LE WAYANG
Un monde entier
 

L'esthétique sophistiquée du wayang, typique de l'aire culturelle que nous explorons, est appliquée à de nombreux médias de la narration. Esotérisme, symbolisme et efficacité magique y sont plus ouvertement affichés qu'en ce qui concerne les musiques de gamelan.

Toutes les créatures visibles et invisibles et toutes les dimensions d'interprétation de la littérature sont présents dans le théâtre d'ombres Wayang Kulit.
Le wayang (ombre, silhouette: monde des apparences) est une esthétique appliquée à la représentation des épopées mythiques tirées du Ramayana et Mahabharata indien, en sculpture, peinture, marionnettes, masques, théâtre dansé de la gestuelle des marionnettes (Wayang Wong). Elle s'est étendue à quantité d'autres littératures locales.
Là où la musique de gamelan dessine les géométries, le théâtre de marionnettes wayang non seulement nomme et révèle visuellement les formes comme la sculpture le fait des géométries architecturales (motif Karang Bentulu
[A2.6.b]), mais raconte l'univers, la mythologie, à l'instar des bas-reliefs des temples hindou-bouddhiques.
Au delà du simple divertissement, la fonction du théâtre de marionnettes Wayang Kulit fut et reste parfois magique, notamment pour l'exorcisme des esprits néfastes. Son enseignement est recherché par les plus puissants comme par les plus humbles. Les niveaux d'interprétation des grands textes sont multiples : artistique, moral, stratégique, philosophique, ésotérique... La morale n'en est jamais manichéenne et laisse au dalang le choix d'orienter le message. Les meilleurs dalang (conteur-marionnettistes) savent jouer de tous ces niveaux, tout en amusant et créant la beauté. Avant la suppression du loto, certains dalang se livrent à des prédictions.

LE WAYANG
Arbre - montagne et gong
 

L'arbre-montagne

Le théâtre de marionnettes wayang kulit possède un pendant visuel du gong, et du kempul qui entraîne le mouvement, sous la forme de la marionnette arbre-montagne (gunungan ou kayon), où sont rassemblés les symboles des éléments de l'univers. Il se présente en effet au tout début et à la toute fin de représentation, donnant l'échelle générale cosmique; à chaque changement de scène (lieu et moment), il revient pour en quelque sorte donner l'échelle du sous-cycle spatio-temporel qu'elle conte.
Si les timbres de la colotomie marquent des points cardinaux de l'espace-temps musicale, l'arbre-montagne, penché à gauche d'abord, puis tout droit, puis à droite, signale l'orientation dans la narration. Cette narration se déroule en trois étapes de 21 heures à l'aube, symbolisant en quelque sorte le retour à la lumière d'un nouveau matin, après une lutte contre les forces obscures. D'après les Javanais, ces étapes sont aussi celles de la vie humaine, de l'enfant rampant à l'adulte dressé jusqu'au vieillard courbé.
L'arbre-montagne est utilisé aussi pour représenter les âmes, les puissances surnaturelles et divers éléments de décor naturel ou urbain.


Les gongs comme ponctuation

A l'origine, dans le répertoire musical spécifique au Wayang Kulit javanais, le grand gong ageng n'est pas utilisé (formes Srepegan et Sampak, très symétriques)
[Voir exercice de hoquetA1.2 : aspect musical]. De même à Bali, le gong était absent des formes narratives. A Java, le gong suwukan, plus petit, prend sa place. Il garde sa fonction de découpage des cycles musicaux, mais, quand la mélodie est un discours linéaire, la colotomie fait l'effet d'une ponctuation de fins de phrases et de sections de phrasés mélodiques. Il ponctue et conclue aussi, de façon irrégulière, les évocations du dalang.

De nos jours, c'est uniquement ainsi, comme finale, que l'on considère le rôle du
gong. De ce fait, le cycle est vu comme répétition, et non comme cercle ou forme circonscrite. Toute la musique est considérée comme langage plutôt que comme structure, alors que nous avons distingué les deux types dans ce texte [A1.1].

LE WAYANG
Les musiques du Wayang Kulit
 

"Plus qu'un simple accompagnement, la musique donne le cadre temporel et détermine la forme appliquée à toute représentation, quelle que soit l'histoire contée, à travers la succession préétablie des pièces musicales et des modes mélodiques." (Endo Suanda, ethnomusicologue sundanais).

Echelle mélodique et modes
Le Wayang est associé à l'échelle pentatonique sléndro. C'est à Java le cas de toute la littérature d'origine indienne. Le pélog n'intervient que pour la littérature hindou-javanaise (Panji et autres) qui n'a que tardivement été adaptée au Wayang (en ombres et dansé).
Sur l'île de Java, 3 modes mélodiques (pathet) formés sur cette échelle se succèdent : pathet nem de 21h à minuit, sanga de minuit à 3 heures et manyura de 3 heures à l'aube. Il n'est pas questions de modes à Bali.

Configurations instrumentales d'origine
A Bali, seul un couple (dans les rituels) ou un quatuor de métallophones polyphoniques à lames suspendues gèndèr accompagne le Mahabharata.
Pour les autres littératures, il s'y ajoute une métrique de timbres et une section rythmique (tambours, cymbales). Il en va de même dans l'ancien ensemble à Java, où au gèndèr sont joints un xylophone gambang, d'une flûte et de métallophones non-polyphoniques à lames clouées (saron comme ceux des gamelan).
Dans tous les cas, le dalang (marionnettiste-conteur) assure la direction musicale et renforce la dramaturgie en frappant sur sa boîte à marionnettes.

Expressivité et symbolisme
Le Wayang est un monde extrêmement codifié, comme toute la culture savante. Sa symbolique a fait écrire beaucoup de spécialistes, et le domaine est loin d'être entièrement exploré. La dimension ésotérique et ses messages sont perceptibles aux seuls initiés.
Modes mélodiques, formes colotomiques et formes poétiques se conjuguent selon les moments précis du récit. Le dalang possède les voix stéréotypées de tous les personnages et maîtrise le chant. Les paramètres musicaux, notamment l'enrichissement des aspects mélodiques et rythmiques, viennent s'ajouter aux autres paramètres (textuels et visuels) pour permettre la caractérisation des situations, des personnages, des sentiments.

LE WAYANG
Grands ensembles hybrides
 
  Sur l'île de Java, la musique du Wayang et le gamelan se sont interpénétrés.
Un instrument collectif gamelan accompagne maintenant les diverses catégories de spectacles de Wayang. Cela se traduit par l'ajout, au petit ensemble de Wayang dominé par les instruments doux, des deux carillons bonang et de la famille complète des claviers de lames, dans leurs 4 tessitures. Le double gamelan pélog et sléndro est parfois utilisé, même pour la littérature indienne.

Parallèlement, cette alliance de l'instrument collectif gamelan et des instruments doux individuels forme le gamelan ageng, grand gamelan de concert qui tend à devenir le standard javanais, d'autant que son étude est privilégiée dans les académies qui ont pris le relais de la transmission traditionnelle informelle. Les formes du Wayang (colotomies Srepegan, Sampak...) sont intégrées aux pièces de concert et bien-sûr de danse et théâtre dansé
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La musique javanaise a fortement évolué grâce à ce processus. Si la musique instrumentale de Bali n'est que le gamelan et seulement percussive, celles de Java et Sunda ont conservé ou développé de nombreux ensembles donnant la part belle aux instruments doux et à la voix chantée.
Les styles régionaux se sont affirmés après la disparition de l'hégémonie des royaumes concentriques hindou-javanais.
 

aspects musicaux caractéristiques des instruments "doux" individuels et des musiques qui les incluent
Notions occidentales adaptées aux instruments "doux", individuels Notions de l'instrument collectif inadaptées aux instruments doux
instrument : ils sont relativement autonomes, on peut en posséder un isolément, doivent être travaillés individuellement, tous sont joués individuellement dans certaines traditions populaires collectif : ils ne sont pas les membres d'un corps unique, ils dialoguent sans dépendance constitutive entre eux et par rapport à l'instrument collectif gamelan; chacun possède une liberté d'expression.
orchestre : groupe de solistes, il se rencontrent ponctuellement dans le gamelan et sans obligation d'être au complet strates : tous les instruments doux sont sur un même plan, sans hiérarchie des tessitures et des fréquences de frappe.
modes mélodiques : à Java et Sunda, ils existent dans les deux échelles, à Bali seulement dans le pélog heptatonique. symétries : elles sont rares, même évitées, tant au sein d'une partie qu'entre les parties.
intervalles : ils peuvent être différenciés précisément, grâce au fait que la voix et les instruments à son entretenu sont accordables. Les intervalles sont modulés par le musicien (sur les cordes de la vièle ou les cordes vocales). concentrique : les instruments doux sont indépendants du principe de rayonnement qui gouverne le corps collectif du gamelan; leur jeu plus ou moins parallèle dessine des lignes convergeant seulement aux points essentiels de la colotomie.
degrés mélodiques hiérarchisés
mélodie : phrasé mélodique, relativement indépendant de la colotomie.
temps : distingué de l'espace, le temps "passe".
rythme : réel, succession de durées inégales; phrasé rythmique. fréquence : la fréquence de frappe des éléments du gamelan, déterminée par leur appartenance à une strate, est remplacée par le rythme, dont la densité n'est pas strictement définie.
forme : comme déroulement dans le temps, sur plusieurs mouvements (suite) ou au sein d'une pièce à mouvement unique. structure : la relation entre les parties musicales ne suit pas le plan d'une construction et n'est pas fixée.



Statut de la musique et des musiciens : notions occidentales adaptées à la situation actuelle sur l'île de Java
musique savante Les instruments doux sont inabordables sans un long apprentissage; les pièces qui les incluent sont complexes.
maître Les musiciens (et les marionnettistes et danseurs de masques dalang) qui transmettent les pratiques savantes ne sont plus de simples "entraîneurs", mais des maîtres, qui reçoivent parfois le titre Kyai, "Vénérable" à Java.
interprète La part personnelle est très importante dans le jeu des instruments doux.
improvisation les instruments doux ont une certaine liberté d'improvisation; ils le font en s'écoutant les uns les autres.
interprétation, re-création Une pièce musicale savante est recréée à chaque exécution, différente grâce aux initiatives des joueurs d'instruments doux, ce qui donne tout son intérêt au concert. La musique savante rejoint le statut de la représentation théâtrale traditionnelle, qui a toujours été une re-création (les acteurs improvisent).
concert Il arrive qu'une audience se rassemble spécifiquement pour écouter de la musique (à Bali, c'est seulement en introduction d'un spectacle de danse).
musique d'art La musique de concert vaut pour elle-même, c'est une musique à écouter et non plus seulement à entendre au cours d'une autre activité.
compositeur depuis le XXe siècle, certains musiciens sont reconnus comme compositeurs, leur nom est mentionné.
méditation la musique savante est pour beaucoup de musiciens et d'auditeurs une pratique méditative, individuelle, un "yoga dans le monde", qui fait contraste avec la notion d'offrande musicale applicable aux anciennes musiques rituelles dont le symbolisme éventuel viserait à une opération magique collective. L'expansion du cycle, considérée comme une descente [A2.6.c], qui fait de la place aux instruments doux dans le gamelan, réalise bien une "descente sur terre" du monde spirituel.


Le rôle des formes vocales et des instruments doux dans le développement mélodique à Java et Sunda est considérable. Leur dissociation des musiques de gamelan à Bali explique que les aspects mélodiques y soient relativement moins riches que les techniques de coordination rythmique (hoquets)
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[ PATHETAN]

"Musicographie" de Dominique Besson
sur un enregistrement multipistes interprété par Rahayu Supanggah
(directeur de l'Académie Artistique Nationale STSI de Surakarta, Java Centre).

Il s'agit, dans la musique javanaise, d'un passage nommé pathetan, c'est-à-dire de l'exposition d'un "mode" (pathet), en l'occurence ici le pathet sléndro manyura. Ce pathetan correspond au
| 13| 2'06 > 2'54, mais les deux versions sont différentes et peuvent être comparées. En effet, l'exécution du pathetan, joué sur les instruments "doux" individuels, varie chaque fois selon les musiciens en présence à ces instruments doux, instruments et musiciens qui ne forment pas un groupe permanent. C'est justement l'intérêt de ces passages que d'être une recréation constante, du fait de la part d'improvisation des musiciens, qui s'appuie sur leur écoute mutuelle. Ici Rahayu Supanggah joue seul tous les instruments en rerecording, mais bien entendu ce n'est pas la situation traditionnelle. A la différence de ce qu'on appelle généralement "mode", un pathet n'a pas de degré équivalent à une tonique, mais des degrés préférés, des degrés évités et quelques formulations mélodiques typiques. Le pathetan présente le pathet de la pièce musicale en insistant sur ses degrés principaux (pivots mélodiques) et en tenant compte de leur hiérarchie d'importance. Le jeu n'est pas fixe, mais suit certaines conventions. Le pathetan est né dans l'accompagnement du théâtre d'ombres Wayang Kulit. Cette tradition a été reprise dans les musiques de concert. La vièle rebab tient le rôle essentiel, elle guide les autres instruments. Quand le groupe des instruments doux est complet, un métallophone gèndèr, un xylophone gambang et une flûte suling se joignent à lui, avec leurs conventions de jeu respectives librement développées. L'hétérophonie qui en résulte est un trait important de la musique javanaise savante.


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