suite de Budapest. Isolé dans la Hongrie d’après-guerre où il ne découvre que par bribesà la radio allemande souvent brouillée les avant-gardistes de l’Ouest, Ligeti s’inspire dans toutes ses premières œuvres (telles que son Quatuor à cordes n° 1) de la musique de Bartók et, suivant son exemple, parcourt ses terres natales en collectant chants populaires hongrois et roumains. On retrouve ces influences dans les mélodies pour voix et piano ou dans le Concert roumain (1951), mais également bien plus tard dans les Études pour piano (1988-1994). Toutefois, Ligeti a rapidement conscience qu’il doit, en-dehors des écoles, inventer sa propre voie comme en témoignent les célèbres Musica ricercata pour piano (1951-1953), où la première pièce n’utilise que deux notes, la suivante trois, etc. jusqu’à la dernière qui comporte les douze sons de la gamme chromatique (six de ces pièces seront arrangées pour quintette à vents dans les Six Bagatelles).
Découverte des avant-gardistes
À la suite des émeutes de 1956, Ligeti quitte la Hongrie pour l’Allemagne de l’Ouest et découvre un monde musical qu’il n’avait qu’effleuré jusqu’alors. Il s’initie à quelques techniques avant-gardistes puis rejoint Karlheinz Stockhausen au studio de musique électronique de la radio de Cologne où il compose trois œuvres : Glissandi (1957), Artikulation (1958) et Pièce électronique n° 3 (1958Cette œuvre étant restée inachevée, Ligeti la révise en 1996.). S’il travaille sur des aspectsrapports entre continuité-discontinuité, statisme-mouvement qu’il approfondira par la suite, Ligeti est globalement déçu par les limites de l’électronique. Il quitte Cologne et s’installe à VienneIl obtiendra la nationalité autrichienne en 1967., définitivement persuadé qu’il doit développer un style personnel.
Une voie singulière
À partir de 1959, et jusqu’en 1972, Ligeti donne des cours aux Internationale Ferienkurse für Neue MusikCours d’été internationaux pour la nouvelle musique de Darmstadt, créés en 1946 pour échanger, créer, diffuser des musiques d’avant-garde. Si la musique sériellemusique composée à partir d’une série constituée des douze sons de la gamme chromatique — do, do#, ré, ré#, etc., héritée de la seconde école de VienneReprésentée par les compositeurs Schönberg, Berg et Webern, elle se distingue de la première école de Vienne, désignant les compositeurs Haydn, Mozart et Beethoven. en est le courant majoritaire, certains compositeurs, dont Ligeti, n’hésitent pas à prendre quelques distances et assument leur singularité.

Atmosphères (1961) pour orchestre fait office d’œuvre manifeste pour Ligeti : « Ma musique donne l’impression d’un courant continu qui n’a ni début ni fin. Sa caractéristique formelle est le statisme, mais derrière cette apparence, tout change constamment ». Clustersgrappe de sons créant une dissonance, micro-changements, micro-intervallesplus petits que le demi-ton, micro-polyphoniepolyphonie très dense transforment, sans césure, une matière sonore perpétuellement mouvante. Ce travail sur le timbre et le rapport au temps se retrouve dans la plupart de ses œuvres, complexes, détaillées et toujours très rigoureusement écrites : Requiem (1963-1965), Lux Æterna (1966) pour voix a cappella, Continuum (1968) pour clavecin, Kammerkonzert (1970) pour treize instrumentistes, où il utilise le principe du déphasagerépétition d’un même son dans plusieurs voix à des vitesses presque identiques, etc.
Les titres des œuvres indiquent que, malgré sa modernité, et à l’instar de Bartók, Ligeti refuse de couper les ponts avec l’histoire. Au contraire, il compose en 1974 Le Grand Macabre, un opéra d’après la pièce éponyme de Michel de Ghelderode, rend hommage à Brahms en 1982 avec son Trio pour violon, cor et piano, se souvient de la complexité polyphonique des compositeurs de l’ars novacourant musical du XIVe siècle dans son Concerto pour piano (1988) et renoue même, dans ses dernières œuvres, avec un langage néo-classique (mélodie, diatonismeéchelle do-ré-mi-fa-sol-la-si, voire tonalité).
Auteur : Antoine Mignon