UNE HARMONIE UNIVERSELLE
Une culture savante, holiste et élitiste
 

Science et magie des proportions

Les principes fondamentaux mis en évidence ci-dessus rattachent la musique de gamelan aux sciences exactes et à leurs applications à d'autres domaines que le son. Mais la distinction entre sciences exactes et humaines, abstraites et appliquées, normales et paranormales, n'existe pas dans un monde où tout est sacré, car tout est manifestation divine. L'astronome est astrologue, le bâtisseur expert en ésotérisme, le prêtre potentiellement professeur de sorcellerie.
La science, au sens que lui donne la tradition, accorde aux proportions une efficacité magique, dangereuse en cas d'erreur ou de distorsion volontaire. A Bali, de nos jou
rs encore, si des troubles affectent une famille, les proportions de chaque bâtiment de l'habitation sont examinées, leur nombre de piliers et de terrasses, toutes choses qui doivent être en accord avec le statut social du propriétaire (sa "caste").
Avec des enjeux de cette espèce, les proportions de musiques elles aussi faites de "piliers" (colotomie, pivots) et "terrasses" (strates de tessitures), et dont la première fonction a été religieuse, ne devaient pas en rester au plaisant ou au spontané - la spontanéité étant d'ailleurs un vilain défaut dans cette culture du contrôle général.
Les jeux de symétrie q
ue l'on trouve dans certaines pièces musicales sont identiques à ceux qui sont employés dans l'ornementation des bâtiments (sculpture peinte), laquelle peut n'avoir qu'une fonction décorative; mais dans bien des cas cette ornementation n'est pas exempte de symbolisme
[
A2.5 : principes concentriques généraux]


Savant, sacré, secret

Rien n'échappe au champ de la religion, qui "relie" entre eux tous les éléments. Mais la connaissance de ces liens, cachés par la diversité des apparences (Maya) du monde concret, n'est pas donnée à tous. L'élite, principalement une élite de sang, s'est efforcée de se réserver le savoir, source de pouvoirs, et les deux moyens d'y accéder :
la connaissance de textes écrits dans des langues mortes,
l'ascèse, le yoga récompensé par des dons divins.

Un manuscrit sur feuille de palmier est un trésor sacré, jalousement gardé. De nos jours encore, à Bali, pratiquer le yoga, pénétrer seul dans la jungle sont des attitudes conduisant souvent à être suspecté de sorcellerie et combattu par les sorciers concurrents. A Java, où un islam marqué de soufisme s'est répandu, la méditation est maintenant ouvertement et largement prisée, mais plus volontiers pratiquée en groupe, notamment par des communautés d'artistes.

Symboles du pouvoir central

S'ils s'avèrent proches des découvertes de la science moderne, les principes concentriques avaient dans les royaumes concentriques indianisés une autre fonction. La symbolique du
rayonnement astral ou de l'arbre-montagne appuyait l'idéologie de l'élite : une idéologie qui concentrait le pouvoir dans un être unique, le souverain, incarnation (au sens propre) du pouvoir divin.

L'apparat royal et le rituel officiel étaient la mise en scène de la cosmologie légitimant cette centralisation du pouvoir - une mise en scène socialement mais aussi magiquement efficace, selon une croyance qui perdure.

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Structure commune concentrique
 



















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Dans le contexte le plus traditionnel de la musique de gamelan, idéalement dans son premier contexte, un rituel dans un palais, on se trouve pris dans un emboîtement de poupées russes de formes concentriques, pyramidales, cycliques autour d'un centre rayonnant, formes équivalentes entre elles, présentes dans toutes les dimensions :

vibration sonore en expansion concentrique à partir du point de frappe


forme des instruments à bosse centrale


martèlement concentrique des forgerons sur la surface de ces instruments, quand ils les ont fabriqués


forme pyramidale ou concentrique de nombreuses offrandes, offertes pendant la fabrication du gong et avant chaque utilisation, et surtout liées au rituel en cours


forme des musiques rituelles pour gamelan, concentriques, arborescentes et en giration


forme concentrique des bâtiments, à faîte central, quatre côtés, piliers et souvent terrasses concentriques; l'assemblée est placée du centre à la périphérie selon la hiérarchie de noblesse


stratification (autrefois hindou-javanaise, inspirée des castes indiennes, et pérenne à Bali), de la société pyramidale, autour d'un souverain reconnu comme axe de l'univers, pivot du monde


urbanisme de la cité (ou même des villages, à Bali) autour du palais, centre cosmologique, politique et spirituel, placé au carrefour des axes de communication venus des quatre points cardinaux


forme concentrique de l'environnement dominé par un volcan, pivot symbolique de l'univers, avec, sur ses pentes, les rizières en terrasses concentriques, alimentées par un réseau de canaux en arborescence et rendues fertiles par la lave coulée sur les pentes du volcan


ramification, à Bali, des temples de lignage depuis le temple central sur le grand volcan, en parallèle, pour la fécondité humaine, de l'arborescence de temples dédiés à la fertilité agricole sur les canaux d'irrigation


forme du cosmos gravitant autour du soleil rayonnant


forme de l'univers selon une cosmogonie hindoue : en expansion à partir de l'explosion d'un unique point rayonnant (Dieu Suprême concentré dans son yoga), il est destiné à s'y concentrer à nouveau; par le pouvoir d'anéantissement de Siwa, le point d'origine est aussi le point ultime


enchaînement des causes et des conséquences, qui produit la loi du karma, la destinée méritée, que chaque être (pas seulement humain) porte à sa naissance et oriente avec ses actes


renouvellement cyclique des âmes - dont le réservoir est situé au-dessus des volcans (royaume des ancêtres et des divinités) - par la réincarnation des âmes encore impures, tandis que les âmes purifiées vont se fondre dans le "Un" indifférencié.

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Un principe d'action
 














Cette vision d'un univers semblable dans toutes ses manifestations et la volonté d'en reproduire le modèle fondamental dans les productions humaines est très caractéristique de la conception fondamentale, en Asie Orientale, de l'identité intrinsèque entre macrocosme et microcosme, de l'infiniment petit à l'infiniment grand.

Schématiquement : Tout est en Un. La diversité est contenue à la fois dans le Un originel et dans chacun des éléments de cette diversité, selon le principe d'immanence.



Cette conception incite les humains
à respecter, pour la sauvegarde du monde, l'harmonie supposée universelle, toute action à la petite échelle humaine ayant des conséquences à la grande échelle cosmique... et inversement, bien sûr,
et à agir magiquement sur les différentes échelles de la création, de l'individu jusqu'au cosmos, à l'aide de symboles dont chacun est un assemblage particulier des éléments fondamentaux de l'univers.

Préoccupés d'abord de phénomènes vitaux tels que le retour du jour après la nuit, ou pire, après une éclipse, les humains veulent agir en leur propre intérêt, avec l'aide de la magie,
sur le temps qui passe -un dieu-ogre, Batara Kala, que la tradition (calendrier-emploi du temps, rituels cycliques...) prend au piège, oblige à tourner en cycles,
sur le temps qu'il fait - une des préoccupations traitées avec le son et peut-être même avec la musique,
sur l'ordre social, sur la prospérité économique, ou sur leur voisin...


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Système symbolique
 

Offrande musicale

Le symbolisme "saute aux yeux" dans les réalisations visuelles (offrandes matérielles, costumes, marionnettes, peintures, sculptures, etc.) et architecturales; il a déjà fait l'objet de nombreux ouvrages. Il ne saute pas si aisément "aux oreilles" dans la musique.
Pourtant la musique - musique sacrée à l'origine -, offrande parmi toutes les offrandes, doit participer logiquement des mêmes principes d'harmonie universelle, qui devraient lui conférer les mêmes pouvoirs surnaturels : "offrande musicale" et "alchimie des sons" pourraient être prises au sens propre.
Un exemple : les formules magiques contre la pluie - l'efficacité de ces rituels est étonnante - contiennent des éléments qui par ailleurs appartiennent aussi au langage musical. Tenir compte de ces symboles, sans se lancer dans la magie, peut être une clé pour décrypter certaines musiques et comprendre les principes fondamentaux de la construction sonore.
Quelques compositeurs contemporains indonésiens font d'ailleurs encore usage de ce symbolisme.

Le puzzle du sacré

Les ouvrages de la plupart des musicologues indonésiens ne manquent pas de citer les offrandes matérielles associées à la musique et le détail des rituels, ni de parler de certaines correspondances symboliques, et de philosophie.
Un Occidental n'est pas toujours préparé à comprendre que ces assertions extra-musicales sont souvent plus fondées qu'elles n'en ont l'air. Là encore, certaines clés d'interprétation trouvées dans la culture sont nécessaires. Un puzzle se met alors en place pièce par pièce, du centre aux points cardinaux, un puzzle aux dimensions de l'univers, le puzzle du sacré hind
ou-javanais.
 
Le système de correspondances symbolique

Ce système est d'origine autochtone, mais porteur d'éléments hindo-bouddhiques. Il est probablement le principal outil des réalisations symboliques et supposées magiquement efficaces.
Décrivant l'harmonie universelle,

il est en forme de mandala,
il est nommé :
mancapat, "5 en 4" ou plus précisément "4 assemblés en un 5ème supérieur" = quintessence (panca= 5, comme penta, papat= 4), à Java,
pangider buwana, "le tour de l'univers par les points cardinaux", à Bali,
il associe à l'espace en 11 directions formant la sphère - le centre (premier point cardinal, i.e. pivot), le haut, le bas, et la Rose des vents (4 points cardinaux et 4 intermédiaires) :
les divinités de l'hindouisme local, avec l'alliage Siwa- Buda (Bouddha) au centre,
les pouvoirs respectifs de ces divinités,
des séries de points du corps humain, à différentes échelles,
des métaux (purs sur la circonférence, alliage du bronze au centre),
des liquides (eau bouillante, café, au centre),
des couleurs (alliage de couleurs pancawarna, au centre),
des moments du cycle journalier,
les jours de différents cycles du calendrier Pewukon,
certains astres, semble-t-il,
des sons (écrits en sanscrit, langue sacrée indienne),
des lettres sanscrites,
les 5 voyelles javanaises (et balinaises) I O E U A,
la météorologie,
etc...


ET, tel qu'on le trouve encore à Bali (3 textes sur feuilles de palmier, en javanais ancien, étudiés à l'Académie Nationale de danse et de musique et publiés en lettres latines)
... -
les notes de musique des échelles pélog et sléndro pentatoniques (avec le son "ong", équivalent au"Om" indien, au centre - donc "son du bronze" par excellence) : elles sont désignées par les voyelles I O E A U , selon l'usage de solmisation qui règne encore à Bali (ding dong dèng dung dang, ou nding ndong ndèng, ou ning nong nèng, nir nur nèr ou ninonè, selon le timbre de l'instrument imité et la vitesse).

OPTIONS DE NOTATION MUSICALE

1/Dans cette acception, et à l'instar des temps de la musique, les notes de musique ne sont pas, ou pas d'abord, une série ordinale, hiérarchisée. Chaque note est individualisée, possède son propre caractère et son positionnement "géographique" cardinal, comme les jours du calendrier Pewukon et tous les éléments du système.
2/Différents ordonnancements sont toutefois possibles, et cela semble être le cas, du fait que les degrés sont nommés, entre autres, par des points du corps, à Bali, Java et Sunda. I O E A U est en ordre du grave à l'aigu. [Pour le pélog heptatonique et son symbolisme, voir en B 2 -C Exemple balinais]
3/L'association couleurs-notes de musique donnée dans ce mandala des symboles a été imitée ici dans les notations et le gamelan mécanique.
4/On peut parler vraiment de notes de musique, puisqu'à Bali sont conservées de très anciennes notations de musique sacrée, avec des voyelles, et que ces voyelles de solmisation sont encore en cours.
5/ Il aurait été possible d'utiliser ici pour la mélodie une notation chiffrée des degrés, mais il aurait fallu l'inventer (sans la pertinence culturelle qu'ont les couleurs), car les notations chiffrées utilisées dans les conservatoires indonésiens sont diverses, parfois inverses, et sans grande cohérence avec les degrés.

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Deux visions contrastées
 
Changement historique

La cohérence de cet univers des royaumes concentriques n'est pas connue de tous, même en Indonésie, car elle appartient au passé et n'est aisément perceptible qu'à Bali, conservatoire de la culture hindou-javanaise.
La société a changé depuis le XVIème siècle, à Java surtout, avec l'ouverture au monde, aux idées occidentales, puis au modernisme. Cette ouverture s'est faite par l'intermédiaire du commerce maritime international. En même temps qu'à l'islamisation de Java (par l'Inde et la Chine), elle a finalement conduit à des siècles de colonisation hollandaise, avant l'indépendance de la République d'Indonésie (1945).

Apport de nouvelles conceptions

L'idéologie centralisatrice des royaumes indianisés a cédé du terrain à une autre, finalement plus proche, sous certains aspects, de ce qu'étaient les valeurs villageoises autochtones [A1 ]
Les conceptions métaphysiques, philosophiques, sociales et éthiques se sont modifiées sous l'influence de nouveaux apports occidentaux (l'islam étant occidental, relativement à l'Asie du Sud-Est):
 

 









Nouvelle vision
Ancienne vision des royaumes concentriques indianisés
idéologie d'un constant progrès social et humain
maintien de valeurs considérées comme naturelles, comme la hiérarchie héréditaire
notion d'ego, prise en compte de la personne
individu limité au statut de membre du corps social, humain comme simple élément de la nature, et non-permanence de la personne à travers ses diverses réincarnations
union à Dieu et paradis comme récompenses ultimes, au bout d'une seule vie
accumulation d'un karma au cours de réincarnations cycliques au purgatoire terrestre
foi en des valeurs absolues du Bien et du Mal, opposition entre Dieu et démon
croyance en une vie conditionnée par l'équilibre de forces contraires, où tout est sacré
transcendance divine
immanence divine
réseaux de relations individuelles (comme dans le commerce)
relations entre centre de pouvoir et périphérie productive, en mouvements centripètes et centrifuges
démocratisation
hiérarchie centralisante et héréditaire
vertu de la prière
efficacité des offrandes et sacrifices pour nourrir équitablement les forces contraires, magie des symboles agissant sur l'ordre universel








Contraste des visions
dans l'évolution socio-religieuse historique

La quintessence, forme du pancer : sedulur papat lima pancer
(4 assemblés en un 5 supérieur), selon deux interprétations.




1

L'immanence

(religions hindou-bouddhiques, royaumes concentriques asiatiques, idéologie centripète, temps cyclique.) Elle est omnidirectionnelle :


L'Un =Tout, axe de l'univers (à la fois sommet, centre, origine, milieu et fin), absence de temps
:
le Dieu Suprême (alliage des pouvoirs divins), le principe cyclique, l'alliage bronze, l'alliage de couleurs, l'alliage de sons (Om, gong), etc...

 



Le pendant terrestre du Un, centre, axe du monde concret
: souverain de droit divin, prince du sang, montagne, source, etc...
 

L'Un contenu dans le divers :
monde terrestre des apparences (Maya) et du temps qui passe, individus







2

La transcendance

(religions occidentales - dont l'islam, société moderne, idéologie de progrès, temps linéaire.)
Elle est unidirectionnelle :


L'Un, la fin, le but : le Dieu Unique et le souverain (Gung Binatara), la mort, la fin du monde, le paradis, le gong (considéré seulement comme finale), etc.

 



chef élu par la société
 

individus




3

Structure sociale hiérarchisée
sous les deux religions.


haut


Gung Binatara (roi), religieux et lettrés

milieu



aristocrates fonctionnaires du royaume

bas



peuple producteur

Conséquences sur la vision de la musique

Ce changement a sans doute influé à la fois sur l'évolution musicale, sur la théorie musicale moderne et sur l'enseignement académique. Bien que la structure musicale fondamentale perdure
A2.2 : description générale, les mêmes phénomènes sont décrits différemment par un vocabulaire en accord avec la nouvelle vision.
L'accent est mis, comme dans la musique occidentale,
sur le linéaire orienté vers la fin :
- gong considéré uniquement comme finale (dans la musique il est toujours sonné aux mêmes moments, mais le premier coup est jugé comme étant la fin de l'introduction buka [A2.2.c : formules de colotomies], et à Java on ne doit plus le sonner qu'en fin de cérémonie officielle),
- colotomie sentie comme simple ponctuation de la mélodie,
- mélodie décrite comme faite de phrases, phrases dont la finale est essentielle,
et sur la diversité mélodique et rythmique,

beaucoup plus que sur les aspects cycliques, concentriques, arborescents.
A moins que ces derniers ne soient trop familiers aux Indonésiens, trop proches pour être nettement vus.
Il faut tenir compte du fait que, suite à l'islamisation, la musique de gamelan sur l'île de Java est devenue une activité de spécialistes souvent professionnalisés, une pratique proprement artistique, moins religieuse, citoyenne et communautaire qu'auparavant. Or, au premier rang de ces professionnels figurent les spécialistes du chant, de la narration (wayang), des instruments individuels, qui justement développent les aspects linéaires et mélodiques
[B : instruments individuels]
Ici nous nous livrons à une tentative d'archéologie musicale, pour dénicher l'ordre originel enfoui.


Syncrétisme javanais et homogénéité balinaise

Les "vrais" javanais, c'est-à-dire kejawèn, comme affirment l'être la plupart des artistes et des aristocrates javanais, portent en eux toutes les strates culturelles historiques : culture autochtone, indianisée, sinisée, islamisée, européanisée et modernisée. Ils cultivent le synchrétisme typiquement javanais dans leur spiritualité très intérieure, dans leur conception du monde, du divin, de la place de l'homme et de l'évolution et en pratiquent la fusion dans leur musique savante.
La "javanité" est hétérogène, "Union de la diversité" (devise nationale), d'où l'impression de flou et de complexité devant ses manifestations esthétiques.

Bali au contraire, fidèle à l'ancienne religion, montre un ordre impressionnant, spectaculairement affiché dans une extraordinaire profusion de rituels communautaires et dans une musique percussive sans voiles, technique, presque robotique.


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