ASPECTS MUSICAUX
Voix et autres instruments mélodiques
 















Spécificités musicales

Certains instruments mélodiques sont fréquemment associés - souvent sur un pied d'égalité - à la voix humaine parlée ou chantée. Avec ou sans la voix, ils sont aussi utilisés en groupe de soliste indépendant ou joints à un gamelan. Ils possèdent des caractéristiques musicales comparables à celles de la voix :
faible volume sonore
ambitus étendu
intonation libre (aptitude à utiliser toutes les échelles et tous les modes, à des hauteurs variées)
pour la voix, la vièle (et, dans une moindre mesure, la flûte), capacité à affiner la précision des intervalles, donc à les varier
souplesse mélodique et rythmique permettant de pratiquer des ornementations subtiles

Le contraste est évident avec les percussions en matériau dur des gamelan.


Instruments mélodiques "doux"

Les instruments appelés "doux" ou raffinés (alus), ici nommés "instruments individuels" sont les suivants :
instruments à son entretenu :  


vièle à deux cordes
  - rebab | 7|13|19|24|
  - à Sunda, tarawangsa, | 15|
 
- flûte à bandeau suling,

| 7|9|13|21|23|


cithares
 
  - siter, | 14|20|
  - celempung (Java), | 13|
  - kacapi (Sunda) . | 21|
     
claviers de lames peu sonores, polyphoniques (joués à deux maillets) de grand ambitus :
 
- métallophone gèndèr
- xylophone gambang

| 5|13|
| 13|24|

Le gamelan ageng javanais, de concert, intègre dans certains répertoires des instruments tels que le rebab, le suling, le celempung, le gèndèr et le gambang, au complet ou non, ainsi que la voix, voix féminine et choeur masculin
| 13|[Photo en Introduction : dualité musicale, côté droit].
Dans le gamelan Sunda
| 24|, la présence du rebab (plus sonore qu'à Java), du suling et du gambang et de la voix est importante.

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SUNDA : Lalayaran - Enregistrement multipiste
interprété par Simon Cook (Londres).
Lalayaran
 
C'est une version pour cithare kacapi et flûte suling de la pièce jouée au gamelan Degung [ notation concentrique de sekar Alit 3Lalayaran2]
[gamelan mécanique].
La cithare obéit au système sundanais et souligne la forme Sekar Alit en respectant les points importants du temps nommés goong, kenong, pancer, comme pour les gamelan.
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Enregistrement sonore sur des instruments du gamelan ageng javanais de la Cité de la musique.
Paris, interprète Dominique Billaud.
irama 1
irama 2
irama 3
irama 4
 
Elaboration par le gèndèr de quatre notes de balungan (ligne de basse), en ratio/irama 1, 2, 3 et 4, c'est-à-dire en expansion
[A2.6.c principes d'expansion et contraction concentriques]
Le balungan est donné en augmentation, chaque fois deux fois plus lent. La ligne principale est à la main gauche, la main droite effectue plutôt un remplissage, d'autant plus fourni que l'expansion est grande. Les procédés sont savants. Le musicien choisit entre plusieurs parcours mélodiques possibles pour la même ligne de basse. Ces parcours convergent avec le balungan et les autres instruments doux sur les points essentiels de la colotomie, les grandes subdivisions du temps.

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Soutien percussif
 






Dans un grand nombre de cas, métrique et/ou rythmique sont assurées par des instruments à percussion. Timbres en matériau dur, ils répondent au concept d'instrument collectif, formant une batterie collective. En peau, les tambours bénéficient d'un statut particulier.


Les timbres

Hormis les tambours, les instruments non mélodiques associés à la narration mise en scène sont, du moins à l'origine, des gongs de petite taille, verticaux et horizontaux, et des percussions archaïques telles que des sortes de cuillères de bronze entrechoquées, un arbre à clochette, des cymbalettes, etc. Dans des ensembles légers et populaires, on trouve des timbres en bambou : lames isolées, tuyaux soufflés, cithare à une corde (guntang)...
Malgré la fréquente absence de grand gong, le terme de colotomie est aussi affecté à la métrique que marquent certains de ces timbres. Il est fait grand usage du
motif des crapauds, qui dynamise grâce à ses effets de rebond.
Ces percussions peuvent aussi sortir de la stricte métrique pour assurer plus librement un soutien dramatique à l'action. Certaines ont également une fonction rythmique parallèle à celle des tambours (cymbalettes, plaquettes de métal, gong kajar...).


Les tambours, un statut à part

Les tambours sont plus autonomes que les éléments de l'instrument collectif gamelan, pour les raisons suivantes.
En tant qu'instruments :
ils sont transportables,
ils peuvent être fabriqués, acquis, indépendamment des percussions en matériau dur de l'instrument collectif,
ils sont accordables (on peut tendre les peaux) et peuvent donc être utilisés avec plusieurs gamelan,
leur apprentissage demande du travail individuel,
il n'est pas totalement dénué d'intérêt d'en jouer seul.

En tant que partie musicale :
ils sont absents de certains instruments collectifs,
dans les plus anciens gamelan consacrés aux musiques rituelles, ils jouent parfois un simple rôle de ponctuation
quand leur rôle est important, c'est celui du chef d'orchestre; les tambourinaires ont généralement avec les gamelan la relation des chefs avec les orchestres : ils sont invités pour diriger dans plusieurs groupes, parfois pour travailler une pièce musicale particulière, servant de diffuseurs ou même d'arrangeur ou compositeur; traditionnellement, ils savent jouer tous les éléments du gamelan et souvent aussi les instruments individuels.

En somme, les joueurs de tambour sont les instrumentistes les plus aguerris et les plus grands connaisseurs des différents répertoires.

Grâce à la possibilité de varier les types de frappes sur les différentes peaux des différents tambours, la rythmique de ces derniers sonne comme une sorte de mélodie de timbres, parfois étroitement associée à la colotomie
[A2.6.b] : notations concentriques de Lancaran et Ladrang, d'autres fois plus indépendante. [gamelan mécanique]

Enregistrement sonore,
par Dominique Billaud, Cité de la musique, Paris.

Vocalisation, avec les onomatopées traditionnelles, d'une partie de tambour ciblon, tambour utilisé avant tout dans la musique de scène (théâtre d'ombres Wayang Kulit, danse et théâtre dansé). Son jeu suit l'action et les danseurs ou les acteurs, avec des rythmes et des combinaisons de timbres complexes.


Dans la musique de scène javanaise, certaines formules de tambours sont très précisément associées à un détail de l'action.

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Exemple balinais
 

Dissociation du chant et de l'instrument

Histoire particulière ou tradition commune originelle ?

A Java et Sunda, la fusion s'est opérée entre poésie et musique instrumentale, entre voix, instruments individuels doux et instrument collectif percussif gamelan.
A Bali, la situation est différente : d'une manière générale, la voix chantée n'est pas associée à la musique instrumentale (sinon comme une narration parallèle) et les instruments doux, de tradition princière et d'origine sans doute javanaise, ont été délaissés avec la démocratisation de ces traditions, survenue comme conséquence de la colonisation hollandaise.

Trois raisons pourraient expliquer cette dissociation :
la littérature classique, venue de Java, était étrangère, dans une langue étrangère, avec des héros étrangers
le fait de traiter musique de percussion et évocation littéraire comme deux ingrédients du sacré, artistiquement indépendants et magiquement complémentaires, correspond peut-être à la tradition ancienne, héritée de Java (comme semble en témoigner la relative dissociation du chant dans les anciennes danses sacrées palatines de Java),
la culture autochtone, villageoise, est ultra-communautaire (danses et instruments y sont collectifs), alors que la pratique individuelle demandée par l'étude de la littérature, du chant et des instruments doux, est exogène, venue de la domination des royaumes concentriques javanais.



Les aventures de Panji, le prince amoureux

Il est un univers littéraire qui reçoit un traitement particulier et qui nous intéresse car il est en lien :
avec l'échelle pélog heptatonique (et les différents modes mélodiques formés sur cette échelle),
avec la direction du tambour mâle (et non femelle),
avec le kempur (= kempul) en place de gong.

Il s'agit du répertoire de musique pure, de danse et de théâtre des palais, qui s'appuie sur la littérature poétique hindou-javanaise tardive, celle des royaumes de Java Est (XIe-XVe siècle). Elle décrit en détail la culture de ces royaumes dont les palais balinais s'affirment les continuateurs et les héritiers directs.

Cette littérature narre les hauts faits de guerre et les tourments amoureux d'un prince modèle, Panji, qui change de nom et d'apparence au cours des nombreux épisodes, tout comme sa fiancée Candra Kirana ("Lune"), qu'il cherche dans chaque épisode.

Le théâtre de cour et ses héritiers

L'écrit et le chant mis à part, le plus ancien véhicule de cette littérature est le théâtre de cour Gambuh
| 7|, avec une musique que les textes ésotériques appellent musique de "l'Amour et la Lune" (Semara Ratih). La musique de Gambuh est encore proche du style javanais : ses tempi sont lents (comme les mouvements de la danse), avec la mélodie aux instruments doux (flûtes et vièle) sur une métrique de petites percussions (batterie collective) qui existent encore à Java et une rythmique de tambours frappés à mains nues.

Suivront les héritiers du Gambuh, les répertoires de "l'Amour" (dieu et terme de Semara) : répertoires classiques dansés sur des arguments littéraires de même origine javanaise et leurs gamelan (au sens large) princiers :
gamelan de "l'Amour allongé" Semar Pegulingan | 8|,
danses de cour de "l'Amour qui s'éveille" Légong,
danse de séduction ou de la sorcière Calonarang de "l'Amour assis" Jogèd Pingitan,
ballet exorciste de "l'Amour debout" Barong.



La trahison musicale des héritiers

Hormis l'opéra dansé Arja, plus tardif, les héritiers de l'Amour ont délaissé beaucoup de traits "javanisants" du Gambuh :
les tempi sont plus rapides,
flûte et vièle deviennent facultatifs ou disparaissent totalement,
les carillons, puis les claviers de lames, s'imposent à leur place, hachant menu les arabesques des instruments à son entretenu, les noyant dans les hoquets virtuoses,
les petites percussions javanaises se font rares,
l'heptatonisme et ses modes mélodiques disparaissent au profit du pentatonisme,
l'usage des modes mélodiques se perd.

Bref, le style villageois, qui domine à Bali, a repris le dessus, avec ses percussions et ses hoquets. L'échelle heptatonique et les
modes mélodiques ne seront conservés que dans quelques ensembles sacrés des anciennes populations autochtones, qui, étrangement, ont été également imprégnés de cette littérature sans qu'aucune forme de théâtre ne s'y établisse | 5| [Anthologie des musiques de Bali, volume III, Buda musiques].

La clochette, les 7 notes, la forge, l'Amour et la Lune

Une constellation d'éléments laisse entrevoir un mystérieux univers, une mystique parallèle à la cosmologie
concentrique des musiques du gong
[A2 : Gamelan au sens restreint].

Mystique et littérature
Dans l'histoire réelle de Java, le royaume de Panji Sepuh, le royaume de Jenggala, perfection terrestre, a disparu, conquis par le voisin et demi-frère du prince. Dans la littérature, Panji erre de royaume en royaume à la recherche de sa fiancée au nom de Lune.
Dans la mystique, le royaume de Panji est le royaume divin, un royaume virtuel auquel le prince reste fidèle comme à sa fiancée, un royaume qu'il emporte, invisible, avec lui, jusqu'outre-mer, dans les pays arabes. Lui qui se déguise sans cesse, Lui majuscule.

Panji, symbole national même en république, n'est pas une simple figure de héros positif. A l'instar des autres souverains hindou-javanais dont il est le prototype est une incarnation de Wisnu, après le Rama mythique du Ramayana (et pour certains, après Jésus Christ et avant un certain président javano-balinais). Pour les mystiques javanais, en terre d'islam, il symbolise le Dieu unique présent sous la diversité des apparences. Son mystère articule la dialectique de l'immanent et de l'émanent.
Ce Dieu quelque peu occidental et son prédécesseur hindou Wisnu, dieu de l'eau et de la pluie, de la fertilité des rizières, du renouvellement cycliques, des incarnations et des amours terrestres, sont plus humains que ne l'est le dieu abstrait, le Dieu-Principe, éternellement tel qu'en lui-même, du Centre Rayonnant. Il est le perpétuel Mouvement du
cycle, qui anime la constellation émanant du Principe du centre, perpétuellement stable.

Il introduit le Temps dans l'Eternité.


Caractéristiques musicales
En regard de qui a été dit de lui précédemment, les spécificités musicales des répertoires servant Panji et cette catégorie de littérature sont intéressantes.
Panji et sa fiancée Lune, ainsi que d'autres héros porteurs de noms de Lune, sont associés
partout à l'échelle pélog (heptatonique)
et, à Bali, au gong kempur/kempul et à la direction du tambour mâle (alors que c'est le femelle qui dirige dans les gamelan à grand gong).

Les mélodies sont plutôt linéaires, même si elles sont répétées en boucle, cycliquement. Les mélodies sont accrocheuses, chantantes. Attachées à des personnages ou des situations, certaines font figure de thèmes. Certains de ces thèmes semblent se retrouver d'une région à l'autre, de Bali à Java Ouest, dans toute l'aire d'influence de l'empire de Majapahit qui succéda à Jenggala.
Un vrai rythme en succession de valeurs inégales anime les mélodies et parties de tambours.
Le style est additif, les choses avancent (mélodies de type majalan), il se "passe" des choses. Certes des évènements répétitifs, mais pas la négation du temps qu'opèrent les mouvements rétrogrades et les cycles emboîtés des musiques à gong.
Dans la littérature, la danse et le théâtre, des conflits et des quêtes semblables se répètent à chaque épisode, cycliquement. Est-ce la raison pour laquelle on parle de "cycle" de Panji ?


Esotérisme : la cloche comme origine
Que disent les textes ésotériques (les manuscrits Aji Gurnita et Prakempa, transcrits en lettres latines, commentés par Dr. I Madé Bandem), ou le peu que nous pouvons saisir de leurs secrets ?
Wisnu, c'est la lettre U, celle aussi de la lune sous son nom de Windu, et celle du
kempul. La fiancée du dieu de l'Amour Semara est Ratih, déesse de la Lune, qui a pour autre nom Candra, comme celle de Panji. Un autre mythe raconte la colère du dieu Siwa contre Semara qui le distrait de ses flèches pendant son yoga et l'exile sur terre avec Ratih. Panji poursuit cette histoire d'amour dans sa quête impossible de Candra Kirana. Il ne peut la rencontrer plus longtemps que le soleil ne doit rencontrer la lune, créant une éclipse, ou que la résonance du kempul doit rencontrer celle du gong.
L'échelle heptatonique du pélog n'est pas explicitée dans le
système de correspondances symbolique. Il place le pélog pentatonique aux points cardinaux, le slèndro tétratonique aux intermédiaires, et le centre (voyelle O, note dong, son Om) commun au pélog et au slèndro pentatonique.
D'après le mythe, c'est la résonance de la cloche divine, identique à la clochette des prêtres, qui a légué l'échelle heptatonique. Les musiques qui en sont nées sont appelées musiques de Semara Ratih. L'union de l'Amour à la fiancée Lune.

Un étrange dessin représente le système sous forme de clochette de prêtre, avec :
en haut de la poignée, Windu, l'astre lunaire
de part et d'autre, Semara et Ratih, le dieu Amour et la déesse Lune
comme tige, trois répertoires musicaux, dont le premier serait celui du métallophone gèndèr à lames suspendues, qui accompagne la littérature,
formant le corps de la cloche, la superposition de 4, 5 et 7 boules (avec des motifs symétriques autour du centre), nombre de notes respectif des échelles slèndro tétratonique, pélog pentatonique et pélog heptatonique,
comme battant de la cloche, le son Ndung (note U).


Un autre schéma, consacré aux musiques à gong, reproduit une figure de forme approchante du précédent, avec
en haut, GONG
de part et d'autre, Go et gong,
avec un commentaire : le gong, nommé guwung (ailleurs, gunung = montagne) est les trois royaumes divins, de Wisnu, Siwa et Brahma
à l'aplomb du GONG, en dessous, le kempul, avec un commentaire qui dit que le kempul assemble tout ce qui est pur, sacré, appelé l'Ame.
puis trois répertoires musicaux :
- à gauche (couchant), Asmarandana (Amour, une poésie chantée javano-balinaise et une pièce de Lelambatan, musique "lente" pour les dieux, en pélog pentatonique, pour gamelan à gong);
- au centre, Wiranata (danse guerrière),
- à droite (levant), Galang Kangin, "le soleil levant", nom de la pièce de Lelambatan jouée en premier dans les rituels)
puis les trois répertoires respectivement associés aux trois tempéraments qui dominent les créatures : Tamah l'aveuglement, Rajah le désir, Sattwa le bien, l'esprit éclairé,
en bas, à l'aplomb du GONG, Tabuh, la musique de gamelan, avec un commentaire qui dit en substance que c'est la mesure (irama) qui gouverne



Panji et l'ésotérisme de la forge
Dans la forge javanaise, là où sont faits les gongs, le maître forgeron porte le titre de Panji Sepuh, comme le roi de Jenggala. Son second est Panji Nem ou Panji Anom, nom du demi-frère de Panji. Ses assistants portent tous des noms des proches de Panji, dont celui de Kartala, que l'on retrouve dans le théâtre, comme un Panji violent à Java, et surtout comme valet de Panji à Bali.
Sepuh figure en ancien javanais sous deux sens : "doyen" et "trempé" comme le métal (eau et feu alternés). Si il y a conjonction des deux sens (ce qui n'est pas prouvé), on pourrait faire l'hypothèse d'une initiation rituelle du maître forgeron, en relation au mythe de Panji et du royaume de Jenggala. On ne serait pas loin de l'univers de la Flûte Enchantée...



Dualité
Tous les éléments rassemblés jusqu'ici conduisent à envisager l'hypothèse de deux univers, à la fois mystiques et artistiques, complémentaires dans la symbolique.
 
Musiques "du grand bourdon" Musiques de la clochette
musiques à gong musiques à kempul
pentatonisme heptatonisme
dieux cosmogoniques indiens souverains javanais et javano-balinais
musique architecture musique littérature
espace-temps cosmique temps terrestre
permanence mouvement en avant
être paraître
immanence transcendance
abstraction passions
colotomie génératrice mélodie génératrice
Structure concentrique Forme linéaire


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