PRINCIPES CONCENTRIQUES GÉNÉRAUX
Pouvoir centripète et centrifuge
 


Le temps, tel qu'il est conçu dans la métaphysique hindoue des cycles et tel qu'il est vécu dans la tradition hindou-javano-balinaise, n'est pas uniquement celui que nous connaissons, parti d'un passé et allant vers un futur, illusion terrestre que le sacré dépasse. C'est l'espace-temps, pensé et ressenti comme simultanéité, éternité de l'instant. En tant que kala, le temps n'est pas quantifiable ni décomptable, il échappe à la série ordinale [A2.2 description générale]. La création de l'univers est permanente; Dieu est le Principe, simultanément le début, le milieu et la fin.
Figer le temps est une des propriétés du rituel; c'est par l'utilisation des principes concentriques que la même opération est réalisée dans la musique.

L'oreille perçoit les sons dans leur succession, mais la conception musicale est autre. Si on identifie le
gong comme centre, axe de la musique - et implicitement axe symbolique du monde, présent tout en même temps qu'il génère la circonférence (comme le faîte d'une charpente avec sa périphérie), il révèle cette constance, cette dimension de simultanéité si abstraite et difficile à décrire que c'est avec l'esprit qu'il faut l'entendre.
La notation musicale concentrique permet de visualiser cette simultanéité, de déceler entre les points d'autres relations que la série ordinale [A2.6 formes musicales concentriques
]. Néanmoins la représentation la plus juste serait sans doute la spirale, l'univers retournant à son origine sans l'avoir jamais quittée.

Tout ce qui dans ces pages est dit du souverain et de la vie de son royaume peut être dit du gong et de la musique de gamelan dans ses principes originels. Si dans les mélodies on considère les centres, autrement dit les milieux, les
pivots, les points cruciaux, il apparaît dans la musique de gamelan des mouvements centrifuges et centripètes, mouvements qui constituent le principe de fonctionnement des royaumes concentriques.
Musicalement, l'immobilisation du temps est réalisée dans sa forme la plus simple par le
motif "des crapauds" [A2.2 description générale]. Ce motif des crapauds résume un seul et même principe, qui peut être décrit par différents termes tels que rayonnement, balance, symétrie ou mouvement rétrograde, principe qui connait d'autres développements musicaux [A2.5.c pivots et symétries].

Qu'il s'agisse de respiration, de circulation sanguine, de mouvement des planètes, de politique, d'économie, d'architecture, de rituel ou de musique, les mêmes notions sont omniprésentes : centre, axe/pivot, source, rayonnement, circonférence, cycle, rotation, strates concentriques d'expansion, alternance binaire, etc.


Axe stable du monde

Moins on s'agite, plus on est respecté ! Si les petits instruments aigus doivent déborder d'activité à cause de l'étroit rayonnement de leur vibration, il suffit au grand
gong de se faire entendre une fois pour irradier durablement tout l'environnement.
Le gong est un penghulu, "tête" du gamelan, "source" des sons, au même titre que le souverain hindou-javanais ou balinais dont il partage les qualités très particulières.

Au coeur du palais, centre aménagé selon les symboles cosmologiques, le souverain médite. Depuis son jardin, univers en miniature, il concentre - par sa propre concentration et tel le dieu dont il est l'incarnation -, tous les pouvoirs surnaturels obtenus par l'ascèse, et les fait rayonner autour de lui.
 
Axe stable, "
pivot du monde" - c'est encore le titre (Pakubuwana, Pakualam...) de certains princes, pourtant musulmans - le souverain maintient son royaume concentrique par sa force d'attraction spirituelle (schéma ci-dessous).
Le souverain est associé au lingga de Siwa, sexe mâle symbole de fécondité, dont le symbole réunit les idées de pilier, pivot, centre fertile, jaillissant, rayonnant, présentes dans le vocabulaire musical (
pancer, sélèh...).
 
_


Le souverain, pivot du monde
Armes du Sunan Pakubuwana de Surakarta (Java)
  Cosmologie du royaume concentrique.
Pakubuwana signifie "clou du monde".


Couronne royale

elle est souvent au faîte des toits, symbole du centre-sommet, de la projection (pancer) du pouvoir divin dans le souverain terrestre (pancer ring jagat).

Lune
croissant islamique, mais elle forme aussi une dualité avec le soleil dans l'ancienne religion.

Clou sur la planète terre
le souverain hindou-javanais, comme celui de la Chine ancienne, est le pivot du monde.

Etoile centrale
celle qui annonce le jour, ou un autre pancer, symbole du lien direct du souverain à suprématie divine?

Soleil
divinité suprême dans l'ancienne religion indigène et dans l'hindouisme local (dieu Siwa Rayonnant, ou Surya).

Seize rayons
comme dans beaucoup de formules colotomiques.

Ruban
rouge féminin et blanc masculin; ou couleurs de Brahma (feu) et Iswara/Siwa du levant; ou encore couleurs du drapeau indonésien.

Coton et riz
à la périphérie, la multitude, le peuple productif, la prospérité du royaume liée au pouvoir fécondateur du souverain.

La forme de ce symbole royal rappelle celle de la musique de gamelan, les 4 timbres colotomiques au centre (les astres) et les strates mélodiques en périphérie de la circonférence (couronne de coton et de riz).
 


Mouvements concentriques et déplacements du centre

Dans le royaume s'effectuent des mouvements centripètes et centrifuges, du peuple au palais et inversement. Entretenir le roi, symbole de fécondité virile (lingga de Siwa, montagne), revient à entretenir magiquement la prospérité générale.

Sur l'île de Java, le rituel du
Garebeg Mulud, exécuté le jour de l'anniversaire du Prophète (Mulud), est le grand évènement annuel, au sein duquel la musique de gamelan revêt une très grande importance symbolique :
le souverain redistribue (mouvement centrifuge), une fois cuit et sous forme de montagne (tumpang), le riz apporté cru de son royaume (mouvement centripète);
les gamelan rituels du palais [A2.6.b : formes concentriques à mélodie] sont emmenés à la mosquée centrale (mouvement centrifuge); le son du palais (son du bronze) est alors entendu à la mosquée, en signe d'alliance de la tradition hindou-javanaise et de l'islam, et de déplacement du centre spirituel de ce palais vers la mosquée, ainsi que de la réorientation de la foi du polythéisme vers le monothéisme.


Dans la structure musicale des musiques de gamelan, à l'intérieur du mouvement général qui s'éloigne du gong pour y revenir à la fin, les mouvements mélodiques, analysés dans le détail, s'avèrent pour les uns, centripètes, pour les autres, centrifuges, selon la manière dont sont utilisés les pivots et dont est pratiquée autour soit la symétrie, soit l'asymétrie [voir
Pivots et symétries]. En outre, des déplacements du centre sont effectués en changeant le degré mélodique affecté à tel ou tel positionnement de pivot.


Royaumes et musique sans frontière

En cas de conflit, le souverain - de caste guerrière Satria - pouvait se déplacer lui-même, soit pour mener ses armées au son d'une musique martiale saturée des vibrations du
gong, pendant sonore du kriss royal (épée), soit pour ramener la stabilité, grâce à son charisme, à son rayonnement renforcé par les symboles visuels et sonores de sa puissance, chargés de pouvoirs magiques.

Le pouvoir lui-même s'est historiquement déplacé, créant de nouveaux centres. C'est ce phénomène qui a limité l'étendue de chacun des
royaumes concentriques et qui a entraîné la disparition de certains, englobés dans le rayonnement d'un nouveau centre-sommet.
Ainsi l'empire de Majapahit (XIIIème-XVème siècle) n'avait qu'un petit centre (à Java-Est) mais son rayonnement s'étendait au-delà des limites actuelles de l'archipel. Ce rayonnement a eu une importance culturelle majeure pour la diffusion musicale (percussions de bronze et littérature chantée). Le déplacement de l'élite hindouiste de Java-Est vers Bali après l'islamisation de Java a fait de Bali un conservatoire de la civilisation hindou-javanaise.

Les
royaumes concentriques n'avaient pas d'autres frontières que les limites du rayonnement du souverain, rayonnement en diminution graduelle loin de sa personne, comme une vibration.
Les pièces musicales elles-aussi n'ont guère de frontières, en ce qu'elles n'ont pas une durée définie. L'attraction exercée par le gong dépend elle-même de l'extension donnée à son "royaume"/cycle gongan.
[A2.6.d effets musicaux de la contraction et de l'expansion]

PRINCIPES CONCENTRIQUES GÉNÉRAUX
La musique, royaume concentrique
 
Forme concentrique

La forme des
instruments à bosse centrale (gongs de toutes tailles) est, d'après les Javanais, une déclinaison du thème du centre rayonnant et fertile, créateur. La bosse frappée est le point d'origine, le nombril (puser, nombril, axe) du rayonnement des vibrations en ondes concentriques; elle est comparée aussi au sexe qui donne la vie (lingga), ou au mamelon.


Pancer symboliques

Selon Bambang Yudayana (Gamelan Jawa, Pt Karya Unipress, en indonésien), non seulement la forme des gongs, mais aussi leur suspension verticale ou horizontale figure le symbolisme omniprésent du pancer : la projection (pancer) symétrique depuis un point central (puser).
Pancer, panjer, pancar, pancor, pancur : tous ces termes proches relient les notions de jaillissement, rayonnement, pilier, pivot.
Projection (d'un rayonnement lumineux, d'une douche de liquide...), suspension, support central (comme un pied de camèra), le pancer (de panca = 5), dessine un tripode ou un quadripode, une pyramide ou un triangle : le
tumpang, forme de la montagne. Bambang Yudayana emprunte ses exemples à l'architecture, à la stratification sociale, à la hiérarchie des valeurs, etc.





Forme pyramidale (tumpang, pancer) des instruments à bosse centrale
(gongs au sens organologique)


Forme concentrique des gongs horizontaux et de leur suspension, associée aux symboles de l'univers.


Suspension des gongs horizontaux dans un cadre.
Le croisement des cordes doit être à l'aplomb du point de frappe : la bosse / le mamelon / le bulbe / le Centre. Pour les Javanais, l'ensemble est symbolique.

Symboles fondamentaux du monde, dans les traditions anciennes en Inde et ailleurs (d'après René Guenon) :

a

la circonférence autour du centre, son axe.

b

la circonférence et les diamètres, rayonnement du centre donnant tous les points cardinaux.

c

comme b, avec des rayons marquant les points cardinaux intermédiaires.

d

le svastika, roue de fortune qui y ajoute le mouvement, le temps cyclique, la vie.
 
Le centre, Axe du monde, représente l'Unité primordiale et finale; géométriquement, c'est le milieu qui perdure même quand il a créé la circonférence / le monde; c'est le "1" qui génère les autres nombres. Les symbolismes géométriques et arithmétiques sont analogiques.


Toitures traditionnelles
Elles sont concentriques, le nombre de strates est variable. Un objet symbolique coiffe souvent le faîte.



Toit de forme Daragepak


(Java Centre)
---------------Toit de forme Joglo (Java Centre)



Suspension trapézoïdale des gongs verticaux,
une des formes de pancer.
 

Les représentations multi-sémantiques - de la quintessence, de la fertilité, de la multiplication, des échanges hiérarchiques, de la transmission, de l'Union de la diversité, de la transcendance - telles que le pancer, le tumpang ou
l'arbre-montagne trouvent des applications culturelles et esthétiques multiples, en mise en abîme d'échelles macro- et microcosmiques. [A2.3.e : deux visions contrastées]
"Rois de la montagne", les souverains des royaumes concentriques sont eux-même des tumpang.

Bâtiment concentrique, exemple javanais. Depuis le faîte, coiffé souvent d'une couronne royale, la charpente rayonne aux points cardinaux, où se trouvent les piliers principaux.
Architecture traditionnelle concentrique, avec strates de toits, strates de terrasses, pilliers et poutres; pas de murs.
Bâtiment de réception du palais de Surakarta, vu de face (schéma de Bambang Yudayana)
 

 
  Trimurti, trilogie des grandes divinités de l'hindouisme.
Le shivaïsme domine Bali; dans l'hindouisme javanais, Siwa et Wisnu étaient quasiment à égalité.

 


Trilogie de Siwa, en relation au soleil
(d'après le manuscrit Prakempa présenté par Dr I Made Bandem)

 


La Quintessence
des éléments de l'univers

L'humain (centre) et ses 4 frères originels
placenta, cordon ombilical, eaux, sang.

 

Pancer musicaux et géométrie ornementale

Dans la musique, le terme de
pancer apparaît à Java et Sunda, avec des sens approchants. Qu'elle soit explicite ou implicite, la notion de pivot, centre rayonnant, point cardinal est proprement "centrale".
A Sunda, le terme de pancer nomme un positionnement de pivot dans le cycle, au 2e ou 3e niveau de subdivision (kenong est le 1er niveau, point médian), auquel on attribuera un degré mélodique constant. A Java, ce positionnement est appelé sélèh, qui signifie aussi "rayonnant".
A Java, pancer désigne un degré mélodique qui vient se placer entre chacune des notes de la mélodie d'origine, dont la ligne semble alors effectivement "suspendue" par des petits clous réguliers et prend la forme d'une guirlande ou d'une frise de triangles.
A Bali, une frise sonore en forme de losanges est réalisée avec ce qui sur un piano serait do/sol-mi-fa-do/sol-mi-fa-do/sol-mi-fa, etc. (do/sol simultanés).
[le hoquetA1.2]
[
Baris A2.6.b : formes concentriques à mélodie]
le motif des crapauds, utilisé mélodiquement, part du même principe, en dessinant des triangles séparés par une unité (un silence ou une note extérieure au motif) [Voir ci-dessous, Symétries dans une ligne mélodique et le ladrang A2.6.b : formes concentriques à mélodie]


Dans tous les cas, la géométrie peut être ressentie ou visualisée par le geste instrumental.

L'ornementation des bâtiments est réalisée à l'aide de motifs géométriques, en frises sculptées ou sur bandes de tissu, autour du bord des toits et autour des piliers ou encore par la suspension de motifs tressés en feuilles de cocotiers.
 

Frise ornementale (Bali)
Le rythme des symétries visuelles est créé de la même manière que dans la musique, avec les entités impaires munies d'un centre mis en valeur et avec les intercalations d'unités ou de motifs dans les vides entre ces entités. D'une manière générale, les étapes de l'élaboration de l'ornementation sculptée sont comparables à l'élaboration musicale réalisée depuis la colotomie (forme géométrique de base) à travers les strates mélodiques dont la complexité croit vers l'aigu. Voir le système sundanais ci-dessous pour constater que jusqu'à l'intérieur d'une partie mélodique, la réalisation peut-être plus ou moins fouillée.
 

Pyramide, arborescence : arbre-montagne

Mettant en proportion fréquence de frappe et tessiture, l'étagement des parties instrumentales du grave à l'aigu reconstitue des formes fondamentales :

1

avec la tête/le gong au sommet, une pyramide (tumpang) ou montagne (gunungan), ou encore une superposition de pagodes (méru, tumpang), en évasement binaire vers l'aigu;
- les toitures tuilées sont également concentriques, avec une tuile faîtière de forme symbolique, par exemple une couronne royale, un cili (gerbe de riz anthropomorphe), une cloche ou une coiffe de grand-prêtre...;
- les toitures de chaume sont souvent en pagodes.

2

avec la tête/le gong en bas, un arbre (kayon), par la ramification opérée de strate en strate;
- à Bali, l'arbre est une métaphore courante pour la musique;
- à Java, les motifs ornementaux en arabesques mélodiques sont appelés "fleur";
- vues d'en-dessous, les charpentes des grandes toitures se ramifient au niveau des piliers des angles.


1

Comme ceux des frises ornementales, les symboles concentriques - formes étoilées ou motifs floraux concentriques et binaires (subdivisés en entités ternaires à centre) - ont un "rythme" visuel comparable à celui des pièces musicales pour gamelan. Dans la plupart des civilisations, les formes concentriques sont symboliques de l'univers, du temps cyclique et de la divinité suprême, centre rayonnant aux qualités solaires.

Symboles et motifs concentriques, roues et fleurs

1

Lotus (padma) : siège de Siwa, du dieu Suprême, placé au point cardinal central et originel dans le système symbolique. La forme des pétales est différente aux points cardinaux et aux intermédiaires, de même que les timbres y sont différents dans la colotomie.
Au centre du lotus à 8 pétales se trouve le Om, son principiel, complet. Les 8 pétales symbolisent les 8 qualités divines que le souverain ou le chef doit posséder.

2

2 Les symboles de l'univers et du soleil donnent les diverses représentations du cakra 3



3


4



3 Cakra : arme du dieu Wisnu (Vishnou). Le cakra est associé à la lettre/au son guung cakra, guung étant interprété comme gunung, "montagne", mais encore plus proche de goong, gong, en kawi ( ancien javanais, groupe des langues mortes de la littérature et des sciences).
Les roues à carillon - dotées de clochettes de bronze - des églises européennes relèvent, à l'instar du svastika et du cakra, du symbole de l'univers, du temps cyclique et de la roue de fortune. Ce symbole fut réinterprété par le christianisme, avec le Christ chronocrator (Maître du temps), le Christ substitué au soleil (et Noël au solstice d'hiver), le Christ moyeu de la roue, le coeur du Christ, le centre de la croix, la roue de Ste Catherine ou rouet du temps.




4 Motif ornemental
comme dans les autres représentations florales, les pétales forment des entités impaires dotées d'un centre, de même que les symétries musicales construites sur le modèle du "motif des crapauds".
 

Arbre (kayon) et montagne (gunung) sont un seul et même symbole : l'arbre-montagne (gunungan ou kayon) représentant l'univers dans la culture hindou-javanaise et, d'après René Guénon, dans d'autres civilisations. [B3.b : arbre montagne et gong]
L'étymologie populaire associe les mots gong et gunung, le gong et la montagne, donc le gong et l'axe, le souverain, la divinité, la source. La musique de gamelan dresse un arbre-montagne sonore.

PRINCIPES CONCENTRIQUES GÉNÉRAUX
Pivots et symétries
 

Points carrefours, points cruciaux

Les
pivots musicaux sont des points repères dans le temps, points de transition dans le cycle. Ils sont comparables à ces points/moments sur lesquels s'appuie l'organisation du temps dans les différentes civilisations, là où dans notre ciel le mouvement des astres s'inverse : midi, minuit, aube, crépuscule ou encore les solstices de l'année [les cadrans spatio - temporels A2.2.c : Formules colotomiques]

La tradition javano-balinaise considère ces "carrefours" du temps comme des moments particulièrement importants et dangereux, où le dieu-ogre du temps (Batara Kala fils de Siwa), vient sur terre dévorer ses proies, surtout aux carrefours de l'espace. De même en Europe, le rouet symbolisant le temps cyclique, le filage était interdit à ces périodes de transition, notamment aux solstices (devenus Noël et la St Jean).
Les transitions sont tout aussi délicates
dans la vie humaine (naissance, adolescence, décès...)
et dans la matière naturelle, qui est affectée par la fabrication d'un objet manufacturé (par exemple celle d'un instrument de musique).

Elles sont traversées à l'aide de rites "de passage" qui permettent de garder le lien/la vie entre l'ancien et le nouvel état.

On peut parler, pour chacun des points du temps dans la musique de gamelan, de point crucial :
au sens propre issu de "croix",: poteaux indicateurs de carrefour, marquant une rencontre de contraires et une transition [ croix en rotation svastika]
au sens figuré de "fondamental".



Stabilisation ou changement

Musicalement les points pivots, piliers (saka) qui renforcent le milieu/centre des différentes subdivisions de l'espace-temps gongan sont marqués par les timbres de la
colotomie et, parfois, par des degrés mélodiques respectifs (notes de musique).

Ces points cruciaux peuvent être traités mélodiquement de deux manières contrastées :
centre de symétrie
changement d'orientation.

En somme, à ces carrefours, la mélodie peut prendre différents chemins :
le retour en arrière ou mouvement rétrograde, c'est-à-dire une symétrie qui boucle des micro- cycles dans le cycle de gongan et courbe très tôt la mélodie vers le retour à la frappe du gong et à la note de gong.
ou au contraire le changement d'orientation par l'affectation d'un autre degré à un point crucial; le trajet mélodique suivant cette transition peut-être une rotation autour d'un centre déplacé (la "quinte" de la note de gong, par exemple), ou, en contraste, tout à fait linéaire, unidirectionnel [symétries et asymétries mélodiques]



Idéologie de la symétrie et du mouvement rétrograde

Au-delà de leur rôle ornemental, évident dans les représentations visuelles, les
symétries/mouvements régrogrades autour des points cruciaux, des angles du cadre temporel, créent donc deux sortes d'équilibres :
le lien entre passé et futur, l'immobilisation du temps (kala) que le cycle gongan aussi empêche de fuir en avant en le forçant à tourner sur lui-même,
l'équilibre entre les éléments (les dualités comme celle du motif des crapauds et les autres symétries réalisent une balance entre deux timbres ou deux degrés).


Ces équilibres sont recherchés d'une manière générale par la culture traditionnelle :
l'élite au pouvoir, contre l'idée de progrès, veut imposer sa domination comme étant un ordre modèle, permanent;
on croit à la balance des contraires comme conditionnant le maintien de la vie.


Il existe même, à Bali, Java et Sunda, au moyen du théâtre de marionnettes Wayang, un rite pour piéger Batara Kala, le dieu du temps. Piéger le démon, mais pas le supprimer : la dualité, le système binaire, crée l'énergie vitale, comme le positif et le négatif dans le courant électrique.


Evolution de l'idéologie et de la construction mélodique

L'idéologie d'équilibre et de non-évolution par la ré-volution (rotation) explique probablement la fréquence des formes hyper-cycliques, à symétries mélodiques/mouvements rétrogrades dans les musiques anciennes pour gamelan issues de cette culture hindou-javano-balinaise, en contraste avec les musiques plus linéaires de la culture villageoise autochone.
Dans la nouvelle vision de la musique assortie aux notions de progrès et de transcendance, les mêmes points du temps ne sont plus vus comme des milieux et des
pivots, mais comme des étapes sur un chemin linéaire vers le gong final.[A2.3.b : Deux visions contrastées]. A Java, la théorie actuelle considère par exemple que les mouvements mélodiques conduisent en ligne (plus ou moins droite) aux points sélèh et non que ces sélèh en sont des centres.

Dans l'hindouisme (qui perdure à Bali), le dieu suprême, en tant que Siwa Rayonnant (Siwa Raditya), au centre, est simultanément le début, le milieu et la fin, car le rayonnement de l'Un est le principe permanent. On prie aux trois transitions de l'espace-temps diurne (Trisandhya: "trois transitions") : levant, midi, couchant.
En revanche les musulmans, à Java, prient seulement face à l'Ouest, direction de la Mecque pour eux, mais aussi direction du couchant ou "fin" du soleil. En se déplaçant vers l'Ouest, le centre spirituel s'est donc déplacé vers cette fin, dans la conception et dans les symboles de transcendance - de même que le gong dans la musique de gamelan est vu seulement comme finale et qu'il n'est plus frappé qu'en clôture de cérémonie.


Caractère des mélodies

Alors que les formules colotomiques différencient les formes, les mélodies différencient les pièces musicales au sein d'une forme. Le choix des degrés placés aux points pivots est déterminant pour le caractère d'une mélodie.
Au-delà de l'aspect sonore, il peut y avoir parfois symbolisme, puisque le système symbolique met en correspondance chaque "note de musique" avec d'autres éléments de l'univers.
[l'hypothèse concernant Ricik-ricik, "percussion de la pluie"A2.6.b : formes concentriques à mélodies]
Dans le théâtre d'ombres
Wayang Kulit, trois modes mélodiques sont respectivement associés aux trois étapes de la nuit de représentation correspondant à trois étapes de la la narration d'une bataille contre les forces obscures. Les degrés principaux de ces modes, le trajet que fait la succession de ces modes sur le système de correspondances mancapat semblent corroborer l'hypothèse du symbolisme et de l'efficacité magique..


Exemple formel: le système sundanais

A Sunda, le principe est explicite : le vocabulaire musical nomme les pivots.
La mélodie, et par conséquent la pièce musicale, est définie par son orientation générale, laquelle est donnée par les notes choisies pour les points cruciaux gong et axe médian (kenong). Ailleurs, des variations assez considérables sont autorisées, au point que le néophyte ait l'impression d'entendre deux pièces musicales différentes, alors qu'il s'agit bien de deux arrangements de la même pièce dès lors que les points cruciaux sont identiques.

 



Nom des points cruciaux/pivots dans le système sundanais
Adapté d'après les travaux de Simon Cook (Londres)

Découpage du cycle et ses divers arrangements mélodiques symétriques. Le carillon grave jengglong donne une version schématique et épurée de la mélodie qui est jouée par le carillon bonang.



Différentes réalisations au carillon grave jengglong

pour la même pièce musicale "Kulu Kulu Bem"
qui a comme orientation générale :



a | la note de gong et la note de kenong sont reprises



b | le pancer a sa propre note. Motif des crapauds étendu



c | avec ajout d'une note au pangaget, motif des crapauds ajouté à un niveau de subdivision inférieur



d | notes du gong et du kenong reprises; la note de pancer de la version c est ici en place de pangaget



e et f | notes de gong et de kenong reprises, le "motif des crapauds" en f est en mouvement contraire de celui de e

 

Symétries dans une partie mélodique

Mélodiquement, le même ordonnancement est réalisé que dans un bâtiment, dont les poutres et les piliers sont identiques aux points symétriques, pour des raisons d'équilibre physique et visuel.

REMARQUE : exceptionnellement, les degrés sont parfois notés ci-dessous comme des "hauteurs" en imitation du système occidental, bien que ce ne soit pas culturellement juste, car l'aigu n'est pas considéré plus "haut", mais plus "petit", tandis que le grave, de part sa valeur symbolique, est plus élevé.





Solmisation
balinaise





_

Exemple Balinais : ensemble Angklung
Pièce funéraire "Pemungkah", visualisée de différentes manières
Musique répétitive, totalement symétrique, donc en mouvements rétrogrades incessants, comme le sont bon nombre de musiques rituelles. Plusieurs interprétations visuelles en sont données ci-dessous.


Timbres de la colotomie marquant le cadre temporel
- Pur : kempur dans une fonction de gong;
- Pli : kempli dans une fonction comparable à celle des kenong javanais et jengglong sundanais;
- nang: kelenang, aigu, généralement joué, comme ici, "en levée, comparable à un kempyang javanais.

Dans le système symbolique :
dèng Note du nord-ouest
dung Note du nord-est
dang Note du sud-est
ding Note du sud-ouest



1ère visualisation
motif "des crapauds" entre les notes de l'axe mélodique, lequel est défini par la note en kempul ° et la note au point médian °.



etc. répétitions ad libitum

 

2ème visualisation
symétrie générale autour du point médian, c'est-à-dire mouvement rétrograde à partir de ce point.

 

3ème visualisation
distribution des notes à des points cruciaux respectifs dans le cycle

(vocabulaire des positionnements emprunté au système sundanais, syllabes de la solmisation balinaise, couleurs de notes du système symbolique).
dang : au point originel et final gong (ici un kempur)
dèng : au point kenong, médian
ding : au point pancer, "suspension", "rayonnant"
dung : au point pangaget, "sursaut"
 

4ème visualisation
rayonnement du point cardinal kempur, ou de la même façon du point cardinal médian


 

5ème visualisation
rotation des notes avec le svastika


 

6ème visualisation
pyramide (tumpang), "douche" (pancer) par rayonnement du centre-sommet, la note de "gong" (ici kempur).

   
_

Lancaran "Ricik-ricik", Java Centre
noté ici en échelle sléndro, mais il est aussi joué en pélog

Les symétries/mouvements rétrogrades sont courants dans les pièces classiques de forme Lancaran. Dans le Lancaran Ricik-ricik, la mélodie court sur 4 cycles de gong (gongan), avec deux sections dont la seconde est en mouvement contraire par rapport à la première et oriente la mélodie vers un nouveau centre : la "quinte" (kempyung) de la note de gong.

REMARQUE : la note de la fin de chaque section est notée à nouveau au début de la suivante, afin de reconstituer l'entité impaire qui possède un milieu et révèle les symétries.


1ère section mélodique
un gongan, répété deux fois.


 
2ème section mélodique
un gongan, répété deux fois.
Déplacement du centre par changement du degré mélodique en positionnement sélèh, "rayonnant" (équivalent aux points kenong et pancer sundanais), rotations autour de la quinte.

Contour mélodique général :
de gong à axe , puis de à , toujours avec les notes de passage et
 
 

Symétries et asymétries dans une mélodie

Les symétries dans la ligne mélodique sont particulièrement fréquentes et issues du principe d'origine d'association d'une note de musique à un
positionnement récurrent dans le cycle [A2.6.a : anciennes musiques rituelles]
La majorité de ces symétries, si l'on représente les notes verticalement, comme des hauteurs de son, produisent des motifs crantés, et gestuellement, font faire des aller-retours sur un clavier.
Mais d'autres symétries, en mouvements rétrogrades ou non, contraires ou non, sont en mouvement droit (vers l'aigu ou vers le grave).
Enfin, les
asymétries dans une ligne mélodique sont encore plus fréquentes. Certaines sont en fait destinées à ménager un équilibre entre les strates, ailleurs que dans la ligne mélodique. Mais d'autres asymétries, servant un discours mélodique et non une construction, caractérisent les mélodies venues du chant dans des répertoires non moins anciens que le gamelan et apparaissent de plus en plus souvent au fur et à mesure de l'évolution historique de la musique. Les "cadences finales" linéaires sont légion.



Ladrang "Gangsaran"
- Yogyakarta (Java Centre)

Symétries et asymétries dans la mélodie d'un Ladrang javanais, au niveau des claviers de lames les plus graves. Voir dans le schéma suivant, un exemple de la texture globale du Ladrang, comment la symétrie est reproduite de strate en strate.

il est ici noté aux couleurs de l'échelle pélog,
mais il peut aussi être joué en échelle sléndro.
Lire une ligne après l'autre; le kenong médian entre parenthèses n'est pas rejoué.




 
 

Symétries dans la texture

L'équilibre dans la dimension verticale - la texture, constituée par les strates - peut être très complexe. Les symétries les plus évidentes sont réalisées à l'aide du
motif "des crapauds", applicable à la mélodie comme à la colotomie.



Ladrang Pangkur (Java-Centre)

Exemple javanais de forme Ladrang, mélodie Pangkur (titre d'un haut fonctionnaire du royaume). Au contraire de la forme Lancaran qui semble "tirer vers l'avant", la forme Ladrang donne l'impression d'une musique très assise; le temps y est figé par une grande quantité de symétries pratiquées avec le motif des crapauds en arborescence; seules les formules plus linéaires menant aux points cruciaux comme les kenong, l'axe médian et le gong final permettent d'échapper à l'immobilisation du temps.[Voir aussi la notation concentrique de cette pièce dans A2.6 Formes concentriques à mélodie]

Exemple de forme où la symétrie dans la texture est fréquente, au moyen d'une arborescence du motif "des crapauds".

Timbres de la colotomie
G, gong : gong
P, pul : kempul
N, nong : kenong
T, tuk : ketuk
p, pyang : kempyang

La mélodie court sur un seul cycle de gong (gongan).
Le contour mélodique général de la pièce est

Sur le cycle entier, le motif des crapauds apparaît aussi aux premiers niveaux des subdivisions, avec Tuk Nong Tuk et Tuk Pul Tuk.

Notation du premier kenongan du cycle, ou premier quart de la mélodie,
avec pour contour :
 


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